Chapitre 18

J'étais en train de répéter ma chorégraphie des mains face au miroir lorsqu'Irlanda a frappé à la porte.

– Qu'est-ce que tu en penses ? a-t-elle demandé en faisant quelques pas pour que je puisse évaluer sa tenue.

Elle portait un legging imitation cuir et un paréo assez basique auquel elle avait superposé une ceinture avec des chaînes de perles en bois et des lunes métalliques qui lui donnait un air de Xena la guerrière. Son maquillage dans les tons brun fumé accentuait ce côté sauvage.

– Il va adorer.

– Je voulais le surprendre un peu.

J'ai failli répliquer que c'était probablement elle qui allait être surprise. Mais après tout je ne savais pas comment Bryan allait s'habiller. C'est moi qui lui avais suggéré d'inviter Irlanda au cinéma ce soir – il n'avait pas été très difficile à convaincre. Indépendamment du fait que je souhaitais le bonheur de mon amie, je voulais aussi qu'elle évacue l'immeuble pour me laisser le champ libre.

– Au fait, pourquoi tu es sur ton trente-et-un toi aussi ? a-t-elle demandé d'un air suspicieux.

– Oh ça... (J'ai tiré sur ma petite robe décolletée comme si c'était une vulgaire chemise de nuit.) J'avais chaud.

– Hum. Ça n'a aucun rapport avec le speed dating, dis-moi ?

– Comment voudrais-tu que j'y aille ? Tu n'as rien fait pour convaincre madame Henkle de m'accepter.

J'ai fait mine d'être déçue. Je ne pouvais pas lui dire la vérité, sinon elle s'empresserait d'aller dire à madame Henkle que je ne parlais ni la langue des signes ni la langue de l'amour, ce qui faisait deux bonnes raisons de m'exclure. Heureusement que je n'avais pas encore entamé l'étape du maquillage et que mes cheveux étaient attachés n'importe comment, ce qui rendait mon mensonge tout à fait plausible.

– Tu devrais surveiller ta température, a-t-elle conseillé en touchant le gros collier qui se balançait par-dessus son pull. Il ne fait pas si chaud que ça.

– T'inquiète pas pour moi. Passe une bonne soirée.

Elle a jeté un regard à la pièce comme si elle cherchait quelque chose. J'ai regardé la porte d'entrée en espérant qu'elle n'allait pas s'attarder. J'avais encore besoin de temps pour peaufiner ma mise en beauté.

– Ça fait longtemps que je n'ai pas eu de rencard, a-t-elle murmuré et elle a soudain paru vulnérable, malgré sa tenue de guerrière.

– Tu n'es pas obligée d'envisager ça comme un rencard.

– Comment veux-tu que je l'envisage ? Il m'a invitée au ciné un samedi soir.

– Euh... Ouais, bon, d'accord, t'as raison. Ça ressemble à un rencard. Mais tu n'as qu'à t'asseoir et regarder le film. Ça représente beaucoup moins d'efforts que les chorégraphies que tu réalises. En plus, tu l'as déjà embrassé. Et tu sais déjà qu'il n'y a aucun souci de ce côté-là, donc ton rencard va se dérouler comme de la pâte à tarte.

Je n'étais pas certaine de ce que j'avançais ; ça pouvait aussi partir en boudin si Bryan débarquait en fille et qu'Irlanda faisait une crise cardiaque. Mais un sourire est venu détendre ses traits et je n'ai pas eu le courage ni l'envie de l'effacer.

– Bon, ben, bonne soirée, a-t-elle fini par conclure.

– Oui, je vais sûrement me coucher tôt.

– Bonne idée.

Lorsque la porte de l'immeuble a claqué, je me suis sentie tel un petit papillon qu'on viendrait de lâcher au milieu d'un champ de tournesols. Libre de butiner ce qui me plairait.

Une demi-heure plus tard, madame Henkle m'a remis la précieuse fiche qui me permettrait de choisir les garçons avec qui le feeling était passé. Je me suis dirigée vers une table sur laquelle étaient disposés un petit bouquet de fleurs couleur lavande et un sablier. Il y avait huit tables au total ; seules des filles y étaient installées. Les garçons, eux, attendaient sagement, agglutinés en rang d'oignons contre le mur. Rien que pour ça, je ne regrettais pas d'être venue.

Mon souffle s'est coupé lorsque mon gladiateur romain a franchi la porte pour se faufiler parmi les prétendants. Il était encore plus séduisant que dans mon souvenir, même s'il n'avait fait aucun effort vestimentaire. Il portait un tee-shirt gris, contrairement aux autres qui arboraient tous une chemise. Ses cheveux formaient un désordre obscur au-dessus de sa tête, telle une auréole de mauvais garçon. En une seconde, il venait d'allumer tous les interrupteurs secrets de mon corps. J'ai regardé autour de moi pour évaluer la concurrence. Certaines filles étaient très jolies, mais j'étais probablement la plus déterminée.

Madame Henkle nous a résumé les règles du speed dating. Je n'ai évidemment rien compris, hormis que nous devions renverser le sablier puisqu'elle s'est emparée du mien pour nous en faire la démonstration. Malgré mon déficit en langues des signes, j'étais plutôt confiante. J'avais visionné sa chorégraphie des mains tellement de fois que je la connaissais sur le bout des doigts. De toute façon, vu mon décolleté, il y avait fort à parier que mon interlocuteur ne garderait pas son attention focalisée sur mes mains très longtemps.

Madame Henkle a levé trois doigts en l'air puis les a repliés les uns après les autres. J'imagine que cela faisait office de coup d'envoi, puisque les garçons se sont aussitôt dispersés, choisissant une table au hasard... ou pas.

Le plus beau tournesol du champ s'est assis juste en face de moi. Ses cils étaient épais comme deux soleils noirs. Il a tendu la main vers le sablier pour le renverser, car j'avais totalement oublié de le faire. J'ai passé les premières secondes à admirer les différentes nuances de vert et de brun qui se mélangeaient dans ses yeux jusqu'à ce qu'une nuance d'impatience s'y installe. Il m'a demandé quelque chose avec ses mains. Enfin, j'ai deviné, à son expression, qu'il s'agissait d'une question.

Je me suis empressée de me présenter en moulinant des mains. Au bout de deux secondes, il a éclaté de rire. Ce n'était pas du tout la réaction escomptée. Il s'est emparé du verre d'eau en face de lui et l'a tendu vers moi comme s'il voulait me le renverser sur la tête.

– Hé ! Qu'est-ce que tu fais ?

J'aurais peut-être dû me renseigner sur la santé mentale des élèves de madame Henkle. Peut-être qu'ils apprenaient la langue des signes parce qu'ils avaient un problème pour communiquer de façon normale avec les gens.

– Tu m'as demandé de t'arroser.

– Pas du tout. Je viens de te dire mon prénom.

– Tu t'appelles plante verte ?

– Pardon ?

– Tu viens de dire : « Je suis une plante verte. Voulez-vous bien m'arroser ? »

– Sérieusement ?

Il a hoché la tête avec un sourire non dissimulé. Je ne savais pas ce qui me surprenait le plus. Qu'il n'ait aucun problème d'élocution ou que madame Henkle m'ait faire dire une chose aussi stupide.

– J'ai l'impression que tu m'entends super bien.

– C'est normal, je ne suis pas sourd. J'accompagne ma sœur. C'est moi qui l'ai inscrite. Et madame Henkle m'a proposé de participer. J'imagine qu'elle me considère comme un bon parti.

À cet instant, madame Henkle a débarqué devant notre table en agitant les mains avec une expression contrariée sur le visage. J'ai dû me retenir de lui répondre en lui montrant mon majeur.

– Qu'est-ce qu'elle dit ?

– Qu'on doit arrêter de parler. C'est la règle de ce speed dating.

Il a formé un rond avec ses doigts pour dire OK à madame Henkle, puis il a poursuivi la conversation en silence. J'ai eu tout le loisir d'observer ses mains et d'imaginer moult scénarios les impliquant. Néanmoins au bout d'un moment j'ai secoué la tête pour lui signifier que je ne pigeais rien. Il a pris ma main et s'est mis à tracer des lettres sur ma paume, mais ce contact m'a tellement perturbée que, quand le dernier grain de sable est tombé, je n'avais aucune idée de ce qu'il avait bien pu écrire. Une chose était sûre, il souriait et ce sourire était plus éloquent que tout le reste. À regret, je l'ai laissé s'éloigner avant d'inscrire un grand oui sur ma fiche.

Le deuxième candidat avait les cheveux blond vénitien et le regard bleu azur. Il était plutôt séduisant. Il m'a saluée par un baiser que je lui ai aussitôt retourné.

– J'espère que tu sais lire sur les lèvres, ai-je annoncé en essayant de ne pas parler trop fort.

Il a acquiescé.

– Je m'appelle Elsa, j'ai dix-neuf ans. Je fais un bachelier en sciences humaines.

– Taisez-vous !

Cette fois, madame Henkle avait parlé à voix haute, brisant sa propre règle.

– Mais enfin, qu'est-ce que ça peut faire ? Personne ne m'entend !

Le garçon devant moi a rigolé, preuve qu'il m'avait bien entendue. Il était probablement malentendant, pas sourd profond.

– Si vous ne communiquez pas en langue des signes, vous n'avez rien à faire ici.

Je me suis retenue de lui rétorquer que si elle m'avait appris des phrases valables, j'aurais pu me présenter en toute discrétion. Mais j'étais à peu près sûre que si je prononçais encore un seul mot, elle m'éjecterait de la salle. J'ai donc décidé d'articuler mes phrases en silence, ce qui s'est avéré totalement inefficace. Mon partenaire n'était pas devin, il avait besoin d'entendre ne serait-ce qu'un souffle de voix pour me comprendre. Il a tenté de prendre la conversation en mains – c'est le cas de le dire –, ce qui a conduit à un échec tout aussi cuisant. Au bout de trois minutes, il s'est mis à regarder autour de lui comme s'il avait hâte de passer à la table suivante.

Il restait six garçons.

Six fois huit minutes. Soit quarante-huit minutes. Moi qui avait cru que j'allais m'amuser, ça a été les quarante-huit minutes les plus embarrassantes de ma vie. J'ai offert à chacun une fleur du bouquet artificiel pour me faire pardonner mon silence absolu. Je crois que certains y ont vu un signe de timidité, car ça ne les a pas empêchés de me faire la conversation tout en m'adressant un regard compatissant. L'un est même parvenu à me faire rire, me faisant prendre conscience qu'il existait bien d'autres langages comme celui du corps et des regards. J'ai tracé un oui à côté de son nom, tout en doutant qu'il ferait de même. Irlanda avait probablement raison. Je n'avais pas vraiment ma place ici. Je ne pouvais pas apprendre à connaître quelqu'un si j'étais incapable de communiquer avec lui. Si l'on me choisissait, ce serait uniquement pour mon physique, ce qui n'avait rien de très gratifiant. De mon côté, il est vrai que je me basais beaucoup sur le physique pour jeter mon dévolu sur un garçon. Mais c'est parce que je savais par expérience que les beaux garçons ont le cœur plus coriace, sont moins susceptibles de s'enflammer. Peut-être parce qu'ils savent qu'une horde de fille fera la file pour les consoler si jamais la relation tourne court.

Je craquais toujours pour le même genre de garçon : grand, d'une beauté arrogante, aux cheveux pas trop courts, au regard pas trop clair, car j'aimais les plongées en eaux troubles. Leur beauté était une source de motivation, car quand vous n'avez pas l'intention de tomber amoureuse, il faut bien trouver autre chose qui vous donne envie d'entretenir la relation. Bien sûr, avec le temps, j'apprenais à les connaître, à les apprécier et je développais un certain attachement pour eux. Comme on s'attache à l'arbre qu'on croise sur notre chemin tous les jours, au présentateur de notre émission radio préférée, à tout repère familier. Mais l'arbre peut bien être abattu, le présentateur être remplacé, ce ne sera pas la fin du monde.

Enfin, mon supplice a pris fin. J'ai rendu ma fiche à madame Henkle où ne figuraient que deux oui. Elle allait comparer les fiches avant de divulguer les coordonnées de ceux qui s'étaient choisis mutuellement.

Madame Henkle nous a gratifiés d'un long discours en langue des signes, totalement inaudible pour moi. Suite à quoi, tout le monde s'est dirigé vers la sortie. Apparemment ce n'était pas ce soir qu'elle mettrait fin au suspense. J'allais probablement recevoir un mail dans les jours prochains. La patience n'avait jamais été mon fort, mais tant pis. Il fallait jouer le jeu jusqu'au bout. Le garçon aux cheveux noirs m'a décoché un sourire avant de s'évaporer. Quelle frustration de ne pas pouvoir échanger un seul mot alors que tout était clair entre nous !

Toute la nuit, j'ai tenté d'éteindre les petits interrupteurs qu'il avait allumés. En vain.

Je n'étais pas dupe. Il n'avait probablement rien d'exceptionnel. Tout cela, c'était juste l'utopie des débuts.


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