14 - Confiance
— Où étiez vous ?
La voix de Tony était entrelacée de méfiance. Il se tenait debout près des consoles de pilotage, avec Joliet à ses côtés dont le visage était tout aussi fermé. Typiquement le genre de situation qui pouvait dégénérer très vite. Akané venait de passer l'arche, et le front uni en face d'elle n'augurait rien de bon. Leur passage au vouvoiement était un signe immanquable de la détérioration de sa relation avec les deux Sociétaires.
La dernière chose à faire était de mentir. Il fallait être plus subtile.
— J'ai... apporté des cafés aux prisonniers. Pourquoi ? Je n'aurais pas du ?
— Des... cafés ? Mais vous vous croyez en vacances, ou quoi ? C'est le moment de faire des politesses ?
— Je ne pensais pas...
— Non, ça c'est sûr, vous pensiez pas ! Asseyez vous ! Tony Specik se pinça l'arrête du nez avec agacement. Il n'avait pas le temps de gérer une petite gourde d'intellectuelle qui croyait qu'on peut causer à des spatios.
— Il nous reste grosso modo une heure sur le Flux, ensuite on dérivera vers Parocelle pendant deux bonnes heures, continua le garde doctement, comme Akané s'installait dans un des fauteuils à haut dossier.
— Si tout va bien, ajouta Joliet Astevirkadec avec venin.
— Ouais. Alors les initiatives de ce genre, Akané, vous les gardez pour vos sorties entre copines.
— Je pensais qu'en leur montrant de l'humanité...
— Ça, c'est bien le problème des bonnes femmes, coupa Joliet. Faut pas essayer de penser...
Outch. Akané dut faire des efforts pour ne pas ouvrir sa bouche. C'est amusant comme certains moments lui donnaient l'impression de faire un bond de six mois dans le passé, et de se retrouver dans une situation analogue à ses sorties avec Fungus. Mais cette fois ci, il n'y avait pas de chantage émotionnel à la clé. Elle put donc laisser couler cette remarque désobligeante, et penser au tableau plus large, celui où elle devait rester en vie. Et pour cela, elle avait besoin de leur confiance. Et d'envoyer un message sur le Flux.
L'une de ses amies à l'université avait été une championne dans l'art difficile de pleurer sur commande. Elle s'était sortie de situations inextricables grâce à cette faculté et avait toujours tenté d'expliquer à Akané en quoi cette arme féminine était redoutable. Akané en était incapable. Ses émotions était trop sévèrement sous contrôle pour qu'elle puisse libérer des larmes à volonté. Malgré tout, elle pouvait simuler un peu de détresse. Ça devait être dans ses cordes.
La première étape fut d'adopter un langage corporel adapté. Elle enroula ses bras autour de sa taille, laissa tomber ses épaules et se mordit la lèvre.
— Je voulais juste vous aider... fit-elle d'une voix cassée.
— Aah. C'est bon, pleurez pas. Tony vint s'asseoir près d'elle et lui tapota le bras. Vous n'avez pas conscience du danger dans lequel vous nous mettez. Ces hommes sont des tueurs, des criminels.
— Je sais, mais en leur montrant de la compassion, argumenta t-elle faiblement.
— Soyez pas naïve. Tout ce qu'on doit faire, c'est se serrer les coudes jusqu'à Parocelle. Là bas, la police s'occupera de ces gars.
— Vous croyez ?
— Vous allez voir. Dans quelques heures, on en rigolera, de cette aventure. Mais il faut nous écouter, ok ?
Le pire, c'est que Tony paraissait sincère. Il croyait honnêtement que traiter Akané comme une enfant était la bonne conduite à tenir. Au moins il ne lui avait pas redemandé son arme.
— Je suis navrée de vous causer du souci comme ça. C'est une situation tellement effrayante ! Je... je voudrais tellement parler à ma famille. Vous croyez que c'est possible ? Après tout, on est sur le Flux.
— C'est pas la priorité, coupa Joliet en se campant devant eux. Arrête de te faire baratiner, Tony. Cette gamine va nous foutre dans la merde si on l'écoute. Elle a pas encore compris ce qu'on fait, là ! Pour elle c'est une petite aventure qu'elle veut raconter à sa famille pour se faire plaindre. Il se pencha vers Akané et planta son visage à quelques centimètres du sien. Bouhou, j'ai eu tellement peur, venez m'écouter parler et me dire comme j'ai été courageuse, pleurnicha t-il.
— Je sais, mon pote, l'interrompit le garde. Mais pas la peine de s'énerver, ok ?
Tony se leva, et prit son collègue par le bras.
— On va aller chercher le pilote et préparer notre arrivée sur Parocelle, je crois que c'est le mieux. Akané, continua t-il sans la regarder, restez assise là, vous avez fait assez de connerie pour ce matin.
Les deux hommes tournèrent les talons, laissant Akané fulminer dans son coin.
— Je rencontre vraiment que des connards, maugréa t-elle
Mais au moins ils n'étaient plus méfiants. Cons, oui, mais pas méfiants. Ce qui lui laissait maintenant le temps de réfléchir à ce qu'avaient laissé entendre les deux prisonniers.
Les Spatios ont été payés pour attaquer La Chevauchée, mais n'y ont pas trouvé ce qu'ils cherchaient...
C'est celui qui s'appelait Salman Keriaton qui avait dit ça. Le TriCo avait du réussir à remonter sa piste depuis l'Ambassade populaire. Mais comme elle était parvenu à s'échapper à temps, ils avaient décidé de payer des spatios pour attaquer un vaisseau stellaire naviguant sur le Flux. Est ce que ça pouvait être considéré comme un acte de guerre ?
Ce qui est sûr, c'est qu'ils devaient la chercher sur La Chevauchée, et s'ils ne la trouvaient pas, ils en déduiraient qu'elle était sur le Carrietta. Parce que ça expliquait la fuite muette de la navette pirate.
— Et par conséquent, je suis dans la mouise. Elle se prit la tête dans les mains. Aucune solution ne s'offrait à elle. C'était comme d'être dans un labyrinthe dont aucun couloir ne menait à la sortie. Des pas dans le corridor la prévinrent du retour de Tony et Joliet, accompagnés du pilote, celui qui avait la peau mate et les cheveux noir en catogan, et dont ils attachèrent rapidement les pieds à sa chaise de commande.
Silencieuse, elle assista à l'ouverture d'un canal sur le Flux pour converser avec la station minière de Parocelle. Ils allaient donner leurs coordonnées.
— Où est ce qu'on voit avec qui tu parles ? demanda Joliet tandis que le pilote esclave activait plusieurs commandes, ses mains tremblantes au dessus des touches. D'une voix hésitante, Salman indiqua plusieurs lignes et diagrammes qui s'affichaient devant lui.
— Là je déchiffre la présence d'autres vaisseaux dans le Flux. Ici c'est pour trouver les canaux de communications publics. Et là c'est la signature radio de la colonie PARO/795-227.
Pas un seul acte de rebellion, sa soumission était acquise, comme le bon esclave qu'il était. Akané trouvait ça trop facile.
— Envoie un message de détresse. Demande de secours. Rescapés de l'attaque spatio sur le vaisseau interstellaire La Chevauchée. En approche de Parocelle par les coordonnées...
Astevirkadec dictait maintenant le message, qui partait en faisceaux serrés vers leur destination. C'était comme de regarder une catastrophe en train de se produire, et d'être impuissante à l'arrêter.
A deux reprises au moins, lorsque Tony et Joliet étaient autrement occupés, Salman Keriaton avait jeté des coups d'œil discrets derrière lui. La fille était assise dans le petit salon. Ses mains étaient serrés sur ses genoux, et ses lèvres étaient blanches. S'il avait été assez près, il aurait sans doute vu ses pupilles dilatées. Il était incroyable que ses deux compatriotes n'aient pas senti sa panique, tant l'odeur de sa peur se propageait dans tout le vaisseau. Mais les deux hommes étaient trop occupées, notamment parce qu'ils se tenaient à distance respectable, armes à la main, surveillant leur prisonnier en permanence.
C'était assez agaçant d'ailleurs. l'esclave ligoté avait vraiment espéré que ces abrutis oublient leur méfiance, et le sous estiment. Le salopard, celui qui lui avait tordu le bras hier, aurait été très facile à mettre K.O. Une seconde d'inattention, et il aurait pu lui briser la nuque. Ca aurait mis un peu de baume sur ses épaules douloureuses qui l'élançaient encore.
L'autre était à plusieurs mètres, inatteignable. Il avait parlé à plusieurs reprises de son passé de soldat. Et vu sa carrure, ça paraissait crédible. Mais rien qui ne soit insurmontable. Salman en avait déjà tué des plus costauds, des plus rapides, des plus dangereux. Le problème, c'était leurs armes. Se débarrasser de l'un d'entre eux ne suffisait pas, il fallait les neutraliser ensemble.
Et encore, c'était sans compter sur la fille et le flingue qu'elle avait pris dans la réserve. Serait elle capable de tirer ?
— Est ce que c'est leur réponse ? questionna le quadragénaire au visage marqué, quand une série d'entrées s'affichèrent sur l'écran secondaire. Salman acquiesça.
— Oui, ils ont ouvert un canal de discussion direct. Il y aura un délai d'environ vingt cinq secondes, ce sera pas de l'instantané. Mais les deux hommes s'en fichaient.
— Les mains derrière ton dos.
Ils le rattachèrent, toujours aussi serré, mais là encore ce n'était pas le problème. Si seulement ils pouvaient tous les deux être à portée...
— Vaisseau en détresse, vous nous recevez ? Ici Parocelle...
— Oui ! cria Joliet. Parocelle, ici le vaisseau Carrietta, navette spatio que nous avons détourné pour nous échapper d'une attaque pirate !
Les vingt cinq secondes furent longues, mais la voix de l'homme de la station revint.
— Passez en visuel, Carrietta, je vous envoie les codes. Et je préviens les autorités.
Enfin ! exulta Salman. Les deux gars se rapprochaient pour apparaitre à l'écran. Il restait à attendre la fille, et il pourrait peut être...
Un regard furtif en arrière détruisit son espoir. La demoiselle avait décidé de se cacher derrière le dossier du fauteuil. Une habitude apparemment.
Une minute ou deux plus tard, l'un des écrans fit apparaitre un administrateur un peu bedonnant derrière son bureau. L'homme semblait dépassé, et faisait des signes à d'autres personnes hors champ.
— Parocelle, on vous capte. Mon nom est Joliet Astevirkadec, pilote en second sur La Chevauchée. Nous avons été attaqué hier par une centaine de navettes spatios, pendant notre transit sur le Flux. Le vaisseau a été pris d'assault et perforé. Nous avons du fuir pour prévenir les secours. Vous êtes notre premier contact.
Joliet s'arrêta une seconde pour reprendre sa respiration. Ce fut Tony qui en profita pour le couper.
— Je suis Tony Specik, garde de sécurité sur La Chevauchée. Nous avons les coordonnées du lieu de l'attaque. Le Commandant de bord avait incité les passagers à rejoindre le sas de sécurité. Il y a sans doute encore des victimes à secourir. Est ce qu'on vous envoie la triangulation ?
Il bombait le torse et parlait d'une voix assurée. A n'en pas douter, c'était leur moment de gloire.
— Et le troisième ? Votre compagnon ?
Les yeux de l'employé de la station de minage indiquaient Salman, assis les yeux baissés.
— Non, non ! s'exclama Tony. Celui là est un pirate spatio. Nous en avons fait prisonnier trois pour leur prendre leur navette. Leur interlocuteur parut encore plus surpris, la bouche ouverte en un "oh" muet.
— Vous avez des prisonniers spatios ? J'ai vraiment besoin que ces foutus flics rappliquent maintenant ! hurla t-il à une personne derrière son moniteur.
— On a aussi une autre passagère de La Chevauchée... commença Tony, mais deux autres personnes entrèrent dans la conversation à ce moment là. Plus haut gradés probablement.
— Il y a eu une alerte générale ce matin, concernant un vaisseau disparu. Vous dites que c'est une attaque spatio ? Est ce qu'il y a des victimes ?
Joliet soupira bruyamment.
— 8000 passagers, 1500 membres d'équipage. Bien sûr qu'il doit y avoir des victimes. Sans compter qu'ils ont perforé la coque pour rentrer. L'intégrité de La Chevauchée n'est plus assurée, ils ne pourront pas reprendre le Flux.
— Ok, ok, coordonnées alors. On va transmettre ça à Emérite, c'est l'armée qui se chargera des secours j'imagine. Comment voulez vous...
— On va sortir du Flux dans quarante minutes environ. Ensuite il nous faudra deux heures pour atteindre votre astroport, le coupa Tony.
— Ah. Je ne... sais pas si les autorités vont donner leur accord pour faire apponter un vaisseau spatio...
Akané resta cachée pendant toute la discussion. Par un coup heureux du sort, son nom n'avait pas été prononcé, et son visage pas montré. Les autorités de Parocelle se comportaient de manière pusillanime, comme si le navire pirate portait la peste. Mais les lois de la Société étaient claires, ils ne pouvaient pas refuser de prêter secours.
Une demi heure après, leur prisonnier fut détaché juste assez longtemps pour que la sortie du Flux se fasse sans accroc, le Carrietta entama sa descente vers la colonie minière, et les communications furent troquées pour la version radio standard, habituelle à courte distance. Leur destination se situait dans un anneau d'astéroïdes assez dense, et la station occupait une petite portion d'une planète naine dont les cratères gris étaient constellés d'installations de forage. Il était incroyable que le filament du Flux passe aussi près. C'était la raison de l'occupation de cette base austère depuis des siècles.
Quand Parocelle coupa temporairement le contact et que Joliet s'éclipsa à l'étage, Akané, restée en retrait, décida qu'elle devait en profiter pour amadouer à nouveau Tony. Ils n'étaient plus sur le Flux, donc il était hors de question de contacter son grand père, mais si les choses tournaient mal sur Parocelle, et que les Conglomérats parvenaient à contacter quelqu'un sur place pour l'arrêter, avoir l'aide du garde pouvait lui sauver la peau.
Il était temps de savoir exactement quelle était l'étendue de ses connaissances militaires. Quite à se faire violence pour complimenter le garde.
— Je suis vraiment désolée de vous avoir causé du souci tout à l'heure, lâcha t-elle sans préambule, d'une voix qu'elle essaya de rendre la plus avenante possible.
L'homme tourna la tête vers elle, et elle continua.
— Je suis tellement contente de vous avoir rencontré. Sans vous, j'imagine à peine où je serais en ce moment.
— Il vaut mieux pas l'imaginer. Les témoignages des survivants de vaisseaux piratés sont toujours horribles, grogna l'homme.
— Je connais peu d'hommes qui auraient pu faire ce que vous avez fait. Quand on nous interrogera...
— Ah voyons, voyons, pas de ça entre nous, rigola Tony, mais il était flatté, ça se voyait. Au moins, le résultat en valait la chandelle, parce que si les mensonges étaient des lames de rasoir, Akané aurait eu la bouche en sang après avoir sorti une contre vérité pareille. Il était temps de passer à des questions plus précises, alors Akané se leva et vint s'asseoir dans le siège vide près de lui.
— Vous avez dit plusieurs fois que vous étiez dans l'armée... susurra t-elle. Il n'en fallut pas plus pour que Tony s'anime.
— Ah oui... J'y ai passé sept ans. Mon escadrille, c'était ma famille, pour ainsi dire. Et puis un jour, j'ai rencontré Joliet, lors d'une permission. Il travaillait déjà sur La Chevauchée comme pilote, et il m'a raconté que les anciens soldats comme moi étaient souvent recrutés comme membres de sécurité. Il y avait des place disponibles, alors j'ai changé de vie !
Akané ne put s'empêcher de noter que s'il avait été en permission à ce moment là, il était très curieux de se qualifier d'ancien soldat. D'ailleurs, personne ne servait sept ans dans l'armée. Les contrats étaient de dix ans minimum. Sauf si tu étais renvoyé pour comportement indigne... Mais le garde continuait son laïus.
— C'est une vie de liberté, de voyage. Et puis les dames aiment bien s'encanailler, pendant leurs vacances sur le paquebot. Un rictus grivois déforma son visage à cette pensée. Akané préféra ne pas trop y réfléchir. Encore que... Elle ne comprenait que trop bien. L'homme faisait plus d'un mètre quatre vingt, avec les épaules larges. Elle n'avait qu'à repenser à la secrétaire de l'Institut, et à son comportement inapproprié vis à vis de Fungus, pour comprendre ce qu'évoquait le garde.
— Cet entrainement militaire, je crois qu'il nous a sauvé la vie.
— Bon sang, vous pouvez le dire ! Détourner une navette spatio et capturer des pirates, ils pourraient en faire un film ! C'est sûr que je saurai quoi raconter pour briller en société, maintenant ! Y'a des petites poulettes que ça fera frissonner.
Il en était là de ses fantasmes lorsque l'esclave spatio se pencha en avant brutalement, tendant les cordes qui le retenaient. Avant même qu'Akané ait pu réagir, Tony avait mis la main sur son arme, prêt à dégainer. Mais le prisonnier ne les regardait pas.
— Contact sur tribord arrière, cadran T-26, lança t-il. Multiples échos. Je crois qu'on est attaqué.
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Un peu d'exposition, mais retour imminent à l'action ! Bonne lecture, et comme d'habitude, vos commentaires sont toujours les bienvenus ^_^
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