7. Observer les résultats

        Quand maman était rentrée à l'appartement le lendemain matin, elle nous avait retrouvés, le rouquin au cerveau tordu et moi, allongés sur le tapis de ma chambre et le nez plongé dans tous les journaux quotidiens qu'on avait achetés à la première heure ce matin même.

- Bonjour les garçons, qu'est-ce que vous faites de beau ? avait-elle chantonné dans une bonne humeur presque contagieuse.

- On bosse un exposé, je lui avais répondu sans plus d'explication.

Elle n'avait pas cherché plus loin et, impressionnée qu'on soit déjà en train de travailler à une heure aussi matinale, elle nous avait laissés.

Sottises et balivernes, nous n'étions bien sûr pas du tout en train de préparer un exposé. Nous avions eu la brillante idée durant nos réflexions nocturnes d'éplucher tous les journaux du jour afin de voir si, quelque part dans l'univers, il ne s'était pas passé un événement incalculable qui aurait pu être la conséquence de notre expérience ratée. Car évidement, nous ne nous sentions pas prêts à nous avouer que nous avions échoué à résoudre la théorie de la converse. Notre réputation dans le milieu était en jeu.

- Regarde ! s'était exclamé Ani après plus d'une heure de recherche vide. Il paraît qu'en Californie un bébé est né sans ses orteils, ça pourrait être un signe, non ?

Je l'avais dévisagé en m'énumérant lentement toutes les choses qui me faisaient de plus en plus penser qu'Anatole n'avait vraiment pas la carrure d'un génie. Quel crétin.

- Notre hypothèse était que la théorie était censée faire des miracles, pas faire naître des bébés à moitié démembrés, l'avais-je informé, espérant qu'il comprenne que sa news ne valait rien.

- Mais justement mon pauvre Picsou, vois donc le verre à moitié plein plutôt que de le voir à moitié vide : le bébé a pu naître, même sans ses mains. Avec toutes ces anomalies il n'aurait pas dû survivre ils expliquent plus bas dans l'article.

J'avais haussé mes épaules et j'avais replongé mon nez dans le Canard Enchaîné, le journal que m'avait refilé Ani. Il n'avait pas tort, mais j'avais le pressentiment que ce n'était pas ça que nous cherchions. Il y avait forcément autre chose, là, quelque part autour de nous qui n'attendait qu'à être découvert.

Quand Maman était venue nous apporter à manger vers midi, nous n'avions toujours rien trouvé, et durant toute l'après-midi non plus. Anatole avait fini par rentrer chez lui dans la soirée, aussi penaud que moi.

Lorsqu'il était parti, j'avais lancé un épisode d'un manga qu'il m'avait conseillé. Mais plus les minutes étaient passées et moins je n'étais arrivé à me concentrer sur les actions de l'animé. C'était bizarre, cette sensation qui m'avait envahi. Entre la déception, l'envie folle de retenter et l'excitation de la nouveauté. Car j'avais eu mon premier baiser. Ça n'était peut-être qu'avec Anatole Franklin, pour une expérience à la con et sans sentiment, mais des lèvres s'étaient posées sur les miennes pour la première fois de ma vie. Je m'étais senti comme plus grand, plus fort, et pourtant, inchangé.

J'avais coupé mon épisode en plein milieu et j'étais allé me planter devant le miroir de la salle de bain. Doucement, je m'étais approché de mon reflet et j'avais effleuré mes lèvres du bout des doigts. C'était étrange, j'avais passé un cap dans ma vie et pourtant je n'avais pas changé. J'étais toujours le même Lou, mais j'avais eu mon premier baiser.

Pourtant, je ne peux vous laisser penser que ça avait été fou, on avait beau voir dans les films et lire dans les livres que les premiers baisers ça vous retourne la tête, le mien ne m'avait rien retourné du tout. En fait, je n'avais presque rien senti, ou ressenti. C'était injuste.

Décidément, entre la première boum catastrophique et le premier baiser décevant, je ne comprenais pas pourquoi on faisait des montagnes aussi grandes pour ces petits rien depuis des lustres...

- Louuuu ! m'avait appelé Maman de la cuisine. Tu peux venir s'il-te-plaît ?

- Pourquoiii ? j'avais grogné en m'arrachant de mes pensées et de mon reflet.

- Il faut mettre la table.

- Ah.

Quelle grosse déception. J'avais traîné mes pieds jusqu'à elle et, me forçant à arrêter de rouspéter, j'avais sorti les assiettes et j'avais mis silencieusement la table. À côté de moi, Maman s'était assise sur l'une des chaises et avait souri bêtement devant son téléphone.

- Qu'est-ce qu'il t'arrive ? je lui avais demandé, trop curieux de savoir ce qui la rendait heureuse à ce point.

- Hum, m'avait-elle seulement répondu.

J'avais froncé les sourcils.

- Maman ?

- Hum.

De plus en plus étrange. J'avais pris une grande inspiration et je lui avais demandé sans passer par quatre chemins :

- Dis, tu avais quel âge quand tu as eu ton premier baiser ?

- Hum.

Hum ? Quoi Hum !? J'avais de suite lâché tous les couverts sur la table. Ça avait fait un bruit de vaisselle insupportable mais elle n'avait même pas réagi.

Trop c'était trop.

J'avais contourné la table pour venir regarder son écran de téléphone par dessus son épaule. Je n'avais malheureusement qu'eu le temps de voir qu'elle était en train d'envoyer un message quand elle avait tout verrouillé et qu'elle s'était tournée vers moi.

- Non mais de quoi je me mêle ? m'avait-elle sermonné.

En fait, elle ne m'avait pas sermonné du tout, car elle avait éclaté de rire juste après. Un genre de rire beaucoup trop grand pour cette situation beaucoup trop gênante. Je l'avais dévisagée bizarrement puis j'avais continué à mettre la table en silence.

- Désolée mon Loulou, avait-elle fini par me dire lorsqu'elle s'était calmée et que J'avais été sur le point de servir la soupe.

Elle avait toujours les pommettes toutes rouges et la larme à l'œil. Je m'étais dit que j'avais vraiment dû passer à côté de toute la situation comique pour qu'elle en vienne à pleurer de rire et moi non. Enfin, ce qu'il s'était passé par la suite était encore pire, elle m'avait demandé, presque avec désintérêt :

- Tu me disais ?

- Rien, laisse tomber, j'avais grogné.

Elle n'avait même pas tenté de chercher plus loin, mais le désastre était arrivé après.

- Tu as appelé papa cette semaine ?

Et puis rebelote, elle avait de nouveau éclaté de rire.

Là je n'avais même plus réussi à avaler une cuillère de soupe. Parler de papa et repartir dans un fou rire dans la même minute, ça c'était presque approché d'un vieux film de science-fiction.

- Oui, hier, l'avais-je informé.

Puis j'avais continué à manger ma soupe de la manière la plus neutre possible, comme si ma mère n'était pas en train de tenter d'imiter le rire de la hyène dans le Roi Lion juste à côté de moi. Non mais après on s'étonnait que je ne sois pas un garçon sain d'esprit, avec une mère frappée de la boule, Mémé Paulette perdant la boule, et mon frère fricotant avec le boule de toutes les voisines de quarante piges de son immeuble, j'avais de quoi devenir complètement maboule (nb : je sais, on m'a toujours félicité pour la subtilité de mes jeux de mots). Enfin, j'aurais pu me rassurer en me disant qu'il me restait encore un pilier solide, un être qui arrivait à tenir le cap dans ce monde sans pitié, mais c'était faux : même mon père me faisait honte.

Maman m'obligeait à l'appeler chaque semaine comme si ça pouvait faire plaisir à tout le monde. Ça faisait peut-être plaisir à papa, mais pas à moi.

Je n'oublierai jamais que si maman et lui s'étaient séparés, c'était de sa faute, et j'allais mettre du temps à le lui pardonner. Mais ça ne faisait même pas un an et la blessure était toujours ouverte. Je ne le détestais pas, quand on s'appelait ça se passait toujours bien et j'arrivais à me sentir un peu comme le petit Lou qui voyait en son père un héros. Mais il finissait généralement  par me dire « Désolé mon Lou', je dois te laisser Karine m'appelle. » et il raccrochait, et la réalité me retombait dessus. 

Papa avait fini par quitter maman l'année dernière quand elle avait découvert qu'il la trompait avec mon ancienne maîtresse de CM2, Karine, depuis plus de trois ans. Je ne sais pas ce qui avait été le pire entre le fait qu'il nous ait abandonnés pour une nouvelle famille ou le fait que sans moi, il n'aurait sans doute jamais rencontré Karine, et jamais quitté maman. Parce que pour le coup les réunions parent-prof pour mes « problèmes de dyslexie » alors que l'orthophoniste m'avait clairement certifié que je n'avais aucun problème prenaient tout leur sens. Papa s'était servi de moi pour se taper Karine. Et maintenant il vivait dans sa maison, avec ses enfants. La pilule était mal passée.

Enfin, j'avais réussi à passer outre, et Arthur aussi. Mais le pire ça avait été maman, la pauvre était tombée de haut. Ça nous avait brisé le cœur.

Et puis cet été, lorsque Arthur nous avait annoncé qu'il allait partir à Lyon pour ses études, maman avait été prise d'une énergie toute nouvelle, et pour nous aider à tourner la page elle nous avait fait déménager. Elle voulait un tout nouveau départ, alors on avait quitté la maison qui était devenue trop grande pour nous deux, ainsi que notre jardin, notre banlieue, mes copains et mon skatepark, pour s'installer dans un appartement en haut d'un vieil immeuble, avec zéro copain et zéro jardin.

Avec tout ça, je ne savais même plus à qui j'en voulais vraiment, mais bon, avec le temps je m'étais dit que ça allait passer et que tout allait revenir dans l'ordre.

         Après le repas, maman s'était écroulée sur le canapé et avait continué à pouffer comme une adolescente devant son téléphone sans même porter une once d'attention au film qui passait à la télé. J'avais décidé de prendre la situation en main : j'avais appelé Arthur.

- Wesh minus, m'avait-il salué en décrochant au bout du troisième appel manqué. Comment elle va ta moustache ?

- Ça va, offre-moi juste un rasoir pour Noël steuplé.

Il avait ricané. Mais je ne lui avais pas laissé le temps de répondre, il ne fallait pas qu'il croit que je l'avais appelé par sympathie, on avait d'autres chats à fouetter.

- Arthur, on a des chats à fouetter, l'heure est inquiétante, je lui avais déclaré. J'crois que maman se fait draguer.

Silence au bout de la ligne, durant un instant je m'étais presque dit qu'il avait raccroché sous l'effet de la surprise.

- Comment ça ? s'était iniquité mon frère. Elle s'est mise sur tinder ?

- Je sais pas, mais elle passe son temps à rire derrière son téléphone, et maintenant quand elle me gronde elle sourit en même temps. Ça n'a aucun sens.

- Ah ouais chelou. Elle est allé chez le coiffeur récemment ?

C'est que parfois ce bon vieux Arthur pouvait m'étonner, il lui restait quand même quelques neurones au fond de sa caboche de viking défoncé.

- Attends, je vais voir.

J'avais quitté ma chambre pour aller discrètement observer la coupe de cheveux de maman. J'avais frissonné et j'étais revenu me mettre en boule dans mon lit à toute vitesse.

- Merde Arthur, elle s'est coupée les cheveux, et je crois qu'ils sont un peu plus clairs qu'avant.

- Plus clairs comment ? Ne me dis pas qu'ils sont presque roux ?

- Non, toujours bruns mais avec des petits reflets.

J'avais entendu Arthur soupirer derrière le téléphone.

- Ça veut dire quoi tu penses ? je m'étais inquiété.

- Je crois qu'elle a déjà trouvé un gars Loulou, on se réveille trop tard.

- C'est pas possible. J'ai été pourtant très attentif. Qu'est-ce qui m'a échappé ?

- Crois-moi, les femmes d'âge mûr je m'y connais (nb : vous avez le droit de faire une grimace de dégoût, je n'avais pas pu retenir la mienne) quand elles s'éclaircissent les cheveux comme ça, c'est qu'elles veulent paraître plus jeunes, et alors il n'y a plus rien à faire. Prépare-toi à ce qu'elle t'annonce qu'elle va te laisser l'appart pour tout un week-end un de ces jours, un nouveau mec ça prend du temps.

- Mais Arthur... , j'avais bredouillé en remontant ma couverture jusqu'à mon nez et fixant le plafond à la recherche d'une autre réponse à donner, une réponse qui m'aurait moins parue aussi évidente. Maman n'a pas dormi à la maison cette nuit.

J'étais à bout de souffle, et je crois que j'aurais presque pu en pleurer. Comment avais-je pu être aussi stupide ? Comment avais-je pu ne même pas me demander où est-ce que maman avait pu dormir cette nuit alors qu'elle n'était rentrée que ce matin ? Comment la théorie avait-elle pu m'obnubiler au point de ne même plus penser à surveiller maman ?

- Oh fuck, avait réagi Arthur. Ils ont couché ensemble !

Mon cœur avait failli lâcher. Je lui avais raccroché au nez.

Maman ? Avec un autre homme que papa ? Si tôt ? Si vite ? Alors qu'on habitait la ville depuis à peine deux mois ? Alors que je ne m'étais fait qu'une petite poignée d'amis, elle s'était déjà trouvé un remplaçant ? Je ne pouvais pas le supporter. Pas si vite, pas comme ça. En plus elle ne m'en avait même pas parlé. J'étais à terre.

Je ne savais plus pourquoi je me sentais si malheureux tout à coup, mais j'avais envoyé un message à Anatole. Il ne m'avait pas répondu. Alors j'avais envoyé un message à Léontine, mais elle ne m'avait pas répondu non plus. J'avais fini par m'endormir, complètement perturbé. Le monde était d'une cruauté sans borne.

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Pauvre Loulou, la vie est vraiment trop injuste. A votre avis, qu'est-ce qui lui donne la tête ailleurs comme ça au point de délaisser sa mère comme une vieille chaussette trouée ? :O

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