5. Préparer l'expérience
Il avait dû être dans les vingt-trois heures quand j'étais parti comme un voleur de la boum de Léontine, le jus d'ananas d'Anatole coincé sous le bras. Je l'avais volé en partant. Il n'était pas question que Sam et Émeric, les pires canailles que j'avais pu rencontrer depuis mon arrivée au collège, ne se permettent de boire dans sa bouteille.
En skate, je n'avais pas mis plus de cinq minutes pour rattraper le rouquin. Il était en train de marcher, les mains dans les poches de son vieux sweat-shirt toujours sans imprimé, au milieu de la rue déserte. Elle n'avait été éclairée que par quelques lampadaires en fin de vie, et il n'y avait pas eu un bruit, pas un chat, pas une voiture. Nous avions été comme seuls au monde et le vent avait semblé vouloir nous engloutir.
- Lu', j'avaislancé en m'arrêtant à sa hauteur.
- Lu', m'avait-ilrépondu.
Anatole ne m'avait même pas lancé un regard.
- Tiens, j'airécupéré ta bouteille d'ananas.
Je lui avais tendu le jus qu'il avait attrapé avant de le caler sous son bras.
- Merci.
- Je crois que jene te fais plus la gueule, l'avais-je informé.
- Tant mieux.
- Et je crois mêmeque j'ai eu des idées pour le protocole de l'expérience.
- Cool.
- Mais il faut quetu me donnes aussi tes idées, c'est toi le savant.
- J'ai plus envie,là.
Il avait marché un peu plus vite que moi, comme s'il avait été pressé de rentrer, ses yeux suivant les lignes blanches de la route à ses pieds. J'avais alors fixé ses vêtements dépareillés, ses cheveux en bataille et sa mine déconfite et je m'étais dit qu'il avait vraiment dû passer une sale journée pour venir à sa première boum dans un accoutrement pareil.
- Tu n'as plusenvie de parler la théorie ? lui avais-je demandé avec un peutrop d'insistance.
Il s'était arrêté au milieu de la route, juste devant l'entrée du parc où on s'était rencontrés. Il s'était tourné pour me faire face et, entre la lumière qui s'échappait d'un unique lampadaire et les rayons de la lune, j'avais pu voir ses yeux tout bouffis et sa morve dégoulinante.
- Si, je veuxencore en parler. Mais là...
Et il avait éclaté en sanglots sous mon regard impuissant. C'était la première fois qu'un savant pleurait sous mes yeux, et je ne savais que faire. Surtout que voir les autres pleurer provoquait en moi une envie incontrôlable de fondre en larmes également. Alors autant vous dire que j'avais été à deux doigts de prendre la fuite pour la deuxième fois de la soirée.
Sa crise de larmes avait duré bien cinq minutes, puis il s'était calmé, avait essuyé toute le morve qui lui pendait au nez avec la manche de son sweat et s'était engouffré dans le parc comme si de rien n'était. Je l'avais suivi sans rien dire.
- Pourquoi t'asquitté la boum ? m'avait-il demandé.
- Je ne sais pas,je crois que j'ai eu l'impression que je n'y étais pas à ma place,lui avais-je avoué en hochant des épaules.
Il m'avait répondu par un hochement de menton.
- Je suis désoléque tu n'aies pas pu venir et qu'on t'ait sorti comme ça,m'étais-je excusé.
Et avec sincérité. Le voir se faire traîner par Émeric dans tout l'appartement ne m'avait pas plu du tout. Anatole ne méritait pas ça.
- C'est pas tafaute. Je n'aurais pas dû venir, c'est tout.
- Mouais,n'empêche que ce Émeric n'a pas l'air de t'aimer beaucoup.
- C'estréciproque, m'avait-il répondu, la mâchoire serrée.
Je n'avais jamais vu Anatole aussi tendu depuis qu'on se fréquentait. Ma curiosité m'avait alors piqué et je lui avais demandé :
- A cause de l'histoire de la morsure ?
- Comment tu saisça ?
- Léontine m'araconté.
Anatole avait laissé échapper un long soupire.
- Je supposequ'elle t'a raconté que je l'avais mordu dans un élan de pulsioncannibale ou une connerie du genre.
- Ouais, un truccomme ça. Mais honnêtement tu fais ce que tu veux, Émeric et sonacolyte Sam ne sont pas mes amis et ne risquent pas de le devenir.
- Je l'ai pasmordu par plaisir, crois-moi.
Je n'avais rien répondu. Je n'avais su si Anatole avait voulu parler avec moi de tout ça, et lui forcer la main n'aurait pas été très sympathique de ma part.
Le parc dans lequel nous étions rentrés était situé sur un petit promontoire. Au plus grand malheur des habitants du quartier car pour le traverser il fallait obligatoirement se taper la longue montée goudronnée jusqu'au point culminant dont la vue, qui aurait pu être belle à voir, était voilée par les immeubles qui avaient été construits tout autour. Cette description, bien loin de rivaliser avec Monsieur Zola, a pour but d'introduire deux détails primordiaux à l'histoire : le premier est que pour monter une telle pente, les skateurs se retrouvaient clairement handicapés, et moi avec. Tirant Anatole par la manche de son pull pour l'aider, lui et ses muscles sous-développés, à grimper tout en haut, j'avais dû également porter mon skate comme un sac à patates, priant pour qu'un coup de vent ne me force pas à le lâcher. Le deuxième point essentiel à l'histoire est ce qu'il s'était passé après notre ascension de la mort, et qui avait marqué un tournant essentiel à notre amitié.
Lorsque nous nous étions enfin retrouvés tout en haut du point culminant du parc, une idée avait germé dans mon esprit.
- Hé ! Çate dirait d'essayer mon skate ? j'avais proposé à Ani.
- J'en ai jamaisfait, j'vais me casser la gueule, m'avait-il répondu sans une oncede sympathie ou d'intérêt pour l'une de mes plus grandes passions.
- Mais non, on vadescendre cette pente tous les deux. Tu verras c'est génial.
Le rouquin avait fixé la pente goudronnée qui se tenait devant nous, au versant de la montée de la mort. Elle n'était pas trop brute mais il est vrai qu'elle aurait pu en effrayer plus d'un. Elle descendait doucement jusqu'à la sortie nord du parc, coupant au milieu des rangées d'iris.
Sans laisser le temps à Anatole de faire son froussard, j'avais pris mon skate et je l'avais positionné pour qu'il soit bien droit par rapport à la pente.
- Vas-y,assieds-toi dessus, j'avais ordonné au rouquin.
Il m'avait regardé sans bouger.
- T'es fou.
J'avais levé unsourcil.
- Je suis loind'être le plus fou de nous deux.
Il avait souri puis s'était approché de moi. Il avait posé une main sur mon épaule et je l'avais alors aidé à s'installer à l'avant du skate. Puis j'étais venu m'asseoir derrière lui, enlaçant fermement mes bras autour de sa taille.
- Garde bien tesjambes repliées contre ta poitrine, si elles touchent le sol onrisque de perdre l'équilibre et de se casser la gueule.
- Ok.
- Et surtout, nepanique pas, j'ai déjà fait ça des milliards de fois.
Il avait hoché la tête et j'avais levé mes pieds en l'air pour nous laisser glisser le long de la pente. Tout s'était passé très vite, Anatole avait poussé un cri, j'avais fait de même et on avait eu la sensation de s'envoler. Avant d'avoir cette idée lumineuse, je n'avais pas eu la finesse d'esprit de penser à calculer la vitesse que nous aurions pu prendre avant de nous engager dans une telle aventure. Ça avait donc été une surprise légèrement catastrophique. Mes boucles s'étaient plaquées vers l'arrière de mon crâne à cause de la vitesse et j'avais eu un mal fou à arriver à nous diriger. Si bien qu'arrivés en bas du promontoire, je n'avais pas réussi à freiner et à nous détourner de la trajectoire qui nous menait tout droit vers la petite marre à canards.
Anatole avait de nouveau crié. Moi aussi. J'avais resserré l'emprise de mes bras autour de sa taille, enfoui ma tête contre son dos et fermé mes yeux pour ne pas voir le choc qui nous semblait inévitable. Ma respiration s'était stoppée et alors j'avais senti l'eau glaciale imprégner mes vêtements et mes chaussures, puis le coup de la chute.
- Ouille, avaitgémi Anatole et sortant sa tête de l'eau. Tu me noies, là.
À moitié dansl'eau, à moitié hors de l'eau, je m'étais retrouvé sur lui,l'écrasant et le noyant de tout mon poids. Il avait amortie machute et heureusement que le marre ne contenait que très peu d'eau.Nous avions fait fuir tous les canards et le jus s'était renversé.
- Oh pardon, luiavais-je répondu en tentant de me lever pour le laisser respirer.
Mais j'avais aussitôt glissé et je m'étais à nouveau étalé sur lui, lui faisant pousser un nouveau cri et avaler pas la même occasion la vase qui flottait nonchalamment autour de nous.
- Pardon pardonpardon ! m'étais-je exclamé, complètement paniqué.
Nous avions finalement réussi à nous sortir de ce pétrin après de longues minutes de pataugement dans le noir. Malheureusement nous nous étions retrouvés complètement trempés et pleins de bleus. Anatole m'en avait voulu.
- « Ne t'enfais pas Anatole, j'ai déjà fait ça pleiiiin de fois »,m'avait-il répété en boucle alors que nous quittions le parc, nosbaskets réalisant une douce mélodie à base de Spouitchspouitch d'eau glacée.
- J'aurais pas pudeviner que nous allions nous diriger vers la marre, m'étais-jedéfendu. En temps normal nous aurions dû aller tout droit vers lasortie.
Il m'avait ri aunez.
- Va falloir quetu revoies tes méthodes de skate, pour l'instant t'as l'air loind'être un pro d'la glisse.
J'avais ri aveclui. Si auparavant nous avions l'air de deux gros ados perdus, àcet instant nous ne ressemblions encore plus à rien. J'avaistoujours mon bouton, ma cire et mes plaques rouges et lui sescheveux sales, son bout de salade coincé dans son appareil dentaireet sa chemise à carreaux monstrueuse. Mais en plus de ça noustransportions avec nous au moins un tiers de la vase et de l'eau dela marre où nous avions barboté. Nous étions misérables.
- Tu veux dormirchez moi ? m'avait soudainement proposé Ani, brisant le petitsilence qui s'était installé après notre fou rire. J'habite justeau coin de cette rue.
J'étais resté muet un moment. Dormir chez Anatole ? Quel était donc cet excès de gentillesse de sa part tout d'un coup ? Était-ce une des étapes du stratagème de vengeance qu'il voulait instaurer contre moi et mes idées de skate-catastrophe ? Peut-être bien.
- Ok, avais-jerépondu (nb : j'avais le goût du danger). Maistu me prêtes des vêtements chauds.
- Rêve toujours,c'est à cause de toi si on en est là !
J'avais donc passé la nuit chez Anatole Franklin. Il m'avait fait monter jusqu'à chez lui discrètement car ses parents dormaient et m'avait montré sa chambre et par la même occasion, son monde. J'avais découvert cette nuit-là qu'il dessinait beaucoup. Il peignait même quelques fois. Dans ses dessins il y avait plein de créatures sans nom, des cartes de mondes imaginaires, des paysages enchantés ou macabres à m'en donner des frissons.
Il m'avait prêté un de ses sweat-shirts moches sans imprimé que je commençais à connaître et il avait tiré un matelas de sous son lit pour que je m'y installe. Lorsque nous nous étions couchés, il m'avait demandé :
- Alors, c'étaitquoi toutes les idées que tu as concernant la théorie ?
Dans le noir quienglobait la chambre, j'avais souri. Le grand savant AnatoleFranklin était revenu.
- En fait je n'enai aucune, lui avais-je avoué. Tout à l'heure je t'ai dit ça pourfaire la conversation.
- Ça a vraimentbien marché, avait-il ricané.
- Désolé, maistu avais l'air mal en point, j'ai paniqué.
Anatole avaitlaissé échapper un soupire.
- Moi j'ai eu uneidée.
Oh. Pourune fois que je n'avais pas eu à lui mâcher le travail et qu'ilavait trouvé quelque chose par lui-même.
- Mais je ne suispas sûr que tu l'aimes, avait-il ajouté, la voix un peu faiblarde.
Du coin de l'œil,je l'avais observé. Il était en train de mâchouiller nerveusementun bout de sa couette. Qu'est-ce qu'il avait encore pu me trouvercomme idée farfelue ?
- Dis toujours.
- Je me suis dit que peut-être, comme on s'était rencontrés alors que nos converses étaient en train de se rouler une pelle, qu'il faudrait qu'on essaie nous aussi de...
Il avait fait une pause, j'avais haussé mes sourcils.
- ... qu'on essaie nous aussi de s'embrasser.
Oh. Sapristi.
De tous les savants sur cette fichue planète il avait fallu que je tombe sur Anatole Franklin et ses idées à la con.
- Mais t'inquiète, ça ne va durer qu'une seule petite seconde, juste le temps de voir s'il se passe quelque chose. Et après ça sera fini.
- Tu penses vraiment que ça fera avancer l'expérience ? j'avais osé lui demander, espérant le faire cogiter quant à l'absurdité de son protocole.
- Ça fait une semaine que j'y réfléchis, et je crois que c'est la chose qui aura la plus grande probabilité de réussite.
- C'est tordu comme protocole, et ça manque de précision.
- Je dois apporterplus de détails ? m'avait-il demandé en s'allongeant sur lecôté pour se tourner vers moi.
Les étoilesfluorescentes qui étaient encore collées à son plafondilluminaient faiblement son visage. Je l'avais alors observé unedeuxième fois. Le rouquin avait ses sourcils froncés et son frontplissé, ça m'avait fait sourire. Puis j'avais laissé mon regardse porter vers nos converses que nous avions laissées sécherdevant la porte de la chambre, à côté du radiateur.
- Il faudrait que tu définisses quand, où et comment on va réaliser cette expérience. Tout un tas de détails comptent comme par exemple la position de la Terre par rapport à la Lune, la hauteur de la marée, si on fait ça le jour de la Saint Clément ou de la Sainte Marie. Faut pas déconner avec ça tu sais, Ani, ou l'on risque de tout faire foirer.
- J'avais pas pensé à ça, m'avait-il avoué en chuchotant. Et tu penses que si on fait ça pendant les soldes ça va changer quelque chose ? Le black friday c'est la semaine prochaine et les converses à moitié prix, ça peut nous être utile.
- C'est la meilleure idée que tu aies sortie depuis un bail ! je m'étais exclamé en me redressant tout excité tout à coup. On va faire ça pendant les soldes. Et en période de pleine Lune, comme ça les astres seront avec nous.
Anatole avait alors tendu son bras dans ma direction et m'avait pointé du doigt.
- Je vais enfin pouvoir te prouver que ma théorie ce n'est pas que des sornettes. J'espère que tu es prêt, Daffy Duck.
Son regard de défi m'avait pris d'un peu trop haut, alors je m'étais rallongé et tourné vers le côté du lit idéal pour lui tourner le dos et je lui avais lancé :
- T'as de la salade coincé dans les dents.
Eh toc. Malheureusement il en fallait plus pour faire redescendre un roux haut comme trois pommes le plus souvent hyperactif quand il n'était pas totalement paumé. Il m'avait balancé son oreiller dans la figure, j'avais riposté, il m'avait fait comprendre qu'il avait fait quatre ans de judo dans sa jeunesse, je lui avais prouvé que je n'avais pas besoin d'en avoir fait pour savoir me défendre, puis on s'était tapés dessus jusqu'à ce qu'il se décide à aller vers le miroir mural pour retirer son bout de salade parasite. L'âme apaisée, nous avions fini par nous endormir, nos esprits de savants en pleine préparation pour ce qui allait venir.
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Alors, ce protocole vous tente-il ? Pensez-vous que nos deux loustiques vont enfin comprendre ce qui se cache derrière la théorie ? En espérant qu'ils n'aient pas oublié quelques détails...
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