Chapitre 1
Nuage de Paillette regarda autour d'elle, incrédule. Le brouillard qui l'entourait commençait à se dissiper peu à peu pour laisser place à une jolie prairie fleurie.
Elle n'en croyait pas ses yeux. On n'était encore qu'en hiver ! Comment pouvait-il y avoir des fleurs à cette saison dans ce cas ?
Elle sentit que le chaton qui l'avait accueillie s'asseyait près d'elle. Il leva les yeux vers les cieux sans rien dire. Elle en profita pour le détailler. Après tout, c'était le premier guerrier-étoile qu'elle voyait.
Il était vraiment petit, on aurait dit qu'il venait de naître. Son pelage blanc et beige était encore duveteux. Il n'était sans doute même pas sevré avant sa mort. Etrangement, il n'avait pas d'étoiles sur son pelage, comme dans les histoire que lui racontaient les anciens.
L'apprentie se demanda pourquoi c'était un si petit être qui l'accueillait. Ça aurait été plus logique que ses parents viennent la saluer en premier...
- Elles sont belles, les fleurs, hein ?
Nuage de Paillette sursauta. Elle ne s'attendait pas à ce qu'il parle ! Sa petite voix de chaton nasillarde l'avait un peu surprise.
- Euh... Oui elles sont très belles. Mais, on n'est pas censés être pendant la saison des feuilles mortes ? Je veux dire... Il ne devrait pas y avoir de fleurs...
Le chaton blanc et beige éclata de rire.
- Tu es intelligente toi ! T'es bien la première à me demander ça, et pourtant ça fait un bout de temps que je suis là !
Il s'arrêta de rire et reprit son sérieux.
- Mais c'est vrai que je n'y avais jamais pensé... Il fait toujours beau ici. Il y a toujours plein de proies pour qu'on se nourrisse. C'est la saison des feuilles vertes éternelle !
Elle sourit devant l'enthousiasme du chaton. Cet endroit n'avait pas l'air si mal finalement...
- Enchanté, reprit le chaton, moi c'est Petit Lion et j'ai 2 lunes. Je suis de corvée d'accueil des nouveaux aujourd'hui, c'est pour ça que c'est moi qui suis là.
- Enchanté, moi c'est Nuage de Paillette et j'ai 11 lunes.
- Je sais.
Un ange passa. Ils continuèrent d'observer les environs. Mais une question titillait toujours l'apprentie.
- Dis-moi, Petit Lion...
- Oui ?
- Ça fait depuis combien de temps que tu es mort ?
- 887 saisons. J'ai compté.
Elle en resta bouche bée. Elle qui pensait qu'elle était plus vieille que ce chaton qui n'arrive même pas à son torse ! Mais alors... S'il était mort depuis si longtemps... Il devait bien en avoir d'autres, des chats plus vieux... Le Clan des Étoiles devait être surpeuplé !
- Je sais ce que tu penses, dis Petit Lion en continuant de fixer l'horizon. Je suis vieux et je ne dois pas être le seul, mais tu te trompes.
- Mais, si depuis plus de 900 saisons tous les chats qui meurent viennes ici et y restent, vous devez être vraiment beaucoup !
- Justement, non. Je suis le plus vieux du Clan des Étoiles.
- Mais, tes parents, ils sont plus vieux que toi non ?
- Ils sont morts.
- Sans blagues. Nous aussi je te rappelle.
Petit Lion rit brièvement.
- Dis-moi, tu savais qu'on pouvait mourir après le Clan des Étoiles ? Et qu'à ce moment-là on disparaît à jamais ?
- Oh non, je commence à comprendre...
- On est tous morts depuis si longtemps que tous ceux de mon époque ont eu le temps de mourir une deuxième fois. C'est bête, hein ?
Bizarrement, elle crut qu'une larme allait couler sur la joue du chaton, tant son ton semblait amer. Mais elle ne vit qu'une brève étincelle traverser les yeux de Petit Lion, qui continua d'observer les environs comme s'il le découvrait.
- Aller viens, dit-il en se levant, il faut que je t'emmène au camp du Clan des Étoiles. La route est longue, alors j'aurais le temps de t'expliquer comment on fonctionne.
Elle le suivit, et fut un peu surprise du rythme de marche qu'imposait un si petit être. Elle savait qu'elle allait aller de surprise en surprise avec lui de toute façon.
- Bon, au Clan des Étoiles on a 4 chefs, qu'ils l'aient été ou non pendant leur vie. Chacun représente son Clan d'origine. Tu venais d'où déjà toi ?
- Le Clan de la Rivière.
- Bon, alors le chef qui te représente sera Étoile d'Ecorce. Tu sais, celui qui as tué Goutte d'Eau et qui as sauvé la Forêt.
- C'est vrai qu'il est mort il y a 3 saisons maintenant. Ma tante m'a dit que c'était un héros que la Forêt n'oubliera jamais !
- C'est ça, c'est ça. Après, il y a Étoile des Cieux pour le Clan du Tonnerre, Nuage de Marronnier (si tu sais, la gamine qui as sauvé son Clan d'un incendie au péril de sa vie) pour le Clan de l'Ombre, et pour le Clan du Vent, c'est moi.
- Toi ?!
- Et oui. Être le plus vieux et le plus expérimenté du Clan des Étoiles ça sert. Attends, faut pas qu'on passe par là, y'a de la boue.
Il contourna rapidement la flaque puis reprit.
- Bon après tu t'en doutes, on aide les vivants avec des prophéties, on rend visite aux guérisseurs et aux chefs, on surveille les méchants, on accueille les nouveaux et c'est reparti pour un tour. Repos éternel mes fesses, on ne fait que bosser.
- Et on fait ça jusqu'à la mort ? Enfin, la mort, la deuxième quoi.
- Ça dépend si t'es assez bête pour mourir avant de devenir Prophète.
- Euh, je suis un peu perdue là...
Ils escaladèrent rapidement un rocher puis, après avoir soufflé un peu, Petit Lion reprit.
- Alors, les Prophètes, comment t'expliquer ça simplement... En gros, ce sont des chats qui se retirent du Clan des Étoiles. Ils refusent pour l'éternité d'aider les vivants directement. Mais, comme leur nom l'indique, ce sont eux qui reçoivent les prophéties. On ne sait pas vraiment comment, mais certains supposent que c'est la solitude qu'ils s'imposent entre eux (Ils sont à la fois isolés et en groupe !) qui les aide. Mais attention ! Ça a l'air sympa comme ça de vivre à l'écart de tout mais il ne faut pas que tu oublies une chose : on te sacrifie quelque chose pour en devenir un.
- C'est à dire ? demanda-t 'elle, incrédule.
- Un œil, une patte, une griffe. Et tu ne choisis pas. Certains y vont même dans l'espoir de perdre l'ouïe ou le sens de la parole ! C'est te dire à quel point ils veulent s'isoler.
- Mais pourquoi ils font ça ? Il ne faut pas ! Ils vont rester toute leur existence sourds ou muets ?!
- Oui, soupira Petit Lion. Mais en même temps comprends les : quand tu meurs tu es anéanti : tu ne peux plus avoir d'enfants ni même grandir, et tu dois passer ton temps à aider ces sales chanceux qui sont encore vivants... Il y a de quoi devenir fou ! C'est pour ça que j'aime bien parler avec toi : Ça n'a pas trop l'air de te toucher, le fait que tu sois morte il y a pas une heure.
Elle soupira. C'était vrai, mais elle trouvait ce nouveau monde bien plus intéressant que le fait d'avoir quitté l'endroit où elle avait vécu seule toute sa vie.
- Ben... Il fallait bien que ça arrive un jour. Et puis, si ici on s'occupe des autres, pourquoi il faudrait que je me lamente sur mon sort ?
- Je savais bien qu'on s'entendrait tous les deux !
Ils continuèrent de marcher en soufflant un peu, fatigués d'avoir tant parlé pendant la marche. Quelques minutes passèrent.
- Et sinon, tu as quelqu'un à voir quand on sera arrivés là-bas ?
- Mes parents, dit-elle avec émotion. Je ne les ai jamais vus ensemble... Ma mère est morte en couche et mon père il y a 6 lunes. J'ai tellement hâte !
- Je peux bien comprendre... Moi je suis mort en même temps que les miens alors je ne les ai pas quittés, donc je fais partie des chanceux, termina-t 'il en levant le regard vers le ciel.
- Je ne sais pas si on peut appeler ça de la chance alors, parce que quand même, on parle de la mort.
- Si, on peut appeler ça de la chance. J'ai passé presque toute mon existence ici, alors pour moi c'est normal.
Elle l'aida à traverser une rivière trop large pour qu'il puisse sauter par-dessus, puis elle reprit :
- Mais dis... Pourquoi tu n'es jamais parti chez les Prophètes ?
- Ah, si tu savais le nombre de gens qui m'ont demandé la même chose que toi ! Tu n'es pas la première à me poser la question, dit-il en éclatant de rire.
- Et ?
- Et c'est simple : je ne veux pas. Faire la plante verte toute la journée dans l'attente d'une prophétie à la noix que je ne verrai pas se réaliser parce que je suis coupé du monde, c'est pas trop mon truc.
- C'est sûr que vu sous cet angle...
Ils tournèrent et arrivèrent devant un beau panorama, puis s'assirent quelques instants pour se reposer de la montée.
- Pourquoi on est aussi loin du camp ?
- Pour qu'on ait le temps de tout vous expliquer, s'exclama-t'il avec un clin d'œil. Mais t'inquiète pas, on est bientôt arrivés !
Il désigna au loin une combe en pierre de taille moyenne. Le camp n'avait pas l'air très animé.
- C'est là-bas. Comme tout le monde est parti chasser (faut bien qu'on mange !) on va être dans les premiers vu qu'on est en avance.
- Mais pourquoi tu n'es pas resté là où tu dois récupérer les nouveaux arrivants ? Il n'y en a pas d'autres qui vont mourir ?
- Non. Il y a des jours ou on n'envoie personne car on sait très bien que personne ne mourra de la journée. Le Clan des Étoiles le sait, c'est tout.
Plus ils s'approchaient et plus elle voyait distinctement une petite dizaine de chats regroupés devant une sorte de mare parfaitement circulaire au centre de la combe.
- Tiens, murmura Petit Lion pour lui-même, finalement on n'est pas les premiers...
- Qu'est-ce que c'est ?
- Le Miroir de la Surface. En gros on voit ce qu'il se passe de plus important du côté des vivants. Avec un peu de chance on va assister à ton enterrement !
- Je ne suis pas sûre d'en avoir envie... dit-elle en sentant la nausée l'envahir.
Ils rentrèrent dans la combe. Nuage de Paillette, pouvant désormais mieux distinguer les visages, chercha celui de son père parmi la quinzaine de chats qui étaient là. Ne le trouvant pas, elle soupira.
Petit Lion, resté à côté d'elle, remarqua la déception de la jeune chatte.
- Tu veux que je t'aide à retrouver tes parents ?
- Oui, je veux bien.
- Ils s'appellent comment ?
- Pelage de Châtaigne et Ombre Violette.
- Pelage de Cha... Oh !
Il écarquilla les yeux et détourna le regard, soudain gêné. Nuage de Paillette ne comprit pas du tout ce comportement et eut soudain peur.
- Qu'est-ce qu'il se passe ? Ils sont morts une deuxième fois, c'est ça ?! demanda-t 'elle avec une voix blanche montant légèrement dans les aiguës.
- Non, non pas du tout... dit le chaton en regardant le sol. C'est juste que... Je ne pensais pas qu'ils étaient ensemble...
- Pourquoi ? Il s'est passé quelque chose ? Dis-moi !
- PETITE PAILLETTE ?!
Elle sursauta. Cette voix si familière... Ce ton grave qu'elle n'avait pas entendu depuis des lunes... Elle savait à qui il appartenait...
- Papa !
Elle fonça se coller contre la fourrure de Pelage de Châtaigne, faisant tomber les proies qu'il tenait dans sa gueule au passage.
Ah, c'était tellement réconfortant de retrouver cette odeur d'herbes et de bois si particulière qu'avait son père quand il revenait de la chasse... L'espace d'un instant elle redevint la gamine qui considérait son père comme un héros.
Mais elle dut revenir bien vite à la réalité. Quand elle releva le museau, elle croisa le regard de son père qui la regardait bouche bée.
- Mais... Tu... Tu...
- Je suis morte, oui.
Il y eut un moment de silence pendant lequel ils se regardèrent dans les yeux. Pelage de Châtaigne ne s'attendait pas du tout à ce qu'elle meure tout de suite, il avait espéré qu'elle ait une longue et belle vie aux côtés d'un guerrier loyal et honnête, mais voilà qu'elle mourrait avant même de terminer son apprentissage.
Tout cela se lisait dans ses yeux. La tristesse d'une vie perdue et la joie d'un enfant retrouvé se mêlaient avec une complexité étrange dans les prunelles bleu saphir du matou.
Pendant quelques instants elle savoura ces chers yeux qu'elle avait vus s'infiltrer souvent la nuit dans la pouponnière juste pour s'assurer qu'elle allait bien. Que ça faisait longtemps qu'elle ne les avait pas vus...
- Papa...
- Oui ma chérie ?
- Tu peux me faire rencontrer Maman, s'il te plait ? Je ne peux plus attendre, il faut que je la voie.
Les magnifiques yeux de son père se mirent immédiatement à regarder le sol, soudain gênés et troublés.
Nuage de Paillette ne comprenait rien. Petit Lion et Pelage de Châtaigne avaient réagi exactement pareil au nom de sa mère... Que s'était-il passé ?
Elle qui avait attendu toute sa vie pour enfin rencontrer sa maman, si près du but... Ombre Violette serait-elle... Morte une seconde fois ?
Elle secoua sa tête, tentant de chasser cette idée horrible de sa tête. Mais c'était trop tard, elle y était déjà bien ancrée.
- Ma puce, je suis désolé mais... Ta mère... Elle est partie chez les Prophètes seulement trois jours après sa mort... Et on lui a enlevé la parole comme sacrifice... dit Pelage de Châtaigne avec un léger tremblement dans la voix.
Une larme coula sur sa joue. Elle eut la brusque envie de tout plaquer et de partir chez les Prophètes pour enfin rencontrer la chatte qui lui avait donné la vie mais qui semblait la fuir. Mais elle ne voulait pas vivre à l'écart de tous, elle aimait le Clan des Étoiles et elle aimait son père ! Elle ne quitterait Pelage de Châtaigne pour rien au monde...
- Ne pleure pas ma chérie, je vais pleurer aussi sinon...
Elle se colla contre le pelage de son père, toute sanglotant.
- Tu sais, ta mère n'a pas eu une vie facile. Je... Je vais te parler d'elle, si tu veux, comme ça ce sera comme si elle était devant toi.
- D'accord, papa.
Elle se colla plus fort encore contre lui, comme pour étouffer ces satanées larmes qui coulaient toutes seules de ses yeux. Elle soupira.
- Je t'aime tu sais.
- Je t'aime aussi ma puce.
☆☆☆☆☆
Petit Lion s'éloigna, regardant la nouvelle arrivante se coller contre Pelage de Châtaigne.
Ainsi donc, Ombre Violette et Pelage de Châtaigne étaient ensemble pendant leur vie ? Étrange... Le mâle brun n'avait pourtant pas cherché la mère de Nuage de Paillette à son arrivée au Clan des Étoiles... Et en plus de ça, Ombre Violette est partie chez les Prophètes dès les premiers jours suivants sa mort. Ce serait-il passé quelque chose entre eux qui aurait tout gâché ? Si c'était vrai, en tout cas, ça avait été caché à Nuage de Paillette.
- La pauvre, quand même, chuchota-t-il pour lui-même.
- Qu'est-ce que tu dis, Petit Lion ?
Le chaton tourna sur lui-même et tomba sur Étoile d'Ecorce. Il soupira.
- Pas moyen d'être tranquille ici, dit-il en souriant.
- T'inquiète, toi au moins t'as pas des fans qui passent leur temps à te suivre à la trace parce que tu as sauvé la forêt il y a 10 saisons.
- Mais la Forêt, je l'ai sauvée des centaines de fois et pourtant personne ne sait mon nom en bas... fit il, boudeur.
Étoile d'Ecorce lui donna un petit coup de coude amical.
- Allez, t'inquiète pas ! Tu sais, dans quelques temps ils m'auront oublié ! C'est comme pour Étoile de Feu. Bientôt, ils trouveront un autre chat à idolâtrer.
- Étoile de Feu ? C'est qui celui-là ?
- Tu vois, même toi tu l'as oublié !
- Ben en même temps, en presque 900 saisons, c'est compliqué de retenir tous les visages qui passent.
- Pas faux.
Le chef s'assit à ses côtés.
- Tiens, la petite Nuage de Paillette est morte.
- C'est bête, hein ? Mourir si jeune...
- Tu t'inclues dans le lot j'imagine.
- Même pas, je pense à elle. Tu savais que ses parents étaient Pelage de Châtaigne et Ombre Violette ?
Étoile d'Ecorce ouvrir grand les yeux. Apparemment non, il ne savait pas.
- SÉRIEUX ? SES PARENTS SONT...
- Crie le encore plus fort, je crois que ceux au fond de la combe ne t'entendent pas.
Leurs regards se croisèrent et ils éclatèrent de rire.
- Quand même, réussit à dire le chef entre deux éclats de rire, imagine l'absurdité de la situation ! Un chaton qui sermonne un chef !
Ils continuèrent quelques instants puis, satisfaits de leur rigolade, ils restèrent quelques instants silencieux.
Le regard de Petit Lion tomba encore une fois sur Pelage de Châtaigne et Nuage de Paillette. De là où il était, il ne pouvait pas voir l'expression du guerrier brun, mais il était vouté, comme s'il était abattu. Nuage de Paillette quant à elle était bien visible : elle pleurait.
Il se demanda ce que Pelage de Châtaigne pouvait bien raconter à sa fille à propos de sa mère. Ça n'avait pas l'air d'être très joyeux...
- Tu as confiance en elle ?
- Je viens de la rencontrer, donc non.
- Je suis sûr que si, tu lui fais confiance. Mais ça se voit que le fait que Pelage de Châtaigne soit son père te dérange un peu.
- Tu le savais non ? Tu étais dans son Clan avant et en plus de ça tu connaissais le nom de Nuage de Paillette en arrivant.
- Je suis le digne chef du Clan des Étoiles qui représente le Clan de la Rivière (bon, je ne savais pas que c'était lui son père mais je savais son nom c'est déjà ça !), dit-il en bombant le torse.
- Ouais, ben moi le Clan du Vent le m'en contrecarre les...
- Langage !
Il rit en voyant les yeux d'Étoile d'Ecorce le fixer avec le même air de reproche quand on réprimande un chaton insolent. Ce qu'il n'était pas. Il était un vieillard dans un corps de chaton insolent.
- Oh, désolé, j'oublie tout le temps, tenta de s'excuser Étoile d'Ecorce. C'est super compliqué de se faire à l'idée que tu as plus de 880 saisons de plus que moi, alors que tu es tout petit !
- Merci de me rappeler que je n'aurai jamais d'enfants de ma vie... répondit Petit Lion en faisant mine de bouder.
- Eh, attends, on s'en fout des chatons ! L'important, c'est l'amouuuuuuur, non ?
- L'amour... Ouais, si tu l'dis. Jamais connu.
- On sait jamais, p'tètre qu'avec la nouvelle... Ça a l'air de coller non ?
- Oh, mais pourquoi tu ramènes tout à elle ? On dirait un chaton !
- Ben c'est normal, j'vous trouve mignons tous les deux ! dit-il en s'accroupissant légèrement, comme un enfant qui veut jouer.
- Euh, tu ne nous as jamais vus ensembles je te rappelle. Et elle vient de mourir. Il y a deux heures.
Étoile d'Ecorce s'assit, de nouveau sérieux. C'était vrai, Nuage de Paillette venait à peine de rejoindre le Clan des Étoiles, elle venait d'apprendre que la mère qu'elle n'avait jamais connue était partie chez les Prophètes et avait perdu son don de parole, et elle était actuellement en train de pleurer.
- Pas très sexy en effet.
- Sinon, plus sérieusement, quoi de neuf ?
- ALORS.
Il prit une grande inspiration.
- On a eu une seule morte aujourd'hui ce qui est relativement bien pour une période d'épidémie, les proies ramenées sont suffisantes jusqu'à demain, la Forêt Sombre à l'air calme, les Prophètes n'ont rien envoyé à part l'habituelle prophétie qui ne devrait se réaliser que dans deux siècles (Tu sais, le truc avec le Clan du Ciel), Petite Vipère est insupportable, Goutte d'Eau a essayé de s'allier avec une autre chatte de la Forêt Sombre mais il a été mystérieusement transporté à des centaines de kilomètres (gninhinhin, j'adore être le chef du Clan des Étoiles !). Bref, il est passé plein de trucs pendant que tu ramenais la jolie minette ici.
- Je confirme, Petite Vipère est insupportable.
- J'adore ta manière de réagir aux rapports.
- Et moi j'adore ta manière de les faire comme si tu n'avais que trois secondes et demi pour tout dire.
- C'est un reproche ?
- C'est possible, dit-il en faisant un clin d'œil à son ami.
Étoile d'Ecorce était décidément la seule personne avec qui Petit Lion s'entendait vraiment bien. Pendant la trop longue période suivant la mort des personnes de sa famille, il avait vécu comme un fantôme. Personne ne l'aimait vraiment à cause de ses remarques acerbes, et il s'en contrefichait. Il était l'un des chefs du Clan des Étoiles, mais il n'en avait rien à carrer des autres. Enfin, en apparence.
Pour se consoler de sa solitude, il s'était plongé à corps perdu dans le travail qu'imposait un tel Clan. Il avait sauvé la Forêt tant de fois qu'il en avait perdu le compte, mais rien ne lui manquait plus qu'une présence, qu'une personne qui soit à ses côtés quoi qu'il arrive.
Et Étoile d'Ecorce était mort. Ils avaient tout de suite été amis.
C'était un chat qui avait dû cacher sa face totalement immature et franche pendant des mois. Il se contenait en public de faire des remarques à cause de son "statut", comme disait son lieutenant. Mais dès qu'il avait rencontré Petit Lion, il était enfin devenu le véritable Étoile d'Ecorce.
Il avait certes sauvé la Forêt, mais ce n'était pas un chef sage comme il le laissait entrevoir pour impressionner. C'était un véritable gamin parfois, et passer du temps avec un chat qui a un corps de chaton mais un esprit aussi agile que débile par moments, avait été la révélation de sa vie. Ou de sa mort, appelez ça comme vous voulez.
En tout cas, ils étaient vraiment amis. Jamais ils ne s'étaient sentis aussi "vivants" que pendant cette période.
Ils se regardèrent, l'air entendu. Bonne nuit, on dira d'autres conneries demain. Mais au même moment, Pelage de Châtaigne et Nuage de Paillette se séparèrent. Lui, toujours le dos courbé et elle, toujours en pleurs.
Le guerrier-étoile se dirigea vers la Forêt. L'apprentie resta sur place.
- Tu crois qu'il faudrait aller les voir ? demanda Étoile d'Ecorce, qui visiblement se posait les mêmes questions que son ami.
- Mauvaise idée. Ils viennent d'avoir un face à face et ça m'étonnerait que ça leur plaise qu'un gugus comme nous vienne leur demander si ça va. On n'a pas de tact, je te rappelle.
- Pas faux. Et en plus il est de corvée de surveillance du camp.
- Bon, bonne nuit alors.
- À demain.
Petit Lion se dirigea vers Nuage de Paillette, toujours plantée au milieu du camp. Sans un mot, il emmena l'apprentie en larmes dans sa tanière. Elle se coucha sans rien dire.
Sa première nuit au Clan des Étoiles allait être longue...
Petit Lion la laissa seule. Il savait ce que c'était, ce sentiment de perdre quelqu'un alors qu'on pensait la rejoindre à sa mort. Plus on s'en rapproche en plus on s'en éloigne. C'était tellement étrange...
Il alla se coucher contre Nuage de Marronnier, l'une des 3 autres chefs du Clan des Étoiles, dans la tanière leur étant réservée. Son odeur l'endormait toujours, cette odeur de pin et d'herbes mêlées de champignons. Dans cette apprentie, il retrouvait un peu la douceur de la fourrure de sa mère.
Et il sombra dans la masse noire et infinie qu'était le sommeil sans rêve.
Dehors, le Miroir de la surface montrait l'enterrement de Nuage de Paillette.
☆☆☆☆☆
Nuage de Paillette se réveilla. Ses yeux étaient toujours rougis d'avoir pleuré la veille. Elle n'avait presque pas dormi, mais elle avait réussi à sombrer juste après le lever du soleil. Il était donc tard quand elle sortit de la tanière regroupant tous ceux qui étaient morts depuis peu.
Elle n'avait parlé à personne, et personne n'était venu la voir.
Tant mieux. Elle voulait être seule.
La seule petite boule de poils qu'elle voulait voir était au centre du camp, semblant déjà préoccupé par ses devoirs de chef.
Il avait l'air soucieux, et les trois chats autour de lui l'étaient aussi.
- Hé, Nuage de Paillette !
Petit Lion venait justement de l'appeler, mais pas avec le même ton que la veille. Cette fois c'était sûr, il se passait quelque chose.
- Tu n'aurais pas vu ton père ce matin ?
- Je viens de me lever en fait...
Le fait qu'on demande des nouvelles de son père l'inquiéta. Que c'était-il passé ? Avait-il disparu ?
- C'est bizarre, Pelage de Châtaigne était de garde cette nuit, et il n'était pas là ce matin... Encore, qu'il soit allé chasser n'est pas trop grave, on n'a pas de problèmes en ce moment. Mais il n'est toujours pas revenu, et ça m'inquiète...
- Un coup de la Forêt Sombre, tu penses ? demanda un chat tigré d'à peu près la même taille de Nuage de Paillette.
- Fais pas l'andouille Nuage de Marronnier. Ils ne peuvent rien faire de chez eux.
- Moi, j'en suis pas sûr, grommela en retour Nuage de Marronnier, l'air un peu craintif.
Petit Lion soupira, puis prit à part l'apprentie beige.
Elle, elle était comme pétrifiée. A peine arrivée, sa mère n'est pas là et son père disparaît. Elle avait peur, d'un coup. Peur de ce qui pourrait arriver. Elle tenta de se consoler en se disant qu'elle se faisait peut-être des idées pour rien. Son père était sûrement en train de chasser le plus beau faisan de la forêt, pour elle, sa petite fille...
Elle secoua la tête. Elle ne devait plus le voir avec ses yeux d'enfant. La discussion qu'ils avaient eu la veille aurait dû lui faire ouvrir les yeux. Les parents ne sont pas parfaits.
- Bon, dit Petit Lion, je m'étais promis de ne rien te demander à propos de la discussion d'hier, mais je voudrais savoir s'il t'a dit quelque chose qui puisse avoir un lien avec sa disparition.
- Joliment formulé, dit une voix derrière.
- Je sais. Maintenant, dégage Étoile d'Ecorce.
- Ooooh, si on peut plus rigoler ! dit le chef brun en partant un peu boudeur, pensant ne s'être pas fait voir pendant son espionnage.
Le chaton se tourna vers son amie.
- Alors ? Ça te dit quelque chose ?
- Je... Je... bredouilla-t-elle en pensant à sa discussion de la veille avec son père. Je sais juste qu'il était anéanti de parler de Maman, il a parlé de la rejoindre... Je l'ai dissuadé de le faire... Et puis il m'a parlé d'elle et... de sa mort...
Elle se mit à pleurer.
- Tu crois qu'il est parti chez les Prophètes ? Sans rien dire à personne ? demanda-t-elle en tentant de cacher des larmes.
- Je n'espère pas... On va fouiller le territoire encore une fois, puis on ira voir le camp des Prophètes. Juste pour être sûrs.
- Je viens.
- Je n'en attendais pas moins de toi. Allez, viens !
Ils prirent avec eux Nuage de Marronnier, trois guerriers nommés Loup des Montagnes, Jour Nuageux et Girofle Brune et enfin Étoile d'Ecorce. Comme ils risquaient fort de devoir aller au camp des Prophètes, un lieu tenu secret pour garantir au maximum leur solitude, Petit Lion s'était arrangé à ce qu'ils soient de confiance.
Étoile des Cieux, le dernier chef du Clan des Étoiles, resta pour coordonner la situation. Il était habitué, et il n'aimait pas les voyages de toute façon.
Le ratissage du territoire fut long et totalement inutile. Ils crurent quelques fois sentir l'odeur de Pelage de Châtaigne, mais ce n'était jamais assez fort pour qu'ils puissent suivre une piste.
Étoile d'Ecorce, enfin redevenu sérieux, menait la troupe, l'air grave. Ça se voyait bien que le fait de perdre un chat qu'il avait connu de son vivant le chamboulait un peu.
Petit Lion fascinant Nuage de Paillette. Un chat aussi mature dans un si petit être... Il prenait des décisions toujours judicieuses, mais il fallait quand même l'assister pour traverser une rivière... C'était donc ça, quand on mourrait jeune au Clan des Étoiles ? Une âme qui grandit coincée dans un corps d'enfant ? Nuage de Paillette eut soudain un peu peur de l'existence qu'elle allait mener là.
Les deux guerriers venus ne disaient pas grand-chose. Ils étaient formés à obéir aux ordres sans rien dire.
Aussi étrange que cela puisse paraître, c'était Étoile d'Ecorce qui menait la troupe. Petit Lion s'était placé au centre de la troupe aux côtés de son amie, délaissant le commandement au défunt chef du Clan de la Rivière.
Ce fut un des premiers moments qu'elle passa au Clan des Étoiles où elle put réfléchir.
Elle était morte... Elle arrivait étrangement bien à s'y faire. Le fait de ne plus jamais voir ceux qu'elle connaissait de son vivant ne la touchait pas plus que ça. Elle n'avait jamais eu un vrai ami de toute façon, un ami qui lui aurait raconté des blagues pourries ou proposé des bêtises à faire même pendant sa maladie. Pas un de ces hypocrites qui chuchotaient : "La pauvre, quand même..." alors que tout ce qu'elle aurait voulu, c'était un regard plein de réconfort et non de pitié.
Une colère sourde montait en elle, maintenant qu'elle voyait la situation plus objectivement. Ils n'avaient rien fait pour l'aider au moins à se sentir mieux ! Personne n'avait pensé à lui annoncer en face qu'elle allait mourir ! Et tous ces chuchotis autour d'elle pendant qu'elle souffrait, tous ces "Comme je la plains...", toutes ces paroles qu'ils oublieront aussi vite qu'elle, parce qu'ils n'avaient jamais fait attention à cette petite orpheline solitaire qui ne demandait que de l'amour !
Elle avait tant besoin d'un véritable ami, qui ne mâche pas ses mots quand on lui demande son avis... D'une simple personne avec qui on peut autant rigoler que parler de sujets graves...
Petit Lion la frôla.
Elle sourit.
Même si elle n'avait que très peu parlé avec le chaton depuis le départ, elle sentait qu'ils allaient s'entendre vraiment bien.
La joie succéda à la colère. Et la peur la remplaça quand elle repensa à ce que son père pouvait être devenu.
Elle espérait tellement qu'il ne lui soit rien arrivé... C'était la seule personne qui la rattachait à son ancienne vie... Elle l'aimait, c'était son père, le héros de son enfance...
Étoile d'Ecorce s'arrêta.
- Bon, on va pas se mentir, on a déjà passé au peigne fin tout le territoire et Pelage de Châtaigne reste introuvable. Il va falloir sortir du territoire et... Aller chez les Prophètes.
Il se tourna vers Petit Lion, qui leva les yeux au ciel.
- Ouais, bon. Je suis pas trop sûr de la direction mais ça à l'air d'être par là... dit-il en désignant de longs champs s'étendant à perte de vue.
- Ce territoire ressemble tellement au monde des vivants... chuchota Nuage de Paillette pour elle-même.
- Et encore, il n'a pas de fin.
Loup des Montagnes s'arrêta, la truffe en l'air.
- Hé, l'odeur de Pelage de Châtaigne est plus forte quand on va vers les Prophètes ! Il est sûrement là-bas !
Étoile d'Ecorce se fit rapidement dépasser par Petit Lion, qui mena la troupe, car il était le seul qui savait où se trouvaient les Prophètes. Secret de la plus haute importance, disait-il.
- Ouais mais quand même, si on y va tous ce ne sera plus trop un secret.
- Huuuum... Arrête de réfléchir avant que je ne te fasse rentrer au camp, petite maligne !
Jour Nuageux s'immobilisa à son tour pour humer l'air.
- Attendez... Il est tout prêt !
- Quoi ?! S'étrangla Nuage de Paillette. OU EST IL ?!
Elle vit Jour Nuageux partir en courant et, obéissant seulement à ses sentiments elle courut pour le rattraper. Son père, le héros de son enfance, son père, celui qu'elle venait à peine de retrouver, son père... Plus rien de comptait d'autre que lui.
Elle courrait à en perdre haleine, voyant les mètres la séparant de Jour Nuageux se rétrécir. Mais pourquoi le guerrier-étoilé était-il si inquiet ? Sa peur se sentait trop bien à son goût...
Elle parvint enfin à humer l'odeur de son père à force d'essais -elle n'avait jamais eu un bon flair- mais il y avait autre chose, quelque chose d'à la fois inconnu et apeurant... Quelque chose qu'elle n'avait connu que récemment...
Le sang.
Cette certitude la glaça.
Le sang. C'était bien ça qui était mêlé à l'odeur de son père. Elle accéléra.
Jour Nuageux stoppa net devant elle. Après s'être arrêtée juste avant, l'apprentie, toute tremblante, se posta à ses côtés.
Pourquoi était-elle venue ? Pour trouver son père. Elle avait réussi.
Mais, son corps parcouru de griffures et de morsures, le sang coulant encore de ses blessures, son souffle haletant de celui qui allait mourir et les traces de pattes tâchées du liquide rouge partant vers la forêt n'allaient pas dans le sens de la théorie de Petit Lion.
Elle vit tout.
Elle vit Étoile d'Ecorce et Petit Lion se précipiter vers Pelage de Châtaigne pour le sauver. Elle vit son père se tordre de douleur par terre sans même pouvoir répondre aux questions brulantes des deux chefs. Elle vit Jour Nuageux, aussi choqué qu'elle, se mettre à trembler. Et elle vit son père s'évaporer en minuscules étoiles dans son dernier souffle.
Alors, enfin, elle autorisa une larme à couler sur sa joue.
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