Chapitre 34

Portland est encore plus belle que tout ce que j'ai pu imaginer, même sous la pluie battante qui nous glace les os. Elle ressemble un peu à San Francisco en un sens, tous ces bâtiments brillants et l'air marin me rappellent là d'où je viens. C'est si agréable de me sentir comme chez moi dans ce lieu figé dans le temps, n'ayant connu aucun éclat de bombe. Je ne suis visiblement pas la seule qui adore déjà cette ville, Matt est lui aussi en admiration devant le port et les multiples bateaux.

« On y est. C'est ce dont on a rêvé pendant des années, frangin », s'exclame Terry en s'appuyant sur l'épaule de Mickey.

Dans mon équipe, personne n'ose rien dire. La pauvre Tess est éreintée, j'espère qu'elle tiendra jusqu'au camp. Matt, Zoé et Lucie sont bouche-bée, quant à Kim elle a l'air très anxieuse. Comme si quelque chose de terrible allait arriver. Notre contemplation ne dure pas, on se met à nous aboyer des ordre et à nous éparpiller.

Guidés par des inconnus, traînés et entraînés en petits groupes sans qu'on sache vraiment pourquoi vers des barques minuscules, séparés puis remis ensemble, serrés et entassés comme des marchandises, tout ça dans une incroyable rapidité qui ne nous permet même pas de comprendre ce qu'il se passe.

Recroquevillés les uns contre les autres, nous sommes des dizaines à trembler. Le soulagement et la libération ont très vite laissé place à la peur. C'est si étrange, moi qui croyais que tout se passerait dans une bonne ambiance et que des navettes nous emmèneraient jusqu'à l'île... Qu'est-ce qui a bien pu changer ?

Matt serre Lucie contre lui à ma droite, Tess se repose sur Kim à ma gauche, derrière moi Zoé est entre les jumeaux, et des dizaines d'autres gens prêts à tout pour aller jusqu'au bout se bousculent et tentent de se faire une place.

Je sens que l'on démarre et les vagues roulent sous mes pieds. L'embarcation précaire tangue encore et encore ; la pluie remplit le fond et alourdit le navire ; au loin la côte s'éloigne et je ne vois rien devant. Nous voilà seuls, notre vie entre les mains de quelqu'un à qui on n'a jamais parlé, tentant tant bien que mal de ne pas fondre en larmes.

L'averse redouble d'intensité et nous voilà entraînés dans sa danse furibonde ; nous nous accrochons mais certains lâchent à chaque seconde ; on se soude ; on pleure ; on essaye de ne pas céder. J'entends des hurlements, des gargouillements de noyade et personne ne veut s'entraider. Je ferme les yeux pour ne plus voir mais je sais très bien que le bateau ne tiendra pas. Pourquoi nous avoir laissé partir si nos chances étaient si faibles ?

La barque se retourne, l'eau me transperce comme mille poignards. Je remonte à la surface pour respirer mais une vague m'y replonge. Je hurle les noms de mes amis lorsqu'un peu d'oxygène me parvient, je ne vois plus que l'orage et le rafiot renversé. Autour des appels à l'aide retentissent, je vois Matt maintenir Lucie et Zoé hors de danger tandis que Kim soutient Tess pour l'empêcher de sombrer. J'ai si peur qu'elle lâche avant qu'on ait trouvé un moyen de se sortir de là.

Je nage jusqu'à la lourde barque et la redresse difficilement, puis j'y fais monter tout ceux qui sont à ma portée. Une femme s'approche, elle porte un enfant dans ses bras et tente de monter mais elle est gravement blessée.

« Prenez mon bébé, s'il vous plaît, articule-t-elle faiblement. Au camp, ils s'en occuperont. Prenez le, je vous en supplie. »

Zoé l'attrape sans que je donne mon accord et le berce en murmurant que ça ira. La femme nous laisse partir et je détourne la tête pour ne pas voir son visage englouti par les eaux. Le passeur n'est plus là, lui aussi a dû couler.

Je rame et j'aperçois tant de cadavres qui flottent, parfois des pauvres gens à moitié morts nous supplient de les emmener. J'aimerais ne pas être forcée de les ignorer.

Doucement la silhouette d'une île se dessine. Peaks Island, la magnifique, notre oasis. Je redouble de force pour ramer jusqu'à elle. J'ai si peur qu'elle disparaisse comme si elle n'était pas réelle, pourtant elle est bien là, plus rayonnante que dans mes rêves.

Le peu de survivants se jette sur son sable fin où quelques habitants nous attendent déjà.

C'est fini. Enfin.

*

« Vous verrez, ici, tout a été reproduit pour être aussi confortable que possible. Nous avons notre propre système d'agriculture, d'électricité et d'eau courante. Nous sommes en train d'installer de nouvelles boutiques plus au nord, et des écoles ont été reconstruites afin de faire renaître l'éducation. »

Un petit homme à l'air jovial nous explique depuis un peu plus d'une heure le fonctionnement du camp. Il se dandine un peu quand il marche, et il ne cesse de faire des plaisanteries. On dirait qu'il n'a pas remarqué dans quel état nous sommes après notre trajet en bateau.

« Les escouades reviennent environ un fois par mois, le reste du temps ils vont dans des villes du coin pour nous débarrasser des errants.

- Les errants ? Qu'est-ce que c'est ? l'interroge Zoé.

- Oh, vous les appelez différemment chez vous ! Ce sont les infectés. Ici, dans le Maine, on les appelle les errants.

- Par chez nous, c'est les dépouillés, commente Mickey.

- Nos escouades nous débarrassent d'eux un peu partout. Je suis persuadé que, bientôt, nous pourrons reprendre les terres que les morts nous ont pris et reconstruire notre belle civilisation ! »

Nous hochons la tête. Je suis rudement impressionnée par tout ce qui se trouve ici, le camp prend l'intégralité de l'île et des centaines d'habitations sont déjà construites pour les nouveaux arrivants. Ce grand terrain autrefois délaissé et inutilisé est devenu un havre de paix avec toutes les commodités.

« Il n'y a pas de risques que des errants atteignent le camp ? Demande une femme à l'arrière du groupe.

- Bien sûr que non ! Nous faisons attention à éliminer rapidement et efficacement toute menace sanitaire et je n'ai jamais vu d'errant qui sache nager ! »

En voulant lancer un regard à Tess, je crois celui ce Kim. Pourquoi a-t-elle l'air fâchée contre moi ? Est-ce qu'elle m'a entendue parler au médecin de Warthford ?

« Je vais vous guider à vos appartements », ajoute notre guide en s'éloignant.

Soudain, au milieu des passants, Matt et Lucie s'arrêtent nets, fixant un point précis. Lorsque je cherche ce qu'ils peuvent bien avoir vu, j'aperçois un homme et une femme qui les observent eux aussi, les yeux brouillés par des larmes.

« Matthew, Lucie... Est-ce que c'est bien vous ? » parvient à lâcher la femme en s'approchant à pas légers.

Mes deux amis n'osent rien dire, plus le couple se rapproche et plus la ressemblance entre eux et les adolescents ma l'air flagrante.

« Maman... Papa... C'est impossible... »

Matt éclate en sanglots et se jette sur ses parents, cependant Lucie a l'air perdue.

« Comment ça se fait que... vous êtes là ? S'étonne-t-elle.

- Après que vous ayez rejoint le bunker, nous nous sommes dit que nous allions attendre que vous en sortiez pour vous emmener au camp mais... Nous avons trouvé un corps. Une petite fille méconnaissable tant elle était défigurée et décomposée mais qui avait le même ours en peluche que toi. Nous avons pensé que c'était toi et... on était persuadés que vous étiez tous les deux morts, sanglote la femme.

- Je l'ai perdue. Mais ce n'était pas moi la petite fille morte, promis. »

La famille rit à la remarque de Lucie et les enfants serrent leurs parents dans leurs bras, encore sous le choc. Je n'en crois pas mes yeux. La probabilité que les parents aient rejoint le camp pendant que nous étions dans la planque était infime. Et pourtant, c'est la preuve que des miracles arrivent parfois.

Tous les spectateurs de la scène applaudissent. J'aurais aimé être à leur place. Retrouver ma Iris. Mais je suppose qu'il ne faut pas trop en demander non plus.

« Au moins, eux, ils vont retrouver une vie normale. Lucie pourra grandir comme une enfant heureuse », me murmure Zoé.

Je hoche la tête. Tess a l'air d'aller un peu mieux, à moins qu'elle fasse juste semblant pour avoir l'air aussi heureuse que tout le monde.

Dans le ciel, la pluie s'est arrêtée. J'ai comme l'impression que nous ne sommes pas au bout de nos surprises, ici.

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