Chapitre 43 : Zoé

« Quand même, je suis pas d'accord. Les cookies, c'est tellement meilleur que les donuts.
- T'es folle ?! Les donuts, c'est tout doux, ça fond dans la bouche, c'est un rêve éveillé.
- N'importe quoi. Au contraire, le croustillant du cookies casse la monotonie du donuts.
- Si t'as de mauvais goûts, tant pis pour toi. »

Zoé adressa un sourire adorable à Anna, qui leva les yeux au ciel avant de prendre une nouvelle bouchée de cookies. Elle simula un orgasme alimentaire et Zoé éclata de rire. Comme elle adorait ces moments passés avec Anna, sans prises de tête, dans la plus belle des simplicités. Anna était l'une des rares filles avec laquelle elle n'était jamais à court de débats, aussi « inintéressants » qu'ils pouvaient l'être. Zoé était tellement heureuse de lui reparler et d'avoir renoué leur complicité d'antan, qui ne s'était jamais vraiment évaporée.

Lorsqu'elle observa Anna, son regard s'attarda sur ses lèvres. Elle ne se cachait même plus la vérité ; Zoé était attirée par Anna, elle était même en train de tomber raide amoureuse d'elle, si ce n'était pas déjà le cas depuis leur rencontre. Zoé acceptait enfin ses sentiments. Elle avait assez fui. Elles avaient assez perdu de temps.

Pour autant, elle gardait ses émotions pour elle, le temps qu'Anna lui donne « le signal ». Il ne fallait pas exagérer, Zoé restait très pudique sur ses sentiments et n'allait certainement pas faire le premier pas. Ce qui ne l'empêchait pas d'attendre secrètement avec impatience qu'Anna le fasse.

« Du coup, ça va mieux toi, au niveau de l'alimentation, tout ça ? demanda très maladroitement Zoé en voyant Anna finir son cookie le sourire aux lèvres.
- Ça va. En fait, ça va carrément mieux. J'aurais jamais cru que j'arriverais à avoir un jour un tel détachement vis-à-vis de ce que je mange. Maintenant, je mange beaucoup, pas très équilibré, certes, mais putain, je profite de ma vie sans culpabiliser et ça, ça n'a pas de prix. J'ai arrêté toutes les privations, je croque littéralement la vie à pleines dents. Certains diront que je n'ai pas guéri parce que j'ai toujours un rapport trop intense avec la nourriture ; et je leur dirais que guérir, c'est d'être bien avec soi-même et son corps. C'est un processus qui prend du temps. Mais tant qu'il n'y a pas de mal-être, tant qu'il n'y a pas de culpabilité, il n'y a pas de maladie. Je n'ai jamais été aussi heureuse. C'est tellement agréable de pouvoir manger ce qu'on veut à chaque instant de la journée sans ressentir une haine de soi. »

Zoé observa Anna avec admiration. De toute façon, tout ce que faisait Anna était admirable. Zoé était impressionnée par la rapidité du changement qui s'était opéré chez Anna. Elle était très fière d'elle.

« J'avais juste besoin d'un déclic, conclut Anna en souriant.
- Je suis tellement heureuse pour toi, si tu savais, murmura Zoé en prenant la main de son amie. Tu es géniale. Je suis trop fière de toi. »

Elle ignora les petits frissons qui lui parcoururent le dos à ce contact si bénin et pourtant si merveilleux. Anna lui rendit son sourire et Zoé sentit des petits papillons s'envoler délicieusement dans son cœur. Mais le visage d'Anna se fit soudain plus sombre et sérieux et elle demanda :

« Bon, Zoé... Faut qu'on parle de toi. »

Zoé ne répondit pas et jeta imperceptiblement un regard à la cicatrice du bleu sur son bras.

« J'ai jamais osé t'en parler, mais là, il le faut. Qu'est-ce qui se passe chez toi ? »

Zoé relâcha la main de son amie et laissa son regard errer au loin. Elle se força à se détacher de cette scène, car sinon, elle allait sentir les larmes arriver et n'était pas sûre de pouvoir les retenir. Face à son mutisme, Anna lui jeta un regard insistant et elle poursuivit :

« Zoé, tu peux m'en parler. Tu dois m'en parler. Tu sais que je serais là pour toi. Toujours. »

La petite brune acquiesça timidement, et elle se sentit comme une jeune enfant faible et impuissante. Un peu gênée, elle la prévint :

« C'est rien de très grave, tu sais. Je sais qu'il y a pire, c'est pour ça que je ne veux pas faire la fille qui se plaint et...
- Il n'y a pas une échelle de la douleur, Zoé. Peu importe ce que tu vis, c'est comment tu le vis qui est important. Et je vois que tu vas mal. »

Ces paroles achevèrent la jeune femme de confesser ce qu'elle n'avait jamais pu avouer à personne, ni peut-être à elle-même. Un peu hésitante, elle finit par se jeter à l'eau. Car, au fond, elle n'attendait que ça, que quelqu'un vienne la sauver.

« Je... Mon père est violent, parfois... »

Anna lui reprit la main.

« Quand j'étais petite, tout allait bien. Mes parents étaient amoureux et la vie était belle. Et puis un jour, j'ai tout foutu en l'air. J'ai un petit frère. Max. Un sourire teinté de tristesse lui traversa le visage. Il a quatorze ans, maintenant. Il en avait six à l'accident. Sa gorge s'assécha violemment alors qu'elle sentait la colère s'allumer au plus profond de son être. Putain, Anna... J'arrive pas... C'est tellement dur.
- Ça va aller, je suis là pour toi, murmura Anna avant de se mettre sur le fauteuil de Zoé pour la serrer dans ses bras. »

Et Zoé se mit à pleurer. Pas d'énormes sanglots, non ; les larmes coulaient silencieusement sur ses joues alors qu'elle s'efforçait de maintenir son rythme cardiaque pour ne pas s'étouffer. Elle tremblait.

« Chhh, ça va, chuchota Anna en plaçant quelques mèches bouclés de son amie derrière ses oreilles pour lui déposer un doux baiser sur la joue.
- Non, ça ne va pas, souffla Zoé. Je lui ai gâché la vie. Max, c'était un petit garçon si beau, si intelligent. Il avait commencé le foot à son plus bas âge et était promis à une grande carrière. Tout le monde lui disait que plus tard, il ferait partie de ces gens extraordinaires, qui feraient de grandes choses. Même pour ma famille, il incarnait l'espoir. Je n'étais pas une très bonne élève, alors que Max était sérieux, certains enseignants soupçonnaient même qu'il soit HPI. Tout était tracé, Max aurait fait de grandes études, aurait eu un bon métier et aurait aidé nos parents à régler leurs problèmes financiers. Et... J'ai tout gâché, je lui ai volé sa vie. Il... On mangeait chez des gens, et on s'ennuyait. On s'entendait tellement bien. C'était mon petit complice, on faisait les quatre cents coups ensemble. On est sorti discrètement de table pour aller explorer le bois voisin des gens chez qui on mangeait. Il était si grand, tout était si beau, si pur, et on s'est enfoncés un peu plus profondément. On jouait aux explorateurs. Tout était si beau et simple. »

Zoé parlait mécaniquement, désormais. Alors que les larmes se faisaient plus nombreuses et que son récit était coupé par des reniflements, elle continuait. Elle s'efforçait de se détacher de ce qu'elle racontait, mais d'horribles images ne cessaient de venir la tourmenter.

« Et il y avait cet arbre. Le plus grand de la forêt. Il avait de grandes branches, et des plus petites, sur lesquelles on pouvait aisément se hisser. Alors... Alors j'ai eu une idée. J'ai défié Max de grimper le plus haut au possible. C'était une course. J'étais devant, je me moquais de lui, alors il essayait d'aller plus vite... Et là... »

Soudain, Zoé sentit ce qu'elle avait mangé lui remonter brutalement à la gorge. Elle porta sa main à sa bouche pour anticiper un vomissement. Les yeux écarquillés, elle se précipita dans les toilettes, sans prêter attention aux exclamations horrifiées d'Anna. Elle se rinça le visage avec de l'eau froide d'un air mécanique. Son regard errait dans le vague, comme si elle assistait à une scène à laquelle elle n'appartenait pas. Alors que ses mains frottaient vigoureusement sa peau, elle sentit que ses ongles s'enfonçaient plus profondément dans sa peau. Ça lui faisait mal. Zoé continua ce geste, se réfugiant dans une douleur qu'elle jugeait méritée. Elle releva lentement son regard vers le miroir. Des griffures rouges se creusaient désormais sur son visage. Bien fait.

Zoé ne s'était jamais autant détestée.

Elle resta plusieurs minutes à observer son reflet. Plusieurs minutes durant lesquelles elle se haït et s'infligea les pires pensées. Tout était de sa faute. Pourquoi était-elle intacte ? Pourquoi ce n'était pas elle qui avait payé, mais son frère ? Pourquoi était-elle encore en vie ?

Tu es horrible.

Zoé aurait voulu disparaître. Si elle pouvait changer les choses, alors ce serait elle qui subirait ce accident. Mais elle ne pouvait pas. Et elle ne se remettrait jamais de cette injustice. Le syndrome du survivant la suivait jusqu'à la fin.

Et puis une tornade la rejoignit. Anna, complètement paniquée, écarquilla les yeux face à la haine qui se dégageait de Zoé quand elle s'observait et la prit dans ses bras en prenant soin de l'éloigner du miroir.

« Mon bébé... Tout va bien, je suis là. Je suis là, tout va bien. Je t'aime. Viens, on sort. »

Anna la conduit à l'extérieur du bar et Zoé la suivit mécaniquement. Elle avait l'impression de ne plus rien sentir.

Les deux jeunes femmes marchèrent longtemps, main dans la main. Elles se baladèrent le long du fleuve qui traversait la ville. Anna serrait fort la main de Zoé. Et ce fut cette sensation qui finit par sortir Zoé de son étrange torpeur. Elle tenta de reprendre le contrôle d'elle-même et se dirigea au rebord du fleuve orné de pierres sur lesquelles elle s'assit. Anna l'imita. Un silence s'installa entre les deux femmes, brisé par le vent tumultueux et les rires des gens au loin. Pourtant, Zoé avait l'impression d'être seule avec Anna. La petite brune laissa son regard errer le long des vagues entremêlées.

« Il est tombé. Il était monté très haut, il a voulu allez plus vite, et il est tombé. C'est bizarre. Je n'arrive pas à me rappeler de cette scène. Je me rappelle juste le voir trébucher en arrière. Mon regard est resté fixé sur lui, et pourtant, je ne le voyais déjà plus. J'étais complètement tétanisée, je me suis accrochée à la branche et je suis restée là. J'étais incapable de bouger, de descendre le voir, j'arrivais à peine à respirer. Je n'ai pas réalisé ce qu'il se passait, et je n'ai repris mes esprits que lorsque mon père est grimpé et m'a arraché de force à la branche. Je ne voulais pas la lâcher, je pleurais, je criais. Je voulais rester accrocher à cette branche, loin de la réalité. Je n'ai plus de souvenirs précis de ce qu'il s'est passé. Je me rappelle seulement du monde qui s'était attroupé autour de mon frère. Je ne le voyais plus. Je me suis assise par terre et j'ai pleuré. Et puis les secours sont arrivés. Mes parents sont partis avec, et je suis restée seule chez les gens. Ils m'ont mis dans une chambre où je suis restée cloîtrée jusqu'à ce que mes parents reviennent finalement. C'est là que j'ai compris que quelque chose avait changé. Ma mère ne me regardait plus, mais mon père, lui... Il posait sur moi un regard terrible. Comme un reproche qui n'est jamais vraiment parti. Nous sommes rentrés à la maison. Le verdict est finalement tombé ; Max était paraplégique. Il ne pourrait plus jamais utiliser ses jambes. Fini le foot et la grande carrière, et surtout, fini le sourire et la joie de vivre. Quand je l'ai revu, j'ai compris qu'une partie de lui était morte. Il ne souriait plus et s'est complètement refermé sur lui-même. Ses capacités cognitives ont aussi été détériorées. Et moi, je me détestais. Je savais que c'était ma faute, je voulais échanger mon corps avec le sien, je voulais m'arracher les yeux dès que je croisais mon reflet. J'aurais peut-être pu m'en sortir, mais mon père était du même avis. Alors qu'il voyait mon frère, qu'il aimait tant, dépérir petit à petit, il a développé une haine presque viscérale à mon égard. Il ne me parlait plus, ne me regardait plus, comme ma mère. Il a commencé à disparaître comme mon frère. Et puis il a perdu son boulot et il a commencé à boire. Il était malheureux, il s'en voulait de n'avoir rien pu faire, lui qui voulait tant que mon frère réussisse. Il buvait beaucoup, et ma mère ne faisait rien pour l'arrêter. Elle s'efforçait de garder bonne figure pour mon frère mais elle pleurait souvent. Les soins pour mon frère en institut étaient coûteux et on croulait sous les dettes. Je n'avais plus le droit à l'amour de ma mère non plus. Et mon père a commencé à se venger. Quand il buvait beaucoup, il venait me voir et me tenait des discours très durs, comme quoi j'avais gâché la vie de mon frère et que je méritais de subir le même sort. Il a fini par ancrer cette idée en moi, mais ce n'était pas tout. Il avait besoin d'extérioriser sa colère, et il a commencé à me frapper. C'était très rare. Souvent, il frappait avec ses mots, mais parfois, ses poings parlaient plus fort. Ce n'était que quelques coups, et je pensais que c'était mérité. Mais je vivais dans une peur permanente, et surtout, je le détestais. À l'école, la haine de moi m'avait bouffée et je m'isolais, parce que je jugeais que je ne méritais pas d'avoir le droit de vivre. Quand j'ai eu douze-treize ans, les choses se sont un peu calmées... Et puis de nouveaux problèmes financiers nous ont frappés et mon père a recommencé à me frapper. C'était plus dur, plus violent. Plus rare, aussi. Mais quand ça arrivait, je ne pouvais que prier pour que ça s'arrête. Il était saoul et affirmait que tout était injuste ; le lendemain, il s'excusait, puis je n'avais plus de nouvelles jusqu'à la prochaine crise. J'ai grandi avec l'idée que j'étais une erreur. Je n'ai jamais eu d'ambition, mais je continuais d'aller à l'école parce que quand j'étais à l'école, je n'étais pas chez moi. Je n'avais pas à passer devant la chambre de mon frère ou sous le regard de mon père. Et je me suis habituée à cette tension permanente. Je m'accroche. Dans un an, je pourrais peut-être partir... Même si je ne pense même pas mériter le droit de m'enfuir. »

Anna avait écouté son long récit sans broncher. Une fois que Zoé eut fini, elle posa sa tête contre l'épaule de son amie, comme épuisée. Elle s'aperçut qu'Anna avait elle aussi les larmes aux yeux. Un silence respectueux s'installa, puis Anna murmura :

« Tu es forte, Zoé. Tu mérites tout le bonheur du monde, sache-le. Tu n'es pas responsable d'un accident. Tu n'étais qu'une enfant, toi aussi. »

Zoé haussa les épaules.

« Quand je suis rentrée en première, et que je vous ai rencontrées... Tout paraissait s'arranger. J'avais l'impression d'exister, et savoir que j'étais aimée par quelqu'un m'aidait à me dire que oui, j'avais le droit de vivre. Mais à chaque fois que je rentre chez moi, j'ai toujours peur. Mon père ne m'a plus frappée depuis la dernière crise, mais il ne m'a plus non plus adressée un regard. Je mange et je vis de mon côté. C'est si dur de savoir que tes parents, qui sont censés t'aimer et te soutenir, te détestent et attendent ton départ avec impatience.
- Moi, je suis là, Zoé, affirma Anna. Je t'aime pour ce que tu es. Ce qui est arrivé est un terrible accident, mais malheureusement, la vie continue. Il faut aller de l'avant. On ne peut pas changer le passé, mais on peut définir notre futur ! Ou au moins, la manière dont on va l'appréhender. Il faut surtout que tu apprennes à t'aimer pour ce que tu es, et non pour ce qu'on te reproche. Tu as subi l'influence négative de tes proches et tu t'es raccrochée à être mauvaise image de toi. Mais Zoé, tu vaux tellement mieux que ça ! Tu mérites de t'aimer. Tu es une fille géniale. Et si pour l'instant c'est trop dur de t'aimer toi-même, alors je t'aimerais pour deux, le tant que tu arrives à vivre avec toi-même. Je serais là pour toi, je te le jure. »

Zoé tourna et releva lentement le menton vers Anna. La brune avait baissé la tête vers elle. Il y eut un léger moment de flottement entre les deux jeunes femmes. Et puis Anna finit par rompre cette distance bien trop insupportable en déposant doucement ses lèvres sur celles de Zoé. Et ce geste valait des milliers de mots.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top