II. Ce qu'en disaient les internes
Le bruissement tranquille de la cafetière s'arrêta et la machine lança un petit bip qui troubla l'espace d'un instant la quiétude de la salle de repos. La petite aide-soignante attrapa deux mugs au slogan publicitaire débile — comme quoi l'industrie capitaliste arrivait à s'infiltrer jusque dans les bas-fonds aseptisés du milieu hospitalier — et les remplit du liquide bouillant.
Elle porta le premier mug à ses lèvres, sourit et déposa le second sur un bureau où un gigantesque moniteur trônait, dévoilant en permanence les moindres activités des patients. Une femme à la peau mate fixait l'écran d'un regard insondable ; elle détourna les yeux vers l'aide-soignante, une fille trop maigre et trop pâle dans sa blouse blanche. La gamine soutint son regard.
« Vous n'arrêtez jamais de travailler, pas vrai ? C'est sûr, même dans vos rêves, les internés se rongent les ongles jusqu'au sang. »
Le docteur sourit et renversa la tête en arrière.
« T'y connais rien, Joanne. »
La jeune fille secoua la tête. Amusée ou soucieuse, le docteur n'aurait su le dire.
Il était tôt, beaucoup des internés dormaient encore. Certains, insomniaques, fixaient le plafond de leurs yeux troubles, embrumés par les vapeurs médicamenteuses qui souillaient leur sang. D'autres encore étaient bien debout, marchant de long en large dans leur chambre aux murs nus, aussi ternes que leur regard.
Joanne posa une main sur l'épaule du docteur en se penchant pour observer l'un des malades dont le comportement l'intriguait franchement : il semblait psalmodier quelque chose, une main sur le cœur, l'autre sur le mur, comme pour y ouvrir un passage invisible vers le monde du dehors.
Le docteur saisit sa main et se tourna vers elle, une étincelle dans les yeux. La jeune fille se sentit rougir, tant sous ce regard inquisiteur que sous les doigts sombres qui couvraient les siens.
Un lien étrange, indescriptible avait lié les deux femmes depuis leur rencontre, quelques mois plus tôt, à l'occasion de l'entretien d'embauche de Joanne. Celle-ci avait cru jusque là que c'était un secret, le sien, même. C'était une fille timide et introvertie, ses joues un peu trop rouges et ses balbutiements ne différaient pas de la normale.
Mais le docteur l'avait bel et bien remarqué, elle. Et sa main était douce, chaude, adorable.
« Joanne... »
Il n'était pas dans les habitudes du docteur d'hésiter. C'était peut-être cela qui perturbait tant Joanne, d'ailleurs : cette gêne nouvelle et réciproque.
Soudain, alors que le docteur trouvait enfin la respiration nécessaire à la poursuite de sa phrase, la porte s'ouvrit à la volée sur un grand bonhomme aux joues rouges tout en jambes et genoux cagneux.
Essoufflé par sa course dans les couloirs de l'asile et le duel à mener avec chacune des portes qui avaient pris la mauvaise habitude de lui barrer la route, les propos du nouveau venu s'entrecoupaient de longues respirations bruyantes qui rendait le tout peu intelligible.
« Agrippine [...] Chambre312 [...] Épilepsie [...] Traitement d'urgence [...] Où ?
— Merde !
— Merci Joanne, c'est vachement utile. Je vais chercher les tranquillisants. Retournez-y. Maîtrisez-là, histoire qu'elle évite de passer par la fenêtre, même avec les barreaux. Je vous rejoins. »
Le docteur s'en fut en courant, lançant au passage un regard mi-paniqué mi-désolé à Joanne. Puis l'infirmier et l'aide-soignante s'élancèrent dans la direction opposée.
Sur l'écran qui couvrait le mur de la salle de repos, beaucoup d'internés s'étaient levés et écoutaient attentivement les bruits de cavalcade dans les couloirs et les cris d'Agrippine.
Et, dans une autre chambre, à l'autre bout de l'asile, Jacques Néron s'éveillait.
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