8. Mettre en commun les connaissances
Maintenant que j'y pense, lorsque j'étais au collège il était rare que je croise Anatole. En fait, on ne se croisait même presque jamais. Parfois à la sortie, une fois dans les toilettes de la mort, mais rarement à la cantine, dans la cour ou dans les couloirs. J'aurais bien aimé pouvoir passer mes récréations avec lui au lieu de les passer avec Émeric et Sam les terreurs qui m'inspiraient chaque jour un peu moins de sympathie. Mais mon bon vieux savant était toujours introuvable.
Le mois d'octobre avait filé doucement. Avec Anatole, nous avions continué à chercher des réponses à la théorie, mais en vain. Les informations ou les journaux ne nous avaient pas informés que la terre avait subitement changé d'orbite, ou que des martiens étaient sur le point de débarquer en France. Ça nous avait laissé dans une longue mélancolie mais nous avions fini par nous dire que si la théorie de la converse était réelle, nous finirions un jour par percer son mystère. Pas la peine d'être si pressés.
- Lou ! m'avait interpellé Léontine alors que j'étais en train de sortir du collège, prêt à me lancer sur mon skate et à descendre à toute vitesse jusqu'à chez moi.
Nous étions un vendredi soir et comment vous dire que le mois de novembre dans le nord ne me réussissait absolument pas. J'avais mis trois pulls, une paire de chaussettes presque aussi haute que les mis-bas de mémé et un bonnet se rapprochant presque d'une cagoule de gangster. Pourtant j'avais quand même réussi à avoir le nez bouché, tellement que lorsqu'il se mettait à couler j'avais une peur terrible que des stalactites ne poussent dessus.
Léontine avait accouru à ma hauteur, juste devant le portail de l'école.
- Il faut que tu viennes, m'avait-elle dit tout essoufflée et, sans vouloir m'avancer trop vite, peut-être même un peu paniquée. C'est Anatole.
J'avais levé les yeux au ciel. Qu'avait-il encore foutu celui-là ?
J'avais suivi Léontine dans le sens opposé au collège. Nous nous étions dirigés vers le petit terrain de handball qui se trouvait juste derrière et dans lequel les caïds de troisième aimaient bien zoner avec leur cyclomoteur et leurs cigarettes. Je n'avais pas du tout aimé la direction que nous avions été en train de prendre et qui s'éloignait dangereusement de la soirée manger-manga-dodo que j'avais prévue.
Sur le terrain de hand, plusieurs troisièmes avaient été entrain de rire dans un coin et à côté d'eux nous avions croisé Sam et Émeric qui essayaient avec peine de s'intégrer au groupe. J'avais eu envie de leur rire au nez en leur disant qu'ils n'avaient aucune chance mais Léontine ne leur avait qu'à peine jeté en regard et s'était dirigée vers le fond du terrain, au niveau des cages de hand, puis s'était arrêtée un peu avant.
- Il est là, vas-y, m'avait-elle ordonné.
Je n'étais peut-être pas des plus doués en ce qui concernait les relations humaines, mais j'avais quand même remarqué que les traits de mon amie étaient tirés et qu'elle avait eu visiblement peur de s'approcher d'Anatole. Alors quoi ? Était-il en pleine crise d'hystérie et allait-il se mettre à me mordre moi-aussi ? J'avais dégluti, Léontine m'avait lancé un regard désolé et elle était partie rejoindre Sam et Émeric. Je m'étais alors retrouvé seul face aux cages de hand et à un fou à lier. Ça n'avait pas été le moment de me la jouer poule-mouillée de service. Je m'étais alors approché prudemment de la cage, m'étonnant de n'y voir personne, jusqu'à ce que je finisse par le voir. Anatole était recroquevillé sur lui-même, allongé, ses mains couvrant sa tête et cette-dernière enfouie entre son torse et ses genoux. Il s'était caché sous le filet orange.
Je m'étais approché doucement et j'étais venu m'accroupir devant lui, espérant qu'il ait rangé ses crocs.
- 'Lut, je l'avais salué. C'est Lou.
Il ne m'avait pas répondu, à la place ses reniflements s'étaient arrêtés.
- J-J'ai... Ça va ? j'avais bredouillé, incapable de savoir quoi dire ou faire.
Il n'avait pas réagi là non plus, c'était à croire qu'il n'avait peut-être même pas remarqué ma présence. J'avais alors approché ma main vers lui et je l'avais glissé dans la sienne. Il ne m'avait pas mordu, il s'était contenté de la serrer. J'avais serré la sienne aussi. Et alors Anatole s'était défait de sa position et s'était jeté dans mes bras. Il avait passé les siens autour de mon torse, y avait enfoui sa tête et avait lâché un nouveau sanglot. Ça m'avait brisé le cœur.
Résistant pour ne pas tomber en arrière sous le poids de mon ami un peu mal en point, j'avais resserré mon emprise autour de lui.
- Ani, tu saignes, j'avais risqué au bout d'un petit moment, alors que le sang qui coulait de son menton avait commencé à sérieusement tacher ma veste préférée.
- J-Je... , avait-il commencé.
Mais un autre sanglot l'avait arrêté. Il s'était détaché de moi et j'avais pu enfin le voir dans sa globalité. Anatole n'avait pas été pas beau à voir, sachez-le. Son menton s'était ouvert, le sang qui avait dû couler de son nez avait séché sur sa peau fluorescente et le contour de ses yeux était devenu rouge et irrité.
- Qu'est-ce que t'as foutu ? je lui avais alors demandé, les lèvres tremblantes.
- Je... Je... Je suis tombé.
Et il s'était remis à pleurer dans mes bras.
Le problème avec le nord et l'automne, c'est qu'il se mettait à faire nuit de plus en plus tôt, et à mesure que le temps était passé, je m'en étais aperçu. J'avais alors secoué doucement Anatole.
- Viens, je vais te raccompagner tu ne peux pas rester comme ça, je lui avais dit.
Je m'étais levé en me détachant de ses petits bras et j'avais cherché des yeux son sac.
- T'as pas tes affaires ? je m'étais étonné.
- N-Non. J'ai... J'ai dû les perdre dans ma chute, m'avait-il répondu entre deux sanglots.
Honnêtement, en observant bien les environs je n'avais vu aucun endroit où Anatole avait pu tomber. Surtout pour être amoché à ce point. Mais je ne lui avais pas fait part de ma remarque, il n'avait pas eu l'air d'être en état pour que je l'accable de questions. Et puis le plus important été qu'il devait se soigner.
- C'était où ?
- C'est pas grave, laisse-tomber, il m'avait bredouillé en se levant difficilement et en commençant à marcher vers la sortie du terrain de hand.
Je l'avais suivi, de plus en plus inquiet en le voyant boiter.
Par chance, Sam, Émeric, Léontine et les troisièmes n'étaient plus là quand nous avions traversé le terrain, je n'aurais pas aimé qu'ils voient Ani comme ça, ils auraient été capable de se moquer de son malheur.
Plus nous avions marché dans les rues de la ville, et plus je m'étais aperçu qu'Anatole y arrivait de moins en moins. Je ne savais pas ce qu'avait été l'ampleur de sa chute mais je crois que c'était son genoux qui avait été amoché. J'avais alors posé mon skate sur la route et je lui avais proposé en lui tendant mon bras :
- Regarde, essaye de monter sur le skate, je vais te tenir comme ça tu n'as juste qu'à rouler et moi qu'à te pousser. On rentera plus vite chez toi comme ça.
Le rouquin avait hoché la tête et avait passé son bras autour de mes épaules pour s'appuyer.
- D'accord.
Je l'avais alors aidé à grimper sur mon skate et nous nous étions mis à avancer un peu plus vite vers chez nous. Lorsque nous étions arrivés au niveau du parc au promontoire, Anatole m'avait avoué qu'il ne voulait pas rentrer si vite chez lui. Devant ses yeux gonflés, son air si malheureux et son visage aussi abîmé, je n'avais pas eu le cœur de lui refuser ça alors je l'avais emmené jusqu'à chez moi. Sans ascenseur, la montée des escaliers n'avait pas été de tout repos mais nous avions fini par arriver au troisième étage, aussi victorieux que Sisyphe aurait pu l'être s'il avait réussi à monter tout en haut de sa montagne.
Anatole était venu s'étaler sur mon lit et moi j'étais allé lui chercher de quoi le soigner dans la salle-de-bain.
- Ça va ? je lui avais demandé en revenant.
- Un peu mieux, m'avait-il répondu en esquissant un sourire. Merci de m'avoir invité chez toi.
- C'est normal, je n'allais pas laisser un savant comme toi en aussi piteux état, ça aurait été du gâchis.
Il avait ri avant de se tenir la joue, sûrement à cause de la douleur.
- Tu dois quand même avoir deux pieds gauches pour arriver à te faire aussi mal en tombant de rien du tout, j'avais remarqué en immergeant un coton de désinfectant à l'odeur me rappelant la puanteur nauséabonde qui s'était échappée de la dissection de sujet 5, pour ceux qui se rappellent encore de ma défunte amie.
- Ouais, m'avait-il souri avant de faire la grimace quand j'avais commencé à vouloir tamponner son menton avec le désinfectant. Attends ! Je vais mourir de douleur si tu fais ça !
- Mais non, l'avais-je rassuré.
- Mais si !
- Au pire dis-toi que c'est un mal pour un bien.
- J'ai déjà assez mal comme ça.
- Oh Anatole ne fais pas ta poule-mouillée ! l'avais-je sermonné en dressant devant lui le coton. Approche-toi de là.
- Non.
- Si.
- Non ! avait-il hurlé une dernière fois avant de tenter de s'enfuir en courant de mon lit.
Autant vous dire de suite qu'avec son genoux amoché et sa taille de crevette, je l'avais rattrapé en moins de deux. Il s'était volontairement laissé tomber sur mon tapis pour tenter de cacher son visage entre ses mains mais j'avais été plus rapide : je lui avais fait une prise de lutte pour l'immobiliser dos au sol. Il s'était débattu dans tous les sens pour tenter de se libérer mais ça avait été une tentative désespérée : j'avais fini par lui tartiner le visage de désinfectant avec mon coton.
- Stop ! Arrête ! avait-il hurlé à plusieurs reprises alors que je m'étais délecté de la situation. Daisy s'il-te-plaît ça brûleeee !
Pour sa dernière remarque, il avait eu le droit à un deuxième round de désinfectant. Ça avait été bien fait pour lui. Puis j'avais fini par le libérer, très fier de voir qu'à présent son visage n'était plus recouvert de croûtes de sang. Il avait quand même une sale blessure sur le menton.
- Je vais te mettre un pansement, j'avais alors déclaré.
- Oh non ! s'était-il encore plein.
Faisant mine de ne pas l'avoir entendu, j'avais sorti la super boite à pansements de maman et je lui avais tendu.
- Tiens, choisis.
Il avait attrapé la boite et ses yeux s'étaient mis à pétiller.
- Wouah mais ils sont trop beaux ! s'était-il exclamé.
Anatole avait vidé la boite sur le tapis et s'était mis à étudier chacun des motifs qui étaient dessinés sur les pansements. J'en avais pour tous les goûts, des Disney, des Marvels, des Dragon Ball et des James Bond.
- J'en ai trouvé un pour toi ! s'était-il réjoui au bout d'un certain temps. Il est par-fait.
- Mais j'ai pas besoin de-
Je n'avais pas eu le temps de finir ma phrase car il avait aussitôt claqué sa main contre mon front, m'y collant dans ce même geste un petit pansement.
- Aïe !
- Et voilà, t'es tout beau.
Il s'était mis à rire de toutes ses tripes. Je m'étais alors levé et j'étais allé observer son œuvre dans le miroir de la salle de bain. Ce crétin m'avait collé une pansement sponsorisé par l'oncle Picsou. Il voulait la guerre ? Très bien, elle était ouverte.
J'étais revenu dans la chambre sans lui faire un seul commentaire et je m'étais mis à fouiller dans les pansements. Aux vues de ses blessures il lui en fallait au moins deux, je lui en avais trouvé ça sans difficulté.
- Ferme les yeux, j'ai trouvé les tiens, je lui avais alors annoncé.
Il s'était exécuté en s'asseyant bien droit en tailleur face à moi, un sourire bien trop confiant sur les lèvres. Intérieurement j'avais ricané en lui collant le premier pansement représentant Kuzco sous sa forme de lama la plus ridicule, puis en y rajoutant à côté Sid le paresseux. Si auparavant il avait eu l'air ridicule, à présent il était indétrônable. Il ne ressemblait plus à rien.
- Je peux rouvrir ? m'avait-il demandé lorsque j'avais fini de lui poser les pansements.
- Oui.
Il avait ouvert ses yeux et on s'était dévisagés un court instant. Ça avait été la première fois depuis que je le connaissais qu'il avait eu l'air calme à l'intérieur de lui. Ses yeux avaient arrêté de s'agiter dans tous les sens, ils s'étaient juste contentés de me fixer un moment, puis ils s'étaient détournés lorsqu'il s'était levé pour venir observer à son tour mon œuvre dans le miroir.
- Yes ! J'adore ! s'était-il réjoui. Sid est trop mignon avec ses gros yeux.
Il était revenu dans la chambre en sautillant puis s'était étalé sur mon lit. C'était à croire qu'il n'avais jamais été blessé.
- Je peux mettre de la musique ?
- Oui tu peux, j'avais répondu en haussant mes épaules.
- Cool !
Il avait lancé à fond sa musique provenant de son téléphone et s'était mis à chanter à s'en faire brûler les cordes vocales. Ça m'avait fait rire alors j'avais chanté avec lui tous les génériques de One Piece à tue-tête. Puis nous nous étions assis sur le canapé du salon et nous avions regardé les épisodes de télé-réalité qui passaient à cette heure-là. Je n'avais jamais regardé ça de ma vie mais ça m'avait fait rire. Anatole, ayant forcé le hamster de ma mère toujours pas mort à venir dormir dans le creux de ses mains, avait critiqué tout et n'importe quoi. Il connaissait tous les personnages, tous les potins et toutes les embrouilles. J'avais été impressionné. Du coin de l'œil je m'étais amusé à l'observer de temps en temps. Trop obnubilé par les dramas entre Kevin et Chloé, il n'avait rien remarqué.
Je me rappelle avoir souri tout seul ce soir-là avant de m'endormir, et alors j'avais repensé à ma mère et à ses sourires dissimulés derrière son téléphone. Quel avait donc été ce maléfice qui avait frappé toute ma famille ?
"Merci pour se soir", m'avait envoyé Anatole vers vingt-deux heures.
J'avais de nouveau souri. Nous étions perdus.
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Chapitre un peu moins rigolo que les autres, j'espère qu'il vous a quand même plu... !
Lou est quand même bien aveugle vous ne trouvez pas ? :)
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