6 - Emma

Emma

- Hmm? Do you need some help? me demande-t-il d'un sourire un peu trop insolent.

- Pardon ?

Je reviens à moi, les yeux grands ouverts. Il vient de parler en anglais ?

No, sorry, réponds-je amusée en m'asseyant à côté de lui.

Je ne relève pas son attitude particulière, ce sourire que j'aurais volontiers calmé dans une autre situation, mais le changement de langue m'a déconcertée.

Je jette un léger coup d'œil vers lui en triant mes affaires dans mon sac, je range le briquet sur le dessus, je sors un livre et mes écouteurs, et j'ignore cet air moqueur sur ses lèvres, ce regard qui ne me lâche pas. C'est gênant, clairement, pourtant j'ai du mal à calmer ma pression sanguine.

Je remarque un message de Romain en regardant mon téléphone. Eh bien, ça a l'avantage de me faire redescendre. Je l'ignore aussi. J'envoie un message à mes parents et ma cousine pour leur dire que je suis bien installée.

Je continue à sentir l'attention de mon voisin sur moi. Il s'affaisse légèrement dans son siège, et je regarde du coin de l'œil cet air toujours amusé. Il semble joueur. Il semble intéressé. Il semble divertissant.

You're French? me demande-t-il.

I am, réponds-je succinctement. American?

Je me tourne finalement vers lui, vers ses cheveux foncés et son regard marin. Il acquiesce, et il ne se gêne pas pour analyser chaque centimètre de mon visage. Il est vraiment exactement le genre de personnes que j'aurais remis à sa place en temps normal. Pourtant, étrangement, je fais de même, à la différence que je me focalise peut-être un peu trop sur ses lèvres, sur son sourire et le bout de sa langue qui les retrouve avant que ses dents s'y attaquent.

- T'étais à Paris en vacances ? repris-je en anglais.

- Pour affaire.

- T'es resté longtemps ?

- Deux jours, répond-il en s'appuyant contre le hublot.

Ses réponses sont succinctes, il est bien plus préoccupé par son inspection que par ce que je lui demande. Cet échange, la pression, quelque chose déclenche une sensation particulière que j'essaie de réfréner. Je ne sais pas exactement comment me tenir, non pas parce qu'il m'impressionne, mais parce qu'il réveille des sentiments que j'ai appris à enfouir. Sauf que ce putain d'air insolent me donne clairement envie de l'embrasser et cette simple idée réveille mes envies... Alors je croise les jambes, je me repositionne, je fais abstraction.

- Tu travailles dans quoi ? demandé-je pour détourner l'attention de mes pensées.

- La vente.

J'acquiesce sans lâcher des yeux ces pupilles qui m'inspectent.

- C'est rare d'être si jeune et d'avoir ce genre de responsabilités, dis-je curieuse.

- Lesquelles ?

- Je pensais qu'il fallait au moins une quarantaine d'années pour voyager dans le monde pour une boîte.

D'un rictus, il abandonne finalement mes traits pour me redonner son attention.

- Je suis bon dans ce que je fais.

Je souris, je m'en amuse. Il essaie de se la jouer mystérieux ? Mon regard l'interroge, moqueur, et comme lui plus tôt, je ne me retiens pas d'admirer son torse quand il le bombe en se plaçant pour mieux me faire face. Il me laisse faire en silence. Je passe progressivement de ses pectoraux à sa clavicule, puis à son cou, à sa pomme d'Adam... Je retrouve visuellement ses lèvres qui font stimulent les miennes.

- T'as quel âge ? repris-je une fois le contact rétabli.

Il se met à rire. Pourquoi ? Aucune idée.

- Vingt-six ans. Et toi ?

- Vingt-trois.

Il plisse très légèrement les yeux.

- Et qu'est-ce que tu fais dans la vie ? demande-t-il à son tour.

- Je faisais des études de lettres, je viens de les terminer.

- De lettres ?

- Oui, littérature française et étrangère.

Il acquiesce d'entendement.

- Tu pars fêter ça à Los Angeles alors ?

- En quelque sorte, dis-je en détournant mon attention.

J'ai beau le trouver terriblement délicieux, le renvoi à ce qu'il s'est passé avec Romain reste difficile à gérer. Je pars principalement pour éviter de devoir réfléchir à toute cette histoire alors je n'ai pas envie d'en donner la raison.

- Tu rentres quand ? relance-t-il en voyant mon manque de réaction.

- Je n'ai pas pris de billet retour pour le moment.

- Ah oui ?

Il semble bien intéressé.

- Oui, ris-je légèrement. Ma cousine m'a proposé de la rejoindre, alors on a pris les billets hier soir.

- Elle vit à Los Angeles ?

- Exact. Et toi ?

- Pareil.

- D'accord.

Il ne relance pas alors je me défais du jeu de ses lèvres quand le pilote commence ses annonces. Le décollage est imminent. Puisque ceci est loin d'être ce que je préfère dans le vol, je commence d'ores et déjà à serrer les accoudoirs dans ma poigne. Les hôtesses de l'air se préparent devant nous, tout comme ma respiration commence à s'altérer. Je ne loupe pas une seconde de ce qu'elles peuvent dire ou montrer. J'ai cette étrange impression que si je n'y fais pas attention, ça me portera la poisse. Un peu comme si Mme Destin me voyait regarder ailleurs et se disait « Ha-ha ! Tu n'as pas fait attention à l'amerrissage ? Eh bien, regarde ce qui t'attend ! »

Mon bel inconnu se concentre sur son téléphone avant que le personnel de bord vienne vérifier que tout est en ordre pour chaque passager. De mon côté, mes mains sont toujours en train de remplir la même mission spéciale je m'agrippe.

L'avion se met à peine à rouler que mon sang n'atteint plus le bout de mes doigts. Je ferme les yeux et je commence à gérer ma respiration. Je fais comme si de rien n'était. Je pense à autre chose, autre chose, et je me fige quand des murmures amusés se confrontent à mon oreille.

- Tu as peur, peut-être ? me chuchote l'inconnu.

- Non, tu crois ? 

Assez mauvaise, j'ignore quelque peu les frissons qui font leur apparition. Un sourire appuyé résonne dans son souffle avant qu'il ne reprenne.

- Comment tu t'appelles ?

- Ce n'est pas au début d'une discussion qu'on demande ce genre d'information ? demandé-je en le regardant.

Son visage est bien plus proche que je ne l'aurais pensé, et il n'en a à peu près rien à foutre que j'ai tourné le mien. Il sourit, me regarde droit dans les yeux et répond avec le même rictus que plus tôt.

- On en est toujours au début, dis-moi tout, très chère.

J'inspire profondément quand les moteurs de l'avion s'échauffent pour le décollage. Je remets la tête droite.

- Eh... écoute ma voix, reprend-il, regarde-moi.

Bien-sûr, je ne le fais pas. Je m'imagine ailleurs, partout sauf ici. Je préférais encore ma cuisine en feu.

- Regarde-moi, répète-t-il en posant sa main sur la mienne.

Je ne sais pas ce qui m'interpelle le plus : le toucher soudain qui me renvoie inévitablement à la réalité, sa proximité qui m'oblige plus ou moins volontairement à le regarder ou bien ce ton qui cache une habitude de donner des ordres que je ne risque pas de suivre ?

- Comment tu t'appelles ? demande-t-il à nouveau, à quelques centimètres de moi.

- Emma.

- Enchanté, Emma. Comment s'appelle ta cousine ? Celle que tu vas retrouver à Los Angeles.

- Anna.

Hannah ?

- Non, Anna, à la française, sans 'h'.

Mes yeux se ferment instantanément, les roues de l'avion quittent le sol, la pression force mon dos contre le siège. Mon cœur s'emballe, je ne suis pas au mieux, c'est certain.

- Est-ce qu'elle a le même âge que toi ? reprend l'inconnu.

L'inconnu ?

- Ton prénom ? demandé-je de but en blanc, les yeux toujours fermés.

Je sens son amusement à travers le souffle qui réchauffe ma peau.

Lukas, murmure-t-il à mon oreille.

- Lucas ?

- Non. Écoute bien, ordonne-t-il en attrapant mon visage dans sa poigne.

Mes yeux s'ouvrent d'étonnement et se bloquent dans les siens. Je suis étrangement fascinée, pourquoi je ne le repousse pas ? Ses doigts sur ma mâchoire m'obligent à me concentrer sur lui. Pourquoi je le laisse faire ? Ce geste a créé quelque chose. Quoi ? Une certaine pause, une certaine chaleur, une proximité à laquelle je ne m'attendais pas. En même temps, on ne touche pas des étrangers comme ça...

Lou-, commence-t-il doucement, -kasse, finit-il en me fixant. Répète.

- Lu-ka-s.

Good.

- Ne me mens pas en revanche.

- Quoi ? demande-t-il étonné.

- Ce n'est pas ton prénom.

S'il y a bien quelque chose que je ne supporte pas, c'est le mensonge.

Il n'a pas le temps de répondre que je me contracte en étouffant un cri, je me défais de sa poigne et me retrouve droite comme je ne l'ai jamais été au moment où l'avion se stabilise. La sensation de vide que ça crée m'est totalement insupportable. J'ai l'impression de me retrouver dans un l'ascenseur qui lâche et que mon corps n'est plus soutenu...

Le rire clair de mon voisin retient mon attention. Il se retourne à son tour, se concentre sur le hublot.

- Qu'est-ce qui t'amuse ?

- C'est la première fois que je me retrouve à côté de quelqu'un qui flippe en avion.

- Hum, je ne flippe pas en avion, je ne suis juste pas sereine au début et à la fin, et je vois absolument pas ce que tu peux y trouver d'amusant.

Il hausse les épaules.

- C'est mignon... une enfant de vingt-trois ans, répond-il amusément hautain, le visage toujours tourné vers les nuages.

Je lève un sourcil, je lève le visage. Pour qui il se prend ? Je me redresse, je quitte mon dossier. Mes doigts lâchent les accoudoirs. J'étudie sa posture. Je suis déjà assez traitée comme une gamine par mon entourage, ce n'est pas pour qu'un inconnu se le permette.

Il s'affaisse dans le siège, se met à l'aise tournée vers l'extérieur, m'ignorant royalement. Il tient son portable entre les mains et je regarde ses bras dévoilés par des manches retroussées. Sa peau est légèrement bronzée, son pouce tapote sur le dos du téléphone, faisant jouer ses muscles et ses mains qui attirent inévitablement mon regard.

Je remarque un fil sortant du portable. Des écouteurs ? Il en a un dans l'oreille qui m'est opposée. Bizarrement, ce manque partiel d'attention m'irrite. Serais-je peinée d'être ignorée ou suis-je tout simplement énervée par ce manque de considération ? En tout cas, je tire sur l'écouteur pour qu'il fasse attention à moi. Ma main retombe sur sa cuisse, il me reluque avant de me provoquer par son sourire, cette expression fière.

- Pour commencer, mon cher, on n'écoute pas de musique quand on parle avec quelqu'un.

Il continue de s'amuser de cet échange, il est probable qu'il soit en train de se foutre de ma tronche. Il tourne les épaules dans ma direction, m'invite à continuer... Mais je ne sais pas quoi ajouter. J'ai bien le pour commencer, mais absolument pas le pour finir. Je lâche le pauvre fil que je tiens toujours. Son sourire s'intensifie et se dirige progressivement vers son bassin... où il s'avère que ma main a décidé de se poser ; près de son pénis, parce que ce n'est pas drôle sinon.

- Me parler comme si j'étais une gamine ? repris-je moqueuse. Il faudrait revoir tes phrases d'accroches.

Je retire ma main.

- Mes phrases d'accroches ? s'étonne-t-il en la regardant s'éloigner. Pour flirter tu veux dire ?

Il m'interroge sans attendre de réponse, son rictus se dévoile. Son attitude ne m'insupporte pas... Pourquoi cela ? Peut-être parce que la façon qu'il a de ne pas me ménager m'amuse, me distrait. Il finit par pointer du doigt les symboles illuminés au-dessus de nos têtes. Un bruit retentit, le voyant de la ceinture vient de s'éteindre, la phase de décollage est donc terminée et l'avion est stabilisé.

- Est-ce que je flirtais... ? reprend-il en me regardant plus sérieusement. Ou est-ce que je voulais te faire penser à autre chose ?

- Quel gentleman, dis-je moqueuse.

- Je n'irai pas jusque-là.

Le clin d'œil qui accompagne son répondant me fait sourire. J'acquiesce. Il m'a eue.

- Je n'avais pas envie d'une crise d'angoisse pour commencer ce long vol, s'explique-t-il.

- Je n'en doute pas.

Je ris légèrement en retournant à mes occupations. Peut-être est-ce vrai, ou peut-être pas. Je m'en fiche. Je me remets droite.

Je me concentre sur mon téléviseur, prête à découvrir le catalogue... et nos regards se croisent... Cette distance soudaine est en contradiction avec le sourire que j'aperçois sur ses lèvres. Quel homme étrange... que décide d'ignorer. J'éteins mon écran, je mets mes écouteurs, et je me cale dans mon siège. Les yeux fermés, j'essaie d'ignorer ces pensées qui remettent en question ces dernières années de ma vie... ou même ces sensations qui se réveillent en sentant le parfum de ce cher inconnu. Puis, soudainement... sans vraiment que je ne comprenne ce qu'il se passe, la pression que j'avais ressentie en quittant l'appartement de Romain refait son apparition. Mon cœur s'emballe... et je souris... parce que je comprends finalement qu'ils sont dus cette liberté soudaine, cette évasion, et potentiellement, cet étranger.

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C'est parti, le départ est lancé... Voyons voir ce que ce vol et cette nouvelle vie nous prévoient ! :)

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