Joli petit papillon
Anna aimait les papillons. Dans les champs non loin de chez elle, elle partait régulièrement à leur recherche. Elle s'accroupissait parmi les herbes folles qui lui chatouillaient les mollets puis, d'un geste habile que seuls les habitués maitrisent, elle les enfermait dans un petit bocal en verre. Des bocaux en verre, Anna en avait une bonne dizaine dans sa sacoche : d'anciens pots de confitures, de cornichons, d'olives vertes ou bien encore de pâte à tartiner. Quand le lépidoptère était bien emprisonné dans sa nouvelle cage, elle le mettait avec les autres nouveaux captifs dans son sac. Tandis qu'elle revenait dans sa demeure, elle pouvait les entendre se heurter aux parois, produisant un son creux dans une morbide cacophonie qu'elle ne lassait jamais d'entendre. Elle ne connaissait pas leur espèce ou bien même leur âge. Toutes ces informations ne l'intéressaient guère : ce qu'elle voulait, c'était juste leur belles ailes aux couleurs tantôt ombragées, tantôt claires. Elle posait les insectes sur une planche en bois bien solide et elle les épinglait sur la surface. Bien sûr, ils se débattaient, si on penchait bien l'oreille, on pouvait même les entendre hurler de douleur dans notre propre tête mais celle de Anna était depuis bien longtemps vide de tout échos d'origine empathique. Elle fredonnait à voix basse pour elle-même.
Joli petit papillon,
Aux ailes de violon,
Joue moi une belle mélodie,
Qui éloignera la pluie.
Quand les bruissements d'ailes se taisaient enfin, elle rangeait soigneusement les bocaux sur l'étagère et contemplait son œuvre. Le nombre de tâches de couleur augmentait de semaines en semaines. Sur un mur entier de sa chambre située dans la cave pour garder les papillons au frais. C'est ce qu'elle avait pensé. De cette manière, leur beauté resterait éternelle. À l'école, il n'y avait pas de papillons. Juste des camarades de classe qui ne l'appréciaient pas. Ils s'étaient mis à la persécuter dès le début de l'année scolaire. Certaines filles l'enfermaient dans les toilettes ou lui volaient son repas du midi. Parfois, ils lui faisaient des croche-pieds et elle avait les membres couverts de bleus. Mais le pire, c'était qu'ils n'arrêtaient jamais de l'appeler de plusieurs sortes de noms humiliants différents. Anna avait même déjà pensé se rendre sourde pour ne plus les entendre mais elle avait beau eut enfoncer ses épingles à papillons dans les oreilles, rien n'y faisait. Et un jour, ils étaient allés trop loin, en la poussant dans un lac. Anna ne savait pas nager, elle avait sentit ses poumons se remplir de vase et d'eau, elle avait presque failli se noyer. En rentrant chez elle, les pieds traînants, elle avait croisé un lapin. Un lapin avec de belles couleurs. Ce n'était pas un papillon mais une poignée de clous feraient l'affaire. Elle le prit alors dans ses mains et le ramena dans sa chambre. Il resta calme jusqu'à ce qu'elle l'allonge sur une planche en bois et commence à l'épingler. Ses glapissements étaient nettement plus audibles mais ils ne résonnaient pas dans la tête d'Anna. Il ne résonnait que dans la petite pièce dans la cave. Dans la cave d'une maison vide au beau milieu des champs. Elle ne s'attendait pas à ce qu'il y ait du sang mais avec son perfectionnisme habituel, elle nettoya tout soigneusement. La tache blanche et brune ne bougeait plus. Il n'y avait désormais plus ni trace ni bruit dans sa chambre. Elle fredonna à mi-voix.
Joli petit lapin,
Aux couleurs de sable marin,
Fais moi un beau ouvrage,
Qui éloignera l'orage.
Le lendemain, un garçon de sa classe renversa un pot de peinture rouge sur sa tête. Une fille la poussa dans les escaliers. Elle attrapa un mulot sur le chemin du retour. Et comme elle voulait sortir la peinture rouge de sa tête, elle fit une légère incision au niveau de son abdomen. La bête s'était débattu, la coupe était irrégulière mais la couleur en valait le coup.
Joli petit mulot,
Aux couleurs de reflets d'eau,
Laisse moi entendre ton chant,
Qui fera fleurir les champs.
Le jour d'après, c'était pire. Elle reçut une balle de volley dans le dos. La fille derrière elle en classe l'avait piqué avec un compas. Le soir même, dans sa chambre au sous-sol, elle fredonnait gaiement.
Joli petit chat,
Aux yeux comme des grenats,
Ris tel un jeune enfant,
Pour faire fuir le vent.
À présent, à l'école même, elle commençait à avoir besoin de couleur. Son monde était si gris qu'elle ne pouvait attendre le soir pour s'en échapper. Elle se glissa alors sans bruit à l'heure du midi dans la salle d'arts plastiques.
Joli petit cutter,
Suis la symphonie de mon cœur,
Glisse tendrement sur ma chair,
Je veux un rouge clair.
Le rouge était devenu sa couleur préférée. Et elle aimait la voir encore et encore. Sans limite, sans lassitude, sans peur. Mais rien n'était assez et tout n'était pas suffisant. La semaine qui suivit, les filles de sa classe mirent des fourmis dans ses affaires quand elle était en sport. Ils lancèrent sa trousse au fond du puits. Ils renversèrent de la colle sur sa chaise. Ils lui tirèrent les cheveux. Ils trouvèrent sa cachette dans la salle d'arts plastiques et se moquèrent du rouge clair de ses bras. Leurs visages devenaient noirs. Le sien aussi.
Joli petit rasoir,
Brillant comme un miroir,
Je te veux maintenant,
Donne moi un rouge sanglant.
Mais ça ne suffisait toujours pas. Peu importe le nombre de papillons, de lapins, de mulots, de chats ou de coupures sur ses bras. Ça ne suffisait pas. Lors du chemin du retour, une des filles de sa classe la vit dans le champ, en train de chasser les papillons. Elle était la seule gentille, la seule qui ne l'embêtait pas, la seule qui essayait de la défendre même si elle ne le pouvait pas. Anna la regarda longtemps. Cette fille à nattes devait être d'un rouge clair, sanglant, éclatant incroyable. La fille fut curieuse quand Anna lui dit qu'elle lui montrerait son secret. Mais elle hurla quand elle vit la cave. Quand elle vit toutes les belles couleurs qu'avait amassées Anna. La porte était fermée. La fille aux cheveux tressés ne pouvait plus sortir. Anna commença à chanter.
Jolie petite fille aux cheveux tressés,
Aux couleurs claires comme un jour d'été
Donne moi toutes tes teintes égayées,
Qui dissiperont l'obscurité.
Elle ne voulait pas tenir sur la planche en bois et Anna rata le coche par sa faute. Le marteau ne frappa pas le clou mais son bras. La fille aux cheveux tressés hurlait à présent. Ses cris étaient assourdissants mais ils ne résonnaient pas dans la tête d' Anna. Il ne résonnait que dans la petite pièce dans la cave. Dans la cave d'une maison vide au beau milieu des champs. Des champs remplis de papillons aux belles couleurs comme son nouveau trésor. Anna leva de nouveau le bras et atteignit sa cible. Le bras gauche était bien fixé sur la planche en bois et la fille ne pouvait plus partir. Elle s'était endormie tant ses couleurs demandaient à sortir de son corps. Anna fixa le deuxième bras puis les jambes. La fille aux cheveux tressés repris conscience au meilleur moment : Anna prit le plus large couteau qu'elle avait et elle l'enfonça dans sa poitrine. Le rouge était si pur qu'il colora tout son monde et elle se remit à chanter la strophe de la petite fille aux cheveux tressés. Elle ne se préoccupait plus du sang qui coulait tant elle était heureuse. Sa nouvelle trouvaille plongea dans le sommeil éternel tandis qu'Anna tournoyait sur elle-même. C'était plus beau que les papillons. Plus beau que les lapins. Plus beau que les mulots. Plus beau que les chats. Plus beau même que les coupures sur ses bras. Et ce qui était encore plus merveilleux c'est que des filles aux cheveux tressés, il y en avait tant dans ce monde. Dans ce monde qu'Anna voyait à présent coloré. Il ne lui restait plus qu'à les cueillir dans un de ses innombrables bocaux et de laisser le rouge s'envoler. Comme un joli petit papillon.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top