1 - Emma
Emma
Je regarde l'horloge qui décore le mur face à moi. Toujours la même horloge depuis dix ans. C'est long, dix ans. On peut faire pas mal de choses, en dix ans. Eh bien moi, j'ai une constante : cette place.
- Emma ? C'est à toi, me dit ma psy d'un air amical.
La porte ouverte, la main sur la poignée, son visage montre toute sa sympathie. Elle n'a pratiquement pas changé en dix ans, seulement quelques cheveux blancs et des rides qui se sont immiscées ici et là.
C'est à moi. Je la gratifie d'un charmant sourire avant de prendre place sur ce fauteuil, comme à chaque fois. Elle s'assoit sur son siège, face à moi, comme à chaque fois. Elle prend son cahier de notes qu'elle garde précieusement sur ses genoux. Elle attrape sa tasse de thé qui fume encore.
- Comment vas-tu ? me demande-t-elle.
- Plutôt bien. J'ai fini mes études, lui réponds-je en m'installant confortablement.
- Félicitations ! C'est une bonne chose.
- Sans doute.
Je ne dis rien d'autre, je la regarde. Son sourire s'efface progressivement.
- Ça ne l'est pas ? rebondit-elle.
- C'est normal... je pense.
Elle hoche la tête, elle note quelque chose dans son calepin. J'ai l'habitude de ce manque d'échanges. Elle m'a un jour expliqué qu'elle en disait le moins possible pour essayer de ne pas influencer le fil de ma pensée et d'examiner au mieux mes réactions, ce que j'ai également appris à faire pour comprendre ce qui la faisait réagir.
- J'ai l'impression que ça fait un moment que tu ne t'es pas fait un nouveau tatouage ? remarque-t-elle.
Je ricane.
- Il y a un mois.
Elle acquiesce à nouveau. Elle note la date dans son carnet. Pour quelle raison ? Parce que je me fais tatouer quand ma vie devient étouffante et que j'ai besoin d'un peu de nouveauté.
- Qu'est-ce que tu as choisi ?
- Une rose noire sur l'aine.
- Oh ? Ce n'était pas trop douloureux ?
Je lève les épaules. Il y a pire.
- Je peux vous demander quelque chose ? relancé-je alors.
- Oui, bien-sûr.
- Comment suis-je censée savoir ce que je veux faire de ma vie maintenant ?
- Ce n'est pas une question que tu t'es posée en choisissant tes études ?
- Non. J'ai dû choisir une filière, j'ai pris celle qui me semblait la plus intéressante.
- Comment as-tu fait ce choix ?
Je réfléchis. Dans ma vie, tous les choix que j'ai pu faire m'ont toujours conduite à des situations... particulières... qui me donnaient à nouveau le droit de rester assise sur ce siège. Je me suis laissé guider par elle, le Docteur Jasmin. Je me suis laissé guider par mes parents pour éviter de prendre à nouveau ces décisions qui allaient les inquiéter.
- Grâce aux conseils de ma famille.
- C'est ce que tu voulais ?
- Je ne sais pas ce que je veux. Je n'ai pas de désirs particuliers quant à mon avenir. Je ne sais pas où je me vois dans dix ans. Je voudrais laisser la vie me surprendre, mais je ne vois pas comment faire.
- Rien ne te donne envie ? Des voyages ? Des enfants ? Une carrière florissante ?
Je réfléchis, je regarde ailleurs. J'aurais sans doute dû me poser ces questions plus tôt.
- Tout se passe bien avec Romain ? me demande-t-elle.
Je souris. Donc on recommence à parler de lui ? Ah, Romain, mon cher et tendre. Je le connais depuis le lycée, depuis la terminale. Il faut avouer qu'il s'en foutait pas mal de ma tronche au début. Je l'avais croisé lors d'une soirée où j'avais été avec ma cousine, un été, un simple sourire et il m'avait fascinée.
À ce moment-là de ma vie, j'avais vécu des évènements un peu spéciaux qui m'empêchaient de vraiment me lancer dans une nouvelle relation. Le problème, c'est que quand j'ai quelque chose en tête, je ne lâche pas si facilement. Alors à la rentrée, j'étais devenue la grande héritière de Sherlock Holmes. J'avais tout fait pour en découvrir davantage sur lui, quitte à devenir complètement accro à cette histoire. Je n'avais plus qu'une envie : lui.
Cependant, ce n'est qu'après le bac, quand mes parents ont enfin arrêté de surveiller chacun de mes faits et gestes, que j'ai pu lui mettre le grappin dessus. J'avais dix-huit ans et, cinq ans plus tard, on est toujours ensemble.
- Oui, très bien.
- Tu es sûre Emma ? Tu ne t'ennuies pas trop ?
Je l'examine un instant, ses yeux, cet air inquiet qu'elle cache. Je me demande si c'est quelque chose qu'elle a compris ou s'il s'agit d'une réelle question.
- Je ne sais pas si je m'ennuie, mais je sais que j'ai une vie calme.
- Qu'en penses-tu ?
- De cette vie calme ? demandé-je amusée. C'est normal, non ? Ce n'est pas palpitant, je ne me réveille pas chaque matin heureuse d'aller en cours ou d'aller bosser, mais c'est normal, non ?
Elle ne dit rien. Elle note seulement des choses dans son cahier. Je fais attention à sa commissure droite qui tremble légèrement et au pincement de ses lèvres quand son stylo s'affaire sur le papier. Donc, elle s'inquiète vraiment, hein ?
- Qu'est-ce que tu penses faire maintenant ?
- Je suis censée faire un voyage avec Romain pour fêter la fin de nos études.
- D'accord, tu aimes voyager alors c'est bien. Pas d'autres projets ?
- Rien de risqué en tout cas, dis-je en voyant où elle veut en venir.
- Tu sais, Emma, je suis contente pour toi. On a commencé à se voir quand tu avais treize ans pour tes soucis de kleptomanie et tu as réussi si vite et si facilement à y remédier. Tu as une forte personnalité, et ce n'est pas quelque chose de négatif.
J'acquiesce. J'ai envie de ricaner mais je me retiens. Je suis là à cause d'elle, cette personnalité qui inquiète constamment mes parents, alors j'ai dû la taire, l'effacer, pour éviter qu'ils continuent sans cesse à se faire un sang d'encre pour moi. Cette personnalité ne s'est pas épanouie depuis bien longtemps. Alors, cette Emma pour laquelle elle est si contente, je suppose que ce n'est pas moi.
- Il est vrai qu'il y a eu cette période, pendant ton adolescence, reprend-elle, peut-être que fréquenter Yana et Lucien n'a pas été ta meilleure décision, mais tu avais besoin de cette stimulation, tu avais besoin de cette expérience. Maintenant, ça fait cinq ans que tu as l'air d'aller bien. Tu sembles avoir réussi à contrôler ces pulsions et ces prises de risque. Tu sembles être maître de toi, et je suis fière de toi.
« Aller bien ? » Je souris, je baisse la tête. Ce ne sont pas les mots que j'aurais choisis, pourtant ce sont les seuls qui me restent en tête. Je ne dirai pas que je vais bien. Je vais normalement. Ma vie va bien. Elle est comme mes parents l'ont toujours rêvée. Elle est celle que certaines de mes amies rêveraient d'avoir. Comme le Dr Jasmin le dit si bien, elle est ce que la société attend. De mon côté, je ne souhaite qu'une chose : comprendre enfin ce que je veux en faire, comment je peux être moi dans cette fameuse vie. En mon for intérieur... j'attends tout simplement qu'elle me surprenne un peu.
- Tu es très jolie Emma, comme ça. Tu sors ce soir ? me sourit-elle à la fin de l'entretien.
- Oui, on fête la fin de mes études, dis-je d'un grand sourire. Je rejoins mes amies au restaurant après notre rendez-vous.
Cette idée me met instantanément de bonne humeur. Je visualise déjà les plats qui m'attendent et la soirée qu'on a prévue. Mon impatience se matérialise dans mes jambes qui commencent à sautiller. Mes talons claquent légèrement sur le parquet et le tissu de ma robe remonte quand mes doigts la serre.
Je salue le Dr Jasmin, je salue le patient qui attend, je souris à la secrétaire, et je quitte le bâtiment. J'ai un entretien mensuel, seulement pour faire le point, et même si je l'adore... Je suis bien contente de vaquer à d'autres occupations. J'envoie donc un message à Marie en attendant mon taxi, je la préviens que j'arrive et je miroite les boissons et les tapas que je vais bientôt savourer.
Adossée au mur de l'immeuble, je sors mon fétiche, un briquet à clapet plaqué or avec lequel je m'amuse comme si je vivais dans un film noir, le sourire aux lèvres pour une raison qui m'est inconnue. Puis, je prends le temps d'appeler Romain. Il est censé bosser sur un projet alors je prends des nouvelles.
- Je range en attendant que ma partenaire de TD arrive, me répond sa voix grave.
J'acquiesce derrière le téléphone.
- Ça s'est bien passé ? me demande-t-il ensuite.
- Oh, comme d'habitude, tu sais. Rien d'extraordinaire.
- J'ai reçu nos billets pour le Mexique au fait.
- Génial ! m'exclamé-je. Je suis hyper impatiente d'y aller.
Quoi de mieux qu'un voyage mémorable pour fêter la fin de mes études ?
- Je te laisse bébé, Justine est arrivée. On va se mettre au boulot.
- Ça marche, bon courage.
- Merci, profite bien, je t'aime.
Kleptomanie : « Un individu kleptomane souffre d'impulsions pathologiques qui se déclarent par une envie irrépressible de voler. Cette envie se porte généralement sur des objets sans grande valeur et souvent de la vie quotidienne. Son dévolu se portera sur n'importe quel objet qui lui passera devant. Il répond à des impulsions incontrôlables quand elles ne sont pas reconnues. Le but est simple : l'excitation et le plaisir de la prise de risque. Cette pathologie se range dans la catégorie des troubles du contrôle, tout comme la pyromanie. »
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