- Je sais ! s'était exclamé Anatole. On pourrait peindre nos chaussures !
Je lui avais lancé un regard placé très haut sur l'échelle universelle du mépris.
- Du genre avec des dessins de tournesols à la Van Gogh ou des petits Totoro ?
Il avait hoché la tête, tout content.
- Oui !
- C'est nul.
- T'es sérieux ?
- Bah ouais, c'est un truc de bouseux de peindre ses chaussures.
- Mais au moins on en aura des uniques tu vois, personne ne pourra jamais retrouver une pareille paire de converse.
- Je suis certain qu'il y a environ des milliers d'autres ados comme toi qui ont déjà un Totoro peint sur leurs converses, lui avais-je avoué non sans dissimuler mon ton de monsieur-j'ai-toujours-raison.
- T'es naze, c'est grave stylé de peindre ses chaussures !
- Non c'est ringard, trouve quelque chose de mieux pour te rendre unique, Ô grand savant Anatole, j'avais répliqué pour clore le sujet.
Ça avait marché, il n'avait rien répondu. Il était revenu s'allonger sur mon lit, la tête tombant du matelas et les jambes adossées au mur. Assis en tailleur à côté de lui j'avais eu une vue admirable sur ses chaussettes à rayures trouées. Immonde.
Les vacances de Noël qui arrivaient à grands pas nous avaient rendus plus qu'impatients. Nous n'avions pas prévu de voyage chez mémé ou de départ au ski, nous allions rester confinés dans notre misérable petite ville durant deux longues semaines mais nous avions hâte quand même car cela allait nous permettre d'oublier le collège et toute la ribambelle de crétins qu'il rassemblait. Nous voulions élaborer un programme précis pour vaincre la théorie qui ramait depuis quelques semaines car au fond de nous, nous nous sentions un peu désespérés. Après la mystérieuse chute d'Anatole, nous avions réalisé une deuxième expérience consistant à tenter de créer un contact buccal entre deux autres paires de converses qui n'étaient pas les nôtres. Mais ça n'avait pas été concluant du tout, il n'y avait pas eu de coup de foudre. Nous comptions donc profiter des vacances pour passer aux choses sérieuses.
- Anatole, on va au parc ? avais-je proposé alors que nos pouces avaient commencé à sérieusement avoir envie de vomir à force de tourner faute de notre ennui.
- Ok.
Il s'était levé aussitôt et je l'avais suivi. Nous étions sortis de ma chambre dans laquelle nous passions désormais nos weekends. Car quitte à supporter le nouveau petit-ami de ma mère, qui avait élu domicile à l'appartement du vendredi 18h30 au dimanche 17h15, autant le faire à deux. Et qui de mieux aurait pu occuper cette fonction hormis mon misérable grand frère trop occupé à se rouler un joint ? Anatole Franklin. Fier comme un pou de pouvoir venir squatter ma console du samedi 9h45 au dimanche 17h45. Grâce à l'amant Fred, nous nous étions mis à s'ennuyer tous les weekends à deux, et c'était nettement plus sympathique.
Sortir de la chambre pour se rendre au parc n'avait rien de bien complexe, le pire était l'épreuve qui se trouvait après, au fin fond du salon, engloutie par le canapé : Julie Doinel accrochée, que dis-je, fusionnée à ce fier et détestable Fred Hubert. Rien que son nom sentait le radis pourri.
- Vous allez où les garçons ? nous avait questionné maman.
- Au parc, avais-je grogné en enfilant mes converses.
- Si vous voulez, je peux vous prêter mes rollers, nous avait proposéMonsieur l'amant Fred Hubert, l'imberbe au pull-over à carreaux et auxchaussettes cramoisies.
On aurait dit un sale mélange entre tonton André de soixante ans et le geek vendeur au magasin au coin de la rue ultra cool mais qu'on déteste tous quand même. Sûrement à cause de ses pompes. Des Adidas.
- Oh j'adore les roll-
- Ça ira, merci ! avais-je coupé Anatole sèchement avantd'attraper la manche de son manteau d'une main et mon skate del'autre. Je vais apprendre à Ani à glisser comme un dieu !
Puis nous étions sortis à toute vitesse, dévalant les quatre étages avec nos converses de guerriers.
- Tu vas vraiment m'apprendre à skater ? m'avait demandé Anilorsque nous étions enfin arrivés en terrain neutre dans la rue.
- Évidement ! Comme ça quand tu sauras bien en faire on pourraglisser jusqu'à la mer et aller se baigner. Ça sera pratique pour l'été.
- Oui, si je suis encore là cet été, m'avait-il répondu avec unpetit sourire.
Ses yeux avaient fui mon regard avec encore plus d'insistance qu'à l'accoutumée. J'avais froncé mes sourcils.
- Tu pars en vacances l'été ?
- Non, enfin c'est possible... J'aime pas trop prévoir à l'avance.
Il s'était mordu la lèvre et je m'étais mordu les deux joues en même temps pour m'empêcher de dire une connerie. Mais une autre avait profité de l'occasion pour sortir à la place :
- En tout cas je veux bien t'apprendre, mais promets-moi de ne pastomber en te blessant autant que la dernière fois. T'as vraimentdeux pieds gauches !
Nous étions entrés dans le parc plutôt silencieux pour un samedi après-midi. Anatole m'avait lancé un regard de travers. J'avais presque cru qu'il allait enfin se décider à cracher le morceau mais non, il s'était ravisé et m'avait lancé un nouveau sourire.
- Je serais prêt à tout pour que tu me colles un nouveau pansementde l'Âge de Glace !
J'avais ri et j'avais posé mon skate sur le goudron de l'allée du parc, prêt à enseigner à un des plus grands savants l'art de la glisse.
- A toi de jouer maestro, je l'avais alors taquiné. Montre-moi ce quetu as dans le ventre.
Il avait relevé son menton fièrement, s'était approché du skate, avait posé un pied dessus et m'avait répondu :
- À part les nems de ce midi, pas grand chose. Ça te dérangerait deme tenir la main ?
J'avais à nouveau souri et je lui avais prêté mon épaule pour qu'il s'y appuie.
L'initiation d'Anatole Franklin à l'art de la glisse n'avait pas été une chose aisée, et au bout d'une heure il n'avait réussi qu'une seule fois à monter sur le skate sans mon aide. Ça m'avait désespéré et j'avais vu tous mes plans skate-plage-baignade de cet été s'évaporer lentement dans mes désirs les moins réalisables. Quel drame. Alors j'avais proposé à Ani qu'on fasse ce que notre duo savait faire le mieux : lui debout sur le skate, cramponné à mes épaules, et moi le poussant par derrière. Cette fois-ci je m'étais mis à courir pour nous faire prendre de la vitesse, ça avait fait crier Anatole de tous ses poumons. J'avais adoré et lorsque je n'avais plus été en mesure de suivre le skate et sa vitesse j'avais lâché le rouquin et il avait continué à glisser tout seul, heureux comme un sambista au carnaval. Je l'avais regardé s'éloigner puis tomber lamentablement sur le bas-côté et dégringoler dans les iris du parc. J'avais souri, passer mon temps avec Anatole Franklin me rendait heureux.
L'entendant hurler à la mort au fond du fossé dans lequel il s'était écroulé, j'avais accouru pour venir le secourir. Il avait les quatre fers en l'air et les cheveux pleins de broussailles.
- Louuuuuu ! J'ai maaaaal. Ça brûleeeeeee ! avait-ilchouiné, toujours au fond de son trou.
- J'arrive, attends-moi une seconde, l'avais-je fait taire.
J'étais descendu dans le fossé avec lui mais au lieu de venir lui tendre ma main, j'avais trottiné pour aller récupérer mon pauvre petit skate qui s'était lui aussi pris un gros gadin. Par chance il n'avait pas eu une égratignure. Mon pauvre amour. Je ne me serais sans doute pas remis s'il lui était arrivé quelque chose de grave.
- Louuuuulouuuuu je me meurs ! avait hurlé une nouvelle foisAnatole.
Alors en honnête homme j'étais allé le hisser hors du fossé et, trop fatigués de toutes nos mésaventures nous étions allés pour asseoir sur la rive qui s'engouffrait sous le pont où j'avais eu le malheur de rencontrer le rouquin. Nous nous étions donc assis côte à côte sur la rive, nos jambes se balançant dans le vide et nos converses ne cessant de se faire la cour. De temps en temps c'étaient les siennes qui étaient venues se frotter aux miennes, et puis parfois ça avait été les miennes.
C'est qu'elles étaient jolies, les converses d'Ani.
- Je crois que le skate n'est pas fait pour moi, avait-il soupiré.
- Je crois aussi, je lui avais répondu. Je n'ai jamais vu personne setenir aussi mal sur une planche.
- Je suis désolé, c'est mon seul défaut je crois.
Il avait fait une petit moue et m'avait souri comme si ce qu'il venait de dire était tout à fait acceptable. J'avais soupiré à mon tour avant de franchir le pas.
- Pourquoi tu avais mordu Émeric l'année dernière ?
Je m'étais mordu la joue. Mais j'avais envie de savoir.
Il s'était mordu la lèvre et avait fui mon regard plus que jamais.
- Émeric ne m'a jamais aimé, et je ne l'ai jamais aimé non plus, m'avait-il quand même répondu. C'était pendant un cours de piscine, le prof nous avait mis par groupe de deux et je m'étais retrouvé avec lui. J'ai toujours été nul en piscine, presque autant qu'en skate pour te dire alors que lui fait partie du club de natation. Au lieu de suivre les directives du prof Émeric avait voulu qu'on fasse une course alors j'avais joué le jeu. On s'était mis à nager mais il me battait largement. J'me rappelle plus très bien mais j'avais de l'eau dans les yeux et dans le nez et je n'avais pas remarqué qu'à un moment il s'était arrêté de nager pour me bloquer dans ma course. Je lui étais rentré dedans et il avait appuyé sur ma tête pour me forcer à la garder sous l'eau. Il m'avait maintenu longtemps comme ça et je n'arrivais plus à remonter alors je m'étais débattu.
Anatole avait fait une pause pour se forcer à respirer plus calmement.
- Sauf que tu vois comme il est et comme je suis... J'avais pas l'étoffe d'un bagarreur alors comme dernière défense je lui avais mordu le bras. Il m'avait lâché de suite mais il avait appelé le professeur. Depuis tout le monde croit que je lui aie sauté dessus à la piscine pour le mordre comme un fou.
- Mais personne a vu que c'était lui qui avait commencé ?m'étais-je étonné.
- Il faut croire que non.
- C'est une sale histoire. Je ne comprends pas comment Léontine peutêtre amie avec ce Émeric.
Anatole s'était seulement contenté de soupirer. Nos converses avaient profité de ce moment de révélation pour se blottir l'une contre l'autre.
- Parfois j'aimerais ne plus jamais aller au collège, avait fini parm'avouer le rouquin.
- Moi aussi. Les profs me gonflent.
- Tu me promets que tu ne parleras à personne de l'histoire de lamorsure ?
- Promis.
J'avais repensé au poisson-clown qu'avait dit Émeric à la boum de Léontine, ça m'avait donné froid dans le dos. Je m'étais re-concentré sur nos converses.
- Elles s'aiment vraiment beaucoup pour des chaussures, m'avaitdevancé Anatole en souriant.
Quand il retrouvait le sourire comme ça, j'avais la sensation que mon corps se réchauffait, et ça me rendait heureux.
- Oui, mais ça me frustre toujours de ne pas comprendre le pourquoidu comment.
- La converse a ses mystères que l'homme ne peut percer, mon bonvieux Picsou, avait affirmé Anatole de son air de savant fou.
- Tu penses qu'on ne saura jamais, alors ?
- Peut-être qu'on saura, mais pour l'instant on est à plat. Lesavant Ani a besoin de se ressourcer loin de tout ça.
- T'abandonnes ?
- Je prends une pause.
- Le temps des vacances ?
- Oui, au moins.
Anatole s'était laissé tomber en arrière pour s'allonger dans l'herbe, je l'avais suivi. Nous avions alors changé de sujet et nous nous étions mis à parler de jeux et de mangas, nos passions communes hors les sites de rencontres chaussuriens et les savants fous en voie de disparition. Quand il me racontait un combat de Naruto, les pommettes du rouquin se contractaient et rougissaient légèrement. Ça faisait ressortir toutes les taches de rousseur qui parcouraient sa peau. Et puis au fond de ses yeux tout semblait se calmer, je n'y lisais plus la panique et l'angoisse. Je crois qu'il était en confiance, avec moi.
Avant de rentrer chez nous et pour nous amuser nous avions échangé nos chaussures, juste pour voir ce que ça pouvait faire que d'entrer dans la peau de l'autre. Pourtant sur le chemin du retour j'avais senti Anatole plus tendu que durant l'après-midi. Il n'avait pas voulu remonter sur mon skate pour que je le pousse alors on avait marché tranquillement en regardant le soleil se coucher.
- Ça t'a fait quoi de déménager ? m'avait-il demandé lorsque nous avions quitté le parc.
- Trop mal, j'avais répondu, une pointe douloureuse au cœur.
- Ton ancien collège te plaisait ?
- Oui, c'est là que j'ai rencontré tous mes copains. Maintenant je les ai tous perdus.
- Pourquoi ? Tu ne peux pas leur rendre visite de temps en temps ?
- On habite trop loin et puis ma mère n'a plus trop envie de retourner là-bas. De toute façon ça ne servirait à rien, ils m'ont tous oublié.
Parfois lorsque je m'ennuyais et que j'avais une forte envie de me foutre le cafard je me prenais d'une passion pour espionner les comptes intagram de mes anciens amis. Ça me faisait plus de mal qu'autre chose : leur vie avait l'air parfaite et bien plus amusante sans moi. Ça avait le don de m'énerver au plus haut point, étais-je si facilement remplaçable ?
- Heureusement tu t'es fait d'autres amis ici, m'avait souri timidement Anatole.
J'avais haussé mes épaules.
- Ouais. A part toi et Léontine, il n'y a pas grand monde.
- C'est déjà mieux que rien.
- C'est déjà très bien, avais-je souri en retour.
Le visage d'Anatole s'était illuminé, puis s'était aussitôt éteint lorsque j'avais eu la finesse de lui demander :
- Et toi, comment ça se fait que tu n'aies pas de copain ici au point de passer tes weekends avec moi ?
Mille milliards de mille sabords, j'avais eu envie de me broyer la tête avec mon skate.
- J'ai jamais été très doué pour me faire des amis, et quand je m'en fais ils ne le restent pas longtemps.
- Je suis donc le premier ? avais-je souri, tout fier de moi et bombant mon torse.
Il m'avait à nouveau dévisagé en souriant.
- On peut dire ça comme ça.
Puis nous n'avions plus rien ajouté et nous avions continué de marcher en silence vers notre quartier. Je me rappelle que la nuit était presque totalement tombée et l'air était devenu plus que glacial quand j'avais senti la main d'Anatole se glisser dans la mienne. Je l'avais accueillie avec le plus grand naturel, et nous avions continué comme ça. Anatole et mon skate sous le bras.
Lorsque nous étions arrivés devant chez moi, la main d'Ani s'était accrochée plus fort à la mienne. Nous nous étions arrêtés devant la porte de l'immeuble et j'avais soupiré avec désespoir :
- Bon bah, à lundi pour une nouvelle semaine d'enfer au collège.
Il m'avait dévisagé en affichant un faible sourire. Durant un instant, j'avais eu l'impression qu'il allait se mettre à pleurer. Mais à la place Ani avait fait un pas aussi timide qu'inattendu vers moi, et alors, le bout de nos converses était à nouveau entré en collision, comme lors de notre première rencontre. Il avait retiré sa main de la mienne pour venir la glisser dans la poche de son sweat. J'avais senti le bout de nos chaussures se rapprocher encore plus, à un tel point que je crois que si elles avaient pu fusionner, elles l'auraient sans doute fait. Il était monté sur la pointe de mes pieds pour que nos tailles se compensent (pas facile d'être haut comme trois pommes que voulez-vous?) et sans transition ni poésie, il m'avait embrassé. Mais cette fois-ci, ça avait été comme si la théorie pouvait être réelle et que Darwin et Einstein nous étaient apparus minuscules et insignifiants. Parce que je vous jure, avoir son appareil dentaire qui se bloque dans celui d'un savant roux haut comme trois pommes hyperactif, ça choque la première fois, mais personne ne l'oublie.
Les lèvres d'Ani s'étaient donc posées sur les miennes et s'en étaient décollées aussitôt. Mais ça avait suffi à me réchauffer jusqu'au bout de mes doigts de pied. Mes joues avaient pris feu et celles d'Anatole encore plus. Maintenant que j'y repense, je me dis que nous avions eu de la chance ce soir-là, notre baiser aurait duré une seconde de plus que nous aurions fini aux urgences pour brûlures au soixante-douzième degré. Un désastre.
Un petit sourire satisfait aux lèvres, Ani s'était éloigné un peu plus de moi avant de me dire :
- Au revoir, Picsou !
Puis il était parti pour de bon et je l'avais regardé s'enfuir un sourire béat scotché à mes lèvres et mes converses ne pouvant plus retenir leurs émotions. Comme quoi, chaque chaussure finit un jour par trouver sa jumelle.
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'Lu ! J'ai toujours eu en tête pour raconter les aventures de nos deux savants d'écrire une histoire courte, en plus j'en avais besoin après le gros travail pour Les Enfants de Molière. C'est donc peu confiante vis à vis de vos réactions que je dois vous annoncer qu'il ne reste plus qu'un chapitre et l'épilogue avant de clôturer cette histoire.
J'espère de tout cœur que vous ne serez pas trop déçus. T.T
Je voulais aussi vous remercier très fort car vous êtes de plus en plus à lire ce livre à ça me fait énormément plaisir ! Merci ! <3
On se retrouve d'ici mercredi ou jeudi pour le grand final et même si on ne peut plus sortir de chez nous n'oubliez pas de faire faire un peu d'exercice à vos chaussures, il ne faudrait pas les négliger... !
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