Chapitre 15

Une multitude de citrouilles jalonnait le chemin, éclairant de leur sourire édenté l'allée de graviers menant jusqu'à la salle des fêtes. J'avais réussi à convaincre Irlanda de m'accompagner, arguant que je voulais lui montrer le fruit de mon travail. J'espérais surtout qu'elle retrouverait un peu d'insouciance l'espace d'une soirée. Je me souvenais de l'époque où c'était elle qui insistait pour me traîner à ce genre de fête. Elle aimait tellement danser. Maintenant la danse était devenue son métier et avait perdu ce côté frivole, léger.

– Désolée de te décevoir, mais ça ressemble vraiment à Halloween, a-t-elle commenté alors que nous venions d'arriver face à la table où on payait les entrées.

En tant que membre du comité, j'avais un accès gratuit. J'ai montré mon bracelet V.I.P. tandis qu'Irlanda sortait un billet de cinq euros.

– Pas de déguisement, a tranché le garçon derrière la table en désignant son paréo.

– Ce n'est pas un déguisement ! s'est-elle indignée.

– Ça m'en a tout l'air, a-t-il dit d'un air sceptique en toisant le tissu violet parsemé de fil d'or et de piécettes étincelantes.

– Alors il suffit d'avoir un peu de style pour paraître déguisée ?

– Il est important que les gens comprennent qu'on ne fête pas Halloween.

– Pourtant il y a des citrouilles partout. Elle porte une citrouille d'Halloween dans les mains, s'est-elle insurgée en me pointant du doigt. Et vous l'avez laissée passer !

– Ce n'est pas une citrouille d'Halloween. C'est un navet samainique, a-t-il corrigé.

– Eh bien, si cette chose est un navet, ceci est une écharpe, a-t-elle dit en détachant son paréo pour le glisser autour de ses épaules. Vous avez un problème avec les écharpes ?

Derrière nous, les gens commençaient à s'impatienter. Le garçon a encaissé le billet d'Irlanda avant de lui tendre son ticket en déclarant d'un ton forcé :

– Bon Samain !

– Merci.

Sitôt rentrée, Irlanda s'est empressée de renouer son paréo autour de ses hanches. Nous étions parmi les premières arrivées. Afin d'éviter les bousculades et les incompréhensions, le comité avait décidé que la salle resterait éclairée le temps d'accueillir les participants. Une fois la porte refermée, on procéderait à l'extinction des feux. Au bout d'une heure, les membres du comité commenceraient à allumer des citrouilles pour créer la sensation que la vie revenait progressivement. C'est la raison pour laquelle je portais ce légume encombrant ainsi qu'un briquet glissé dans ma poche.

– Tu veux un verre ? a proposé Irlanda en se dirigeant vers le buffet où des saladiers de chips reposaient sur de fausses peaux d'ours.

– Non merci. J'ai déjà les bras assez chargés.

– Vous avez de l'alcool ? a-t-elle demandé.

– Hydromel ou cervoise, a répondu le serveur en désignant deux chaudrons.

– Cervoise ? Qu'est-ce que c'est ? Du jus de cervelle ? Non, ne me dites pas ! Je vais prendre l'autre truc.

La salle commençait à se remplir. Les gens jetaient des coups d'œil autour d'eux pour admirer les lieux. On avait emprunté des décors de théâtre représentant une forêt de chênes sur lesquels on avait accroché de vraies branches de guis. Pour les Celtes, le monde des morts se situait sous les racines des arbres et non dans les cieux. Au milieu de la piste de danse se dressait le grand feu sacré. Deux panneaux de carton-pâte insérés dans des bûches. Certes, c'était moins chaleureux qu'un vrai feu, mais au moins les gens pourraient danser autour des flammes sans se brûler – c'est ainsi que Marine nous avait vendu l'idée. De toute façon, le comité ayant opté pour une fête en intérieur, on n'avait pas vraiment d'autre option.

– Extinction des lumières dans dix minutes ! a résonné une voix dans les haut-parleurs. Si vous avez besoin d'aller aux toilettes, c'est le moment.

Evidemment tout le monde a soudain ressenti un besoin pressant et s'est rué vers les sanitaires, entrainant la bousculade généralisée qu'on avait tentée d'éviter. Au bout de dix minutes, lorsque l'obscurité s'est installée, plusieurs protestations se sont élevées.

Heureusement Irlanda et moi étions sagement restées à notre place. Même si j'ai rapidement eu l'impression de ne plus savoir à quelle place nous étions.

– Qu'est-ce qu'on est censé faire pendant une heure dans le noir ? a-t-elle demandé.

J'ai failli répondre « prendre conscience de la mort », car c'était l'idée, mais je me suis ravisée.

– Savourer l'obscurité, ai-je proposé à la place.

– Quel concept ! Je crois que je préfère encore « les bonbons ou la rançon ».

Je percevais le son des breloques de son paréo qui donnait l'impression qu'elle se dandinait d'un pied sur l'autre.

– Cette boisson a un goût bizarre.

– C'est de l'hydromel.

– Le fait que ça ait un joli nom ne change rien au goût, a-t-elle rétorqué.

– Essaie un peu de te détendre.

– Désolée, mais je ne comprends toujours pas ce qu'on fait ici.

– On savoure l'obscurité, je viens de te le dire.

– Non mais sérieusement, pourquoi on est là ? Il y a un mec que tu trouves mignon dans les parages ?

– Tu veux dire à vue de nez ?

Elle a pouffé. J'avais enfin réussi à la faire rire. Même si je devais admettre qu'elle avait raison. La situation était assez inconfortable.

Au bout d'un certain temps, mon estomac a commencé à gargouiller.

– J'ai faim. Pas toi ?

– Je crois que les chips sont par là.

– Par où ?

– Attends, j'essaye de t'en attraper.

– Fais gaffe de ne rien renverser, ai-je grimacé en songeant au temps qu'il nous avait fallu pour préparer ce buffet.

– Beurk ! Je viens de mettre la main dans un truc gras et visqueux.

– Ça doit être le pâté des cieux.

– Tiens. Puisque j'ai déjà mis la main dedans, autant le manger.

Malheureusement elle a visé mon coude. Lorsque j'ai posté le toast à ma bouche, il ne restait plus qu'un bout de pain. Elle avait dû étaler tout le pâté sur mon bras. On aurait peut-être dû attendre la fin de l'heure sombre pour installer la nourriture.

– Alors ce pâté, tu m'expliques le rapport avec les cieux ?

– Dans la tradition, on faisait rôtir un porc sur une broche. Comme on ne pouvait pas faire ça, on s'est rabattu sur du pâté de campagne. Et pour que ça ne paraisse pas trop pathétique, on a décidé de le baptiser pâté des cieux.

– Et les chips, c'est quoi ? Des hosties samainiennes ?

– Non, juste des chips.

– Aucune cohérence !

– Il y a quelqu'un par ici ?

La voix venait de derrière. Ou de ma droite. Difficile à déterminer. Tout ce dont j'étais certaine, c'est qu'il s'agissait d'un garçon.

– Oui. On est là, ai-je répondu en agitant une main dans le vide, mais je ne suis pas parvenue à le localiser.

– Où ça là ?

– Là.

– Aucune cohérence, a grincé Irlanda.

La voix continuait de nous chercher, mais elle semblait constamment changer de direction.

– Quelqu'un vient de me donner un coup de pied dans les mollets ! a pesté Irlanda.

– Désolé, s'est excusée la voix. J'ai toujours peur de trébucher, alors je préfère tâter le terrain avec mes pieds.

– Remarquable, a-t-elle lâché. Moi je préfère rester statique. Comme ça je ne risque pas de blesser qui que ce soit.

– Je t'ai blessée ? s'est enquis le garçon.

Sa voix paraissait quelque peu désemparée.

– Non, pas vraiment.

Je pouvais à présent sentir une présence tout proche de nous.

– Je m'appelle Royan. Et toi ?

– Irlanda.

Apparemment il avait déjà oublié qu'on était deux. Je me suis demandé si je devais me manifester ou jouer les fantômes, ce qui n'était pas très difficile. Finalement j'ai décidé de les laisser en aparté.

– Oh, cool, alors tu dois bien connaître le Samain.

– Pourquoi ?

– Parce que c'est une fête irlandaise.

– Oui, et alors ? a relevé Irlanda, agacée.

– Ben, tu t'appelles Irlanda.

– Et quel est le rapport, s'il te plaît ? Je ne comprends pas ta question.

– Tu n'as pas des origines irlandaises ?

– Pas du tout.

Un silence est passé où je pouvais à la fois sentir les nerfs à vif d'Irlanda et la curiosité perplexe du garçon. Cela donnait à l'obscurité une sensation électrique. Comme lorsque deux pôles contraires s'affrontent. Malheureusement cela semblait totalement échapper à notre interlocuteur.

– Tu as été conçue en Irlande ?

– Absolument pas.

Si seulement il y avait eu de la lumière, j'aurais pu lancer un regard à ce garçon pour lui signifier qu'il valait mieux ne pas insister. Ou il aurait compris par lui-même face au visage d'Irlanda. Mais évidemment il ne pouvait pas voir la menace grandissante dans ses yeux. Ce qui l'a amené à poser la question fatale :

– Mais alors pourquoi tu t'appelles Irlanda ?

L'obscurité a paru sortir ses crocs. Des effluves d'alcool me sont montés aux narines. J'ai entendu le garçon reculer.

– Oups ! Je crois que quelqu'un a renversé son verre sur moi. Vous m'excusez ? Je vais faire un détour aux toilettes.

– Tu es sûr que tu vas parvenir à les trouver ? suis-je intervenue.

– Oui, j'ai mémorisé le chemin. Il suffit de longer le mur. Par là. Où par là. Ne vous inquiétez pas pour moi.

J'ai hésité à lui donner mon briquet pour qu'il puisse se repérer, mais le comité n'aurait sûrement pas approuvé.

– Bon débarras, a murmuré Irlanda, visiblement soulagée.

Une étrange satisfaction émanait de sa voix. Comme un sourire machiavélique.

– Attends, ne me dis pas que tu lui as jeté ton verre à la figure ?

– Je n'aimais pas tellement cet hydromel.

– Irlanda !

– Tu sais très bien que cette question m'insupporte.

– Oui, enfin, ce n'était pas une raison. Il tentait juste de faire la conversation.

– Il aurait pu trouver autre chose.

– Mais enfin, il fait noir ! Qu'est-ce que tu voulais qu'il te dise ? Il n'allait pas te glisser un compliment sur ta tenue ou tes cheveux.

– Je n'aime pas les garçons trop prévisibles. Je suis sûre que ce n'est pas une grande perte.

– Moi je trouve qu'il avait l'air sympa.

– Il avait l'air ? Si ça se trouve, il avait une tête de psychopathe et une calvitie précoce.

– Je chercherai un mec à la chemise tâchée quand ils auront rallumé. On parie combien qu'il était canon ?

– Euh, je ne sais pas... Je veux bien t'offrir trois verres d'hydromel si tu gagnes.

– Cet hydromel est infect, tu l'as dit toi-même.

– Ça réchauffe un peu, à défaut de danser. Bon, d'accord, qu'est-ce que tu veux ?

Cette fois, c'est mon sourire qui s'est imprimé dans l'obscurité.

– Que tu convainques madame Henkle de m'accepter à son speed dating.

J'ai perçu une onde d'hésitation se propager jusqu'à moi.

– Pourquoi est-ce que tu tiens tant à y participer ?

– Parce que j'ai besoin de me distraire depuis que je n'ai plus Mattéo.

– Tu te vois sortir avec un sourd ?

– Eh bien, il n'y aura pas forcément que des sourds. Mais pour répondre à ta question, je n'ai aucun préjugé en la matière. La qualité du silence entre deux personnes a toujours été un critère important pour moi.

Je l'ai entendue ricaner.

– Je ne plaisante pas. Et puis si la relation venait à mal tourner, je ferai tout pour qu'elle perdure le plus longtemps possible, mais dans le cas éventuel où... je n'aurai pas à craindre qu'il me harcèle par téléphone.

– Tu es incorrigible. D'accord, j'essayerai de soudoyer madame Henkle, mais uniquement si tu retrouves ce type et qu'il s'avère être objectivement irrésistible.

– Peu de personnes sont objectivement irrésistibles, ai-je souligné.

– Bon, d'accord, s'il me plaît, ça fera l'affaire. Je promets de ne pas prétendre qu'il est moche juste pour gagner. Mais si c'est moi qui gagne, je veux que tu donnes une seconde chance à Mattéo.

– Hors de question. Tu tiens vraiment à ce que je le fasse encore souffrir ?

Un petit silence hésitant s'est installé.

– Ouais, t'as raison. Alors je veux que tu fasses des efforts dans ta prochaine relation.

J'ai accepté. Vu qu'elle n'avait pas précisé quel genre d'efforts, cela ne m'engageait à rien.

– On se serre la main ?

Bizarrement, nos mains se sont trouvées instantanément. À croire qu'avec certaines personnes, l'obscurité n'était qu'un détail.

J'ai tout de même été soulagée lorsque la mélodie d'Ameno a envahi la salle. J'ai glissé ma main dans ma poche pour en sortir le briquet. Tout autour de nous, des points lumineux émergeaient, révélant les silhouettes. Une voix sortie des haut-parleurs nous a fait sursauter :

« Nous avons plongé dans l'obscurité comme la petite graine se tapit sous les feuilles tombées des arbres. »

J'ai reconnu la voix grave et chaleureuse de Bryan.

« Nous honorons nos ancêtres, ceux du sol, connus ou inconnus,

Nous honorons tout ce que nous sommes car nous faisons partie d'un grand cycle,

Nos prières montent dans l'obscurité,

Nous allumons des bougies pour nos bien-aimés,

Nous nous souvenons...

Souvenez-vous, souvenez-vous ...

Que la bénédiction des ancêtres soient sur vous et les vôtres,

Que la nouvelle année porte ses fruits dans votre vie,

Que vos souhaits accordés soit aussi nombreux que les graines dans une grenade,

Que le glissement dans l'obscurité vous apporte la lumière,

Que les souvenirs de ce qui a été vous gardent fort pour ce qui est à venir,

Que ce Samain transforme votre cœur, votre âme et votre esprit en terreau pour l'avenir.

Et que la fête commence ! »

Les néons ont grésillé avant d'irradier la pièce. Spontanément tout le monde s'est mis à applaudir.

– Ça valait le coup d'attendre, non ? ai-je glissé à Irlanda.

– Ça m'a donné des frissons. Mais ne compte pas sur moi pour revenir l'année prochaine. Une fois mais pas deux.

Une fois débarrassée de ma citrouille, j'ai enfin pu me servir à manger et à boire. Près de la forêt, des filles dansaient comme des tigresses qui auraient été maintenues trop longtemps en cage. Quelques garçons leur tournaient autour, essayant maladroitement de se faire remarquer. Même si le début avait été chaotique, cette soirée s'annonçait à présent sous les meilleurs auspices.

– Je crois que j'ai gagné le pari, ai-je annoncé d'un ton réjoui en tapotant l'épaule d'Irlanda. Chemise tâchée à l'horizon. Regarde, il est pas mal.

Je lui ai désigné un mec aux cheveux châtains savamment désordonnés qui portait une chemise à carreaux qui semblait avoir subi un léger incident.

– Tu ne trouves pas qu'il a un petit air de Ryan Gosling ?

– Ce mec ressemble autant à Ryan Gosling que ton pâté semble tombé des cieux. Désolée, mais c'est moi qui ai gagné.

– Salut.

Le pas-vraiment-sosie de Ryan Gosling venait d'arriver jusqu'à nous. Honnêtement il était loin d'être moche. Mais il était tout aussi loin d'être irrésistible. Il ne ressemblait pas du tout à l'image que je m'étais forgée de lui à partir de sa voix. Il était plus petit et semblait manquer d'assurance.

– Vous me conseillez quelque chose ? a-t-il demandé en toisant le buffet.

– Le pâté est très bon, ai-je répondu, même si à vrai dire je n'en savais rien, hormis que Marine avait dit qu'il fallait inciter les gens à dépasser leurs préjugés sur le pâté.

Il a préféré prendre une poignée de noix. Peut-être que j'aurais dû mentionner « pâté des cieux ».

– C'est un peu bizarre cette fête, vous ne trouvez pas ? Je crois que je préfère encore Halloween.

– Tu ne devrais pas dire ça. Elle fait partie du comité d'organisation, a mentionné Irlanda en me désignant.

– Je me suis contentée de suivre les instructions, me suis-je défendue en levant les mains.

– Comment vous vous appelez ?

– Oh, c'est pas vrai ! a pesté Irlanda, faisant trembler son paréo.

– J'ai dit quelque chose de mal ?

– C'est juste la deuxième fois que tu nous poses la question, ai-je répondu calmement. On s'est croisés un peu plus tôt dans la soirée. Quand il faisait encore noir.

Juste avant que ta chemise ne soit tachée.

– Désolé, je ne m'en souviens pas. En même temps, je ne vois pas comment je pourrais me souvenir de vos visages, a-t-il dit avant de rire à sa propre blague. Je m'appelle Royan. Je ne sais pas si je vous l'ai déjà dit.

– Moi, c'est Elsa, me suis-je présentée avant de jeter un regard à Irlanda pour l'encourager à faire de même.

Mais elle n'a pas bronché.

– Et elle, c'est Irlanda, ai-je annoncé prudemment.

Le regard du garçon s'est aussitôt illuminé. Un grand sourire a fendu son visage, le rendant plus mignon.

– Ah, oui, je me souviens de toi ! Tu n'as pas eu le temps de m'expliquer pourquoi tu t'appelais Irlanda.

Maintenant que les néons étaient allumés, il était impossible d'ignorer la contrariété que venait de susciter cette question. Les poings d'Irlanda étaient serrés. Ses yeux lançaient des éclairs.

– Demande donc à ce pâté pourquoi il s'appelle pâté des cieux !

J'ai vu l'incompréhension, la perplexité et un soupçon de « Elle est folle » se peindre sur le visage du garçon.

– Je crois qu'il faut qu'on y aille, me suis-je excusée auprès de Royan en empoignant Irlanda par le bras. N'hésite pas à gouter le pâté ! Il est vraiment très bon.

En chemin, nous avons croisé Bryan qui était vêtu d'un jeans slim et d'un tee-shirt coloré. Pour une fois, il ne portait pas de perruque. Ses cheveux étaient courts, bien dégagés sur les côtés et un peu plus longs sur le dessus. Il n'avait jamais eu l'air aussi masculin. S'il n'avait pas ouvert la bouche, je crois que je ne l'aurais pas reconnu :

– Cette heure m'a paru durer une éternité. Je ne savais pas qu'on pouvait éprouver autant de reconnaissance pour un néon.

– Je croyais que c'était le moment que tu attendais avec le plus d'impatience, lui ai-je rappellé. Histoire de ne pas se fier aux apparences et tout ça.

– Oui, a-t-il soupiré en se touchant le visage, dénué de fard. C'était avant que Marine me demande de me la jouer sobre pour ne pas induire les gens en erreur, comme si on pouvait croire que j'étais déguisé. Alors que c'est justement ça, a-t-il dit en se désignant de la tête aux pieds, qui les induits en erreur.

Il a soudain semblé remarquer mon amie.

– Comment est-ce que tu as réussi à entrer ? a-t-il dit en approchant sa main de la hanche d'Irlanda pour effleurer le tissu violet. Je croyais qu'on avait dit pas de déguisement...

Son ton paraissait plus admiratif que contrarié. Irlanda a rougi.

– Ce n'est pas un déguisement. J'enseigne la danse du ventre. Et je le porte toujours sur moi. C'est un peu comme une extension de mon âme.

– Oh, j'ai toujours eu un faible pour Shakira ! C'est un peu mon idole, s'est extasié Bryan.

– Tu pourrais venir assister à un de mes cours, si tu veux... a proposé Irlanda d'une voix intimidée.

Je lui ai jeté un regard interloqué.

– Vraiment ? Avec plaisir. Bon, je vais demander au D.J. qu'il prévoie un peu de Shakira pour que tu puisses nous montrer tes talents de danseuse. On se retrouve sur la piste ?

Elle a acquiescé mollement. Cette fois, le doute n'était plus possible. Irlanda était sous le charme.

– Ce mec est troublant, a-t-elle lâché subitement.

J'ai hésité à lui révéler que la première fois que j'avais vu Bryan, il portait une jupe et des cheveux longs. Mais je n'avais pas envie de l'empêcher de faire sa connaissance sous prétexte qu'il lui arrivait de ressembler à une fille. Pour une fois qu'elle avait des étoiles plein les yeux.

– Oui, troublant, je n'aurais pas dit mieux.

Après tout, Irlanda avait dit qu'elle n'aimait pas les garçons trop prévisibles. Avec Bryan, elle allait être servie. Il n'y avait plus qu'à prier pour qu'il ne lui demande pas pourquoi elle s'appelait Irlanda.

Vingt minutes plus tard, lorsque les premières notes d'Ojo Asis ont résonné, Irlanda s'est mise à onduler. Ses mains se sont élevées gracieusement tandis que son bassin traçait des cercles comme si elle dessinait la boucle de l'infini. Quand le rythme s'est accéléré, elle s'est lancée dans un shimmy des hanches effréné, faisant chanter les piécettes de son paréo. Les gens se sont écartés pour la regarder. Tout son bassin vibrait comme si son ventre était une caisse de résonnance qui absorbait la musique. Elle semblait en transe. Au refrain, Bryan l'a attrapée par la taille et ils ont dansé collés-serrés. Lui aussi avait le rythme dans la peau. Cela faisait longtemps que je n'avais plus vu Irlanda s'amuser autant. Un garçon qui dansait sans aucune gêne et sans qu'on ait besoin de le supplier, c'était le plus beau cadeau qu'on aurait pu lui faire. Néanmoins, je craignais que pour Bryan ce rapprochement n'ait pas la même signification que pour elle. De mon côté, je me déhanchais sans conviction, attirant l'un ou l'autre garçon qui s'éloignait sitôt qu'il comprenait que je n'étais pas intéressée. J'avais bien envie de trouver un remplaçant à Mattéo, mais personne ne m'inspirait ce soir.

Le DJ a enchaîné avec Hip's don't lie. Je me suis demandé combien de chansons de Shakira j'allais devoir supporter. Contrairement à ma meilleure amie, je n'avais aucun talent pour me trémousser. Irlanda continuait à aimanter tous les regards. Son corps épousait la musique. Son corps était la musique. Telle une charmeuse de serpents, ses hanches se déliaient de façon envoutante tandis que Bryan, les mains posées autour de son ventre, accompagnait chacun de ses mouvements. Subitement ils ont fondus l'un sur l'autre et se sont embrassés. Ça m'a fait bizarre les deux premières secondes, puis j'ai souri parce qu'ils étaient vraiment beaux à voir. Je ne m'étais pas trompée ; ils étaient faits pour s'entendre. Ils avaient tous les deux ce petit grain de folie et d'originalité.

Quand Irlanda a commencé à s'essouffler – ce qui était plus dû à ses baisers enflammés qu'à son déhanché, si vous voulez mon avis – elle m'a proposé d'aller faire un tour dehors.

– Ce mec embrasse comme il danse ! a-t-elle déclaré d'un air exalté alors que l'air nocturne nous rafraîchissait les joues.

– C'est-à-dire ?

– Comme un dieu et comme un animal, les deux en même temps. Tu vois ce que je veux dire ?

– Euh, je ne suis pas sûre. Tant qu'il n'embrasse pas comme une limace, c'est l'essentiel.

Deux filles étaient posées sur un banc, un verre à la main. Parmi elles, j'ai reconnu Louisa et son épaisse chevelure blonde.

– Sacrée soirée, hein ? a-t-elle lancé d'un air un peu éméché.

– À qui le dis-tu ! Je te présente Louisa, elle fait partie du comité, ai-je dit à l'intention d'Irlanda.

Je ne sais pas pourquoi j'ai cru bon de faire les présentations. À peine avais-je prononcé le prénom d'Irlanda que les deux filles se sont redressées, comme si je venais de divulguer une information palpitante.

– Tu as des origines celtes ? a demandé Louisa.

– Non.

– Tes parents se sont rencontrés en Irlande ? a enchainé Inès.

– Non plus.

Leurs yeux pépiaient « Mais alors pourquoi tu t'appelles Irlanda ? », mais l'attitude renfrognée de cette dernière semblait les dissuader de poser la question. Les filles sont plus douées pour déceler les questions malvenues. Contre toute attente, Irlanda s'est assise sur le banc et leur a expliqué :

– Je m'appelle Irlanda parce que la première fois que ma mère a embrassé mon père, il avait le coude posé sur une mappemonde, pile poil sur l'Irlande.

L'histoire était véridique, mais il était rare qu'Irlanda la raconte. En général, elle esquivait le sujet. Parce que les gens s'imaginaient toujours que c'était une blague et se mettaient à rire comme des hyènes.

– Oh, c'est trop romantique...

Irlanda a haussé les sourcils. Elle ne s'attendait pas à cette réaction.

– Je veux dire, c'est mignon qu'elle ait retenu ce détail, a précisé Louisa.

Irlanda a esquissé un sourire. Ça devait sûrement lui faire plaisir d'entendre ça. C'était des mots dont elle avait besoin. Des mots qui rendaient honneur à ses parents.

– Heureusement qu'il n'avait pas le coude posé sur la ville de Cucugnan.

– Ou sur le fleuve Titicaca, a surenchéri Inès.

Les deux filles se sont tordues de rire. De toute évidence, elles avaient bu trop d'hydromel et ne mesuraient pas l'enjeu de cette conversation.

– Ou sur la Baise.

– Ça existe, ça ?

– Oui, c'est une rivière.

– Jamais entendu parler. Par contre, je connais la rue Macouille.

– Oh la la, tu imagines s'il avait eu le coude posé sur la rue Macouille ?

Les filles sont parties dans un fou rire interminable. Irlanda les regardait, statique, regrettant probablement de leur avoir délivré cette anecdote intime. Je ne savais pas comment leur dire que ce n'était pas drôle du tout. Même si ça aurait pu l'être. Si seulement les parents d'Irlanda étaient encore là pour en rire eux aussi.

– Je rentre ! a décrété Irlanda en se dirigeant d'un pas déterminé vers l'allée de graviers où le sourire des citrouilles était éteint à présent.

– Je viens avec toi.

– Non, reste, a-t-elle dit en écartant mon bras qui tentait de la consoler. Tu l'as dit toi-même, tu as besoin de te distraire. Et moi j'ai juste besoin d'être seule.

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