Chapitre 22
– Qu'est-ce qu'on fait là ? a gémi Bryan en levant les yeux vers le ciel où des cimes tentaculaires s'entremêlaient à des cordes.
– Je me suis inspirée de l'expérience de l'attribution erronée, ai-je expliqué avec fierté. Selon cette expérience, deux personnes qui traversent un pont dangereux suspendu dans le vide sont plus susceptibles de tomber amoureuses à leur arrivée. Partager la même frayeur rapproche les gens.
– Donc on va se casser une jambe pour que ta meilleure amie apprécie ton mec ?
– Personne ne va se casser une jambe. On va juste faire de l'accrobranche. C'est parfaitement sécurisé. On va s'arranger pour qu'Irlanda soit derrière Laslo, comme ça son cerveau lui associera les sensations fortes qu'elle éprouve.
– T'as pas peur qu'elle en tombe amoureuse ? Si ton expérience est véridique...
– Non, elle ressentira juste une connexion... Enfin, j'espère.
Il me faisait douter tout à coup. J'aurais peut-être dû lire l'enquête plus en détails. D'ailleurs, je me rappelais maintenant qu'en cas de situation extrêmement terrifiante, l'effet s'inversait : on se mettait à détester les gens qui nous accompagnaient. Il n'y avait plus qu'à espérer qu'Irlanda n'ait pas trop le vertige.
– De toute façon, je serai devant Laslo, donc quoi qu'elle éprouve, ce ne sera pas réciproque.
– Et moi je serai où ?
– Tu as le choix. Soit derrière le moniteur qui sera en tête de file, soit derrière Irlanda.
– Je prends le moniteur. Aucune envie de me retrouver derrière Irlanda qui va tomber amoureuse de Laslo qui va tomber amoureux de toi.
J'ai grimacé. Je n'avais pas envisagé que l'expérience puisse aussi impacter Laslo. D'un autre côté, c'était impossible de tomber amoureux en un jour, non ? On se sentirait juste un peu plus proches les uns des autres à la fin de cette journée. C'était l'idée. Pour la vérifier, il ne restait plus qu'à attendre qu'Irlanda termine sa journée de formation et que Laslo s'éclipse du magasin de ses parents.
Au stand d'accueil, nous avons fait la connaissance du moniteur, un brun assez mignon avec un corps athlétique moulé dans une tenue bleue marine et un accent étranger. Il nous a détaillé les différents parcours, nous laissant le choix entre deux systèmes de sécurité : la ligne de vie absolue, garantissant zéro chute, parfaite pour les enfants, ou les mousquetons intelligents. Même si Bryan était pour le premier système, je ne voulais pas éliminer le facteur « peur » de l'équation et j'ai préféré opter pour un parcours de difficulté moyenne. Le moniteur nous a remis une brochure, tout en nous informant que si nous le désirions, nous pouvions passer la nuit dans des chalets en rondins comme de vrais Robinson Crusoé.
– Oh, mais c'est génial, ça ! me suis-je enflammée.
Bryan m'a jeté un regard de travers, visiblement moins emballé que moi. Je me suis empressée de demander les prix, puis d'envoyer un message à Laslo et Irlanda pour qu'ils prennent leurs affaires pour dormir.
– Ne compte pas sur moi pour dormir ici, m'a prévenue Bryan dès que nous sommes sortis.
– Fais comme tu veux. Si tu préfères laisser Irlanda toute seule dans la forêt avec le moniteur canon qui rodera toute la nuit pour vérifier qu'elle ne s'est pas fait attaquée par un sanglier, libre à toi.
Il m'a adressé un regard qui semblait signifier : « T'es vraiment tordue. » Je lui ai décoché un petit sourire innocent pour répliquer : « Je n'y peux rien si ce moniteur ressemble à un mannequin Calvin Klein. »
– Bon, OK, dis à Irlanda de m'apporter une brosse à dent et une tenue pour dormir.
– Chemise de nuit ou pyjama ?
– Ce n'est pas parce que j'aime porter des robes que je dors en chemise de nuit ! s'est-il indigné. Un tee-shirt propre fera l'affaire. Je dormirai en caleçon.
– Oh la la, ça va être torride, l'ai-je taquiné.
– Torride ? À mon avis, on n'a pas la même définition de ce mot. Je parie qu'il n'y a même pas de toilettes.
Je me suis rendu compte que j'avais oublié de poser des questions pour éclaircir ce genre de détails pratiques. Je m'étais peut-être un peu vite emballée. Mais dès que j'avais entendu « feu de camp », je nous avais tout de suite imaginés en train de faire griller des marshmallows dans une ambiance conviviale. Maintenant je nous imaginais plutôt transis de froid en train d'essayer de créer du feu en mode « atelier de survie ».
– Bon, écoute, on décidera à la fin de l'activité si la forêt nous appelle ou pas, ai-je dit en posant ma main sur un arbre. Tu savais que certaines personnes se marient avec des arbres ?
– Sérieux ?
– Dans certains villages, on considère que ça porte chance. Dans d'autres régions, c'est plutôt un acte militant pour lutter contre la déforestation.
– Ça pourrait être une solution pour toi. (Il a donné un petit coup comme pour tester la solidité de l'écorce.) À moins de prendre une tronçonneuse, tu ne pourras jamais atteindre son cœur. Par contre pour le voyage de noces, tu ne risques pas de partir bien loin.
J'ai rigolé avant de caresser le tronc :
– Ne vexe pas mon futur mari, s'il te plaît.
– Niveau câlin, tu risques aussi d'être frustrée.
– En fait, il paraît que faire un câlin à un arbre ou à un humain, c'est un peu pareil. Ça procure le même bien-être. Et l'avantage, c'est que l'arbre ne te repoussera jamais.
Bryan s'est approché, la mine dubitative, et a enserré le tronc. Au bout de deux secondes, il s'est reculé en secouant la tête.
– Désolé, mais je ne perçois aucune similitude.
– Tu ne te sens pas un peu plus relaxé ? ai-je insisté tout en pensant au théorème de Thomas : « Si les gens sont convaincus de quelque chose, cela a des conséquences. »
Il n'a pas eu une seconde d'hésitation.
– Non, ça ne m'a fait aucun effet. J'espère que ta théorie sur les ponts dangereux s'appuie sur des preuves plus solides.
Derrière nous, une voiture a freiné, faisant s'envoler quelques feuilles mortes.
– On ne va pas tarder à le savoir, ai-je dit en voyant Irlanda sortir de la voiture, vêtue d'un sarouel ethnique.
Quelques minutes plus tard, Laslo est apparu avec un pantalon camouflage et un sweat à capuche. Il avait une dégaine incroyable. À chaque fois, il me faisait le même effet que la première fois.
– Tu ne m'avais pas dit que c'était une bombe atomique, a soufflé Bryan.
– Je gardais la meilleure surprise pour la fin, ai-je répondu avec un sourire satisfait.
Après avoir enfilé nos casques et nos baudriers, nous avons commencé par faire de l'escalade pour atteindre une petite plate-forme où il s'agissait de traverser un filet de singe. Un jeu d'enfant. Pareil pour le second obstacle, une sorte de skate-board céleste. Ce n'est qu'au quatrième obstacle que je me suis rendu compte que nous nous étions sérieusement éloignés du sol. Moi qui voulais réitérer l'expérience du point dangereux, j'étais servie. Devant moi s'étendaient des lattes de bois qui semblaient léviter dans le vide.
Le moniteur a tourné la tête vers nous et, avec un grand sourire, a déclaré :
– Foussile.
Bryan et moi, on s'est regardé, tentant de décrypter ce qu'il avait voulu dire.
– Faut être fous pour traverser, a suggéré Bryan.
– Non, je crois qu'il te fait un compliment sur tes faux cils, ai-je répliqué, même si ça paraissait peu probable.
Le moniteur a secoué la tête, répétant une nouvelle fois « Foussile », puis il s'est élancé vers les planches comme si c'était un singe qui avait passé toute sa vie dans les arbres. On l'a regardé comme deux ronds de flan.
– Facile, a murmuré Laslo derrière moi. Je crois qu'il voulait dire que c'était facile.
– Parle pour toi, a rétorqué Bryan. Je n'ai pas des jambes aussi longues que les tiennes. Et puis j'ai oublié de vous dire que j'étais myope. Impossible de voir où je mets les pieds. À coup sûr je vais m'enfoncer dans le vide. Vous feriez mieux de passer avant moi.
– On ne peut pas décrocher nos mousquetons. Ce serait trop dangereux. C'est à toi d'y aller.
Je l'ai poussé légèrement en avant, ce qui l'a fait hurler. Il m'a poussée légèrement en arrière, ce qui a fait hurler les autres. On était tous blottis comme des sardines sur la plateforme. C'est sûr que ça créait une certaine proximité.
– Tes pieds sont à un mètre cinquante de ton nez. C'est impossible de ne pas les voir. Allez, vas-y.
– C'est foussile, a ajouté Laslo.
– Tu devrais essayer la marche du chameau, a conseillé Irlanda.
Je ne sais pas ce que ça signifiait, mais Bryan a fini par mettre un pied sur la première planche.
– C'est pas stable du tout. À mon avis, il voulait dire qu'on allait retrouver mon fossile tout en bas.
Il a tout de même décollé son second pied, s'accrochant fermement aux deux cordes qui servaient de rampes. Devant nous, le moniteur s'impatientait avec indulgence.
– Un conseil, ai-je glissé. Ne regarde surtout pas en bas.
Bryan a progressé tant bien que mal, poussant de temps à autre un petit cri quand le pont se mettait à bouger. On aurait dit un oisillon perdu parmi les branches. Quand il a mis un pied sur la plateforme où se trouvait le moniteur, il s'est penché pour nous faire une révérence et a hurlé « Foussile ».
Mon tour était venu. J'étais persuadée de bien mieux me débrouiller. Mais dès que j'ai rejoint la première planche, j'ai compris le challenge. On se serait cru sur des sables mouvants. Des sables mouvants suspendus à six mètres du sol. C'était un peu comme si le vide tentait de vous jouer un mauvais tour. Néanmoins, j'étais trop consciente que Laslo me regardait. Je ne voulais pas lui montrer la moindre faiblesse. Alors j'ai avancé avec une fausse assurance. Je pouvais presque voir l'image que je lui renvoyais. Je n'étais plus vraiment dans mon corps. J'observais ma propre performance, comme si mon esprit était déjà posé sur la plateforme et attendait que je le rejoigne.
Arrivée à destination, lorsque je me suis retournée, Laslo me regardait exactement comme je l'avais espéré. Avec respect et admiration.
– Foussile, lui ai-je jeté comme un défi.
Et là, je ne sais pas ce qui lui est passé par l'esprit, mais Laslo s'est avancé d'un pas conquérant, puis a traversé à vive allure comme s'il se prenait pour Moogli, avalant les planches en un temps record. C'est à peine si j'ai eu le temps de voir le pont trembler.
– Avoue, tu avais déjà fait de l'accrobranche avant.
– Pas du tout.
Il a déposé un baiser sur mon front, tout en me murmurant : « Tu ne peux pas être la meilleure en tout. »
Encouragée par nos performances, Irlanda s'est élancée comme si le vide était son ami. Au bout de trois pas, son pied a ripé et tout son corps a basculé en arrière. Elle s'est rattrapée in extrémis au câble. J'ai retenu mon souffle. Même si je savais qu'elle ne risquait rien, la voir suspendue dans le vide comme un paresseux me faisait mal au cœur.
– Qu'est-ce que je fais ? a-t-elle gémi, la voix pleine de détresse.
Je me sentais impuissante à l'aider. Aucun de ses pieds ne touchait les planches et ses deux mains étaient cramponnées à la corde, faisant pencher le pont d'un côté. Le moniteur, en revanche, paraissait très serein.
– Ne pouniquez pas, a-t-il recommandé avec son accent improbable.
– Il faut que tu recules ton pied, a lancé Laslo, plus pragmatique. La planche est juste derrière toi.
Irlanda a bougé son pied.
– Je la trouve pas ! a-t-elle crié, de plus en plus stressée.
– Elle est à quatre centimètres de tes pieds. Essaie encore.
C'était faux. La planche était bien plus loin. Mais persuadée qu'elle pouvait y arriver, Irlanda a tâtonné jusqu'à trouver un repère stable.
– Essaie de te redresser de profil d'abord, puis attrape l'autre corde.
Après quelques essais infructueux, Irlanda est parvenue à se remettre debout. Puis elle a progressé à petits pas prudents jusqu'à nous, le visage blême. Laslo lui a tendu la main pour l'aider à monter sur la plateforme. Je priais pour qu'Irlanda, dans un accès de panique, ne le traite pas de détritus.
– Merci, a-t-elle lâché d'une petite voix serrée.
On a enchaîné avec une tyrolienne de trente mètres de long qui s'est avérée une expérience relaxante en comparaison. Néanmoins Irlanda ne prononçait plus un seul mot. Je me suis demandé si on était plus proche d'une petite frayeur susceptible de tisser un lien profond ou d'une peur insurmontable qui la ferait nous haïr à jamais.
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