11 - Les cages
Hinrik leva la tête en entendant la jeune femme se rapprocher d'eux.
Le géant blond avait écouté avec attention toutes les discussions entre les trois Sociétaires. Il n'avait pas survécu aussi longtemps en étant stupide, et il savait que la plupart du temps, l'information était la clé d'un bon dénouement. La situation actuelle n'était pas glorieuse, certes, mais elle aurait pu être pire. Alors, en attendant une occasion de reprendre le contrôle, il observait.
Il savait que Salman faisait pareil, mais à sa manière à lui... Salman préférait toujours jouer les imbéciles, histoire de surprendre ses opposants. Il jouait avec les cartes que la nature lui avait attribué. Quand on ressemble à un fétu de paille, vaut mieux se comporter comme un fétu de paille. Il est bien temps, plus tard, que tes adversaires apprennent que tu es fait d'acier trempé.
La femme, celle qu'ils appelaient Akané, s'arrêta devant lui, indécise. La nourriture qu'elle portait sentait divinement bon. Ou bien c'est parce qu'il n'avait pas mangé depuis le matin. C'était le gros problème des attaques de piraterie, quand une attaque était en cours, on pouvait pas vraiment s'interrompre pour grailler.
— On ne va pas pouvoir vous détacher, murmura-t-elle. C'est une question de sécurité pour nous. Alors si vous voulez manger...
— Akané, euh, vraiment.
Le gars en uniforme gris l'avait suivi et semblait ne pas savoir comment l'arrêter. C'était assez drôle. Hinrik essaya de bouger un peu ses muscles, fit rouler sa tête sur son cou massif. Il commençait à avoir des crampes et des fourmillements dans les poignets, dont les liens étaient vraiment ultra serrés.
— Je suis pas un animal, vous allez pas me nourrir à la main, ou en balançant la bouffe par terre, grogna-t-il, pour le simple plaisir de leur compliquer la tâche. La question maintenant, c'était de savoir ce qui serait le plus avantageux pour lui et Salman.
— On te demande pas ton avis ! objecta l'autre homme, celui dont le visage était marqué. Hinrik avait cru deviner que c'est le Cap' qui lui avait fait ça. Bon point pour le vieil homme, il n'avait pas été descendu sans se bagarrer un minimum.
— Soyez coopératif, vous devez avoir faim aussi, non ? essaya de tempérer l'astro-archéologue en posant le plateau en équilibre sur un fauteuil proche. Elle attrapa l'un des sachets rempli d'un ragoût de viande. C'était l'un des moyens les plus efficaces pour se nourrir dans l'espace : les rations étaient universellement reconnues comme le repas ultime de la colonisation spatiale. Ça se stockait et se conservait éternellement, ou presque...
Le colosse était pourtant toujours aussi hostile, et sa grimace le montra bien.
— Tout à l'heure vous vouliez savoir pourquoi on est fidèle à notre capitaine, et ben voilà l'une des raisons. Il nous a jamais traité comme des bêtes.
La discussion était bloquée, et Akané avait l'impression d'avoir entamé un marchandage qu'elle ne pouvait pas gagner. A ses côtés, Tony soupira encore une fois.
— Bon, je vais devoir prendre les décisions moi même. Comme on me l'a toujours appris dans l'armée...
Specik n'eut pas le temps d'en dire plus. Le second des deux prisonniers avait longuement réfléchi. Et comme son compagnon l'avait deviné tantôt, lui aussi avait observé avec attention les interactions des trois intrus dans leur poste de pilotage. Ce qui l'ennuyait en ce moment, c'est que les liens utilisés pour les entraver étaient un peu trop bien noués.
Difficile de prévoir une contre attaque quand le sang ne circule plus dans vos mains et vos pieds...
Sa priorité était donc d'être temporairement détaché, éventuellement de manger, et si possible de communiquer avec...
— Hinrik...
La voix geignarde de Salman interrompit donc Tony Specik, et les trois intrus tournèrent chacun leur tête vers lui. Il était l'image même de la misère. Un homme abattu dont le moral brisé traînait à terre sans aucune fierté.
— Hinrik, laisse les nous nourrir... J'ai faim...
— Ha ! s'exclama Joliet depuis le fauteuil où il continuait à manger tranquillement. Ça m'étonne pas. Celui là a déjà rampé pour sauver son maître. Vous pouvez être sûr qu'il bouffera par terre si on lui donne.
Le visage du titan aux yeux bleu n'exprima rien pendant une seconde. Salman poussait vraiment le misérabilisme à son apogée. C'en était presque indécent. Mais ils se connaissaient trop pour que Hinrik ne comprenne pas le message.
— Rhaa... grogna t-il en secouant la tête. C'est bon, ok j'accepte. Mais si je dois manger en étant attaché, je veux au moins que ce soit mon frère qui me nourrisse.
Tony eut un petit hoquet de surprise amusé.
— Un frère, et où est ce qu'on va te trouver ça, dis moi ?
Dans son coin, Joliet murmura quelque chose, et Akané crut discerner des expressions vulgaires comprenant le mot "mère", mais fort heureusement, le reste de la tirade lui échappa. Le pillard blond, quand à lui, souffla d'un air excédé, comme si l'évidence devait leur sauter aux yeux.
— Salman. C'est lui mon frère, précisa t-il en désignant du menton l'autre spatio.
La différence entre eux était si grande, que ce soit dans leur gabarit ou leur physionomie, que cette phrase ressemblait plus à une blague qu'autre chose.
— Ton frère ? Le ton de Tony était semi amusé, semi atterré.
— Un frère ? C'est comme ça qu'on appelle ça chez les spatios ? La voix de Joliet, elle, dégoulinait de venin. Il se leva pour approcher et son regard détailla le plus petit des deux prisonniers avec quelque chose de malsain. Par chez nous, on a un autre terme pour désigner les rapports entre un protecteur et sa...
— Je n'ai pas envie d'entendre ça ! Cette fois ci, c'est Akané qui les interrompit tous.
— Je veux juste manger... continua la voix défaite de l'esclave, dont les yeux étaient toujours rivés au sol.
Ca ennuyait beaucoup Akané, parce qu'elle n'arrivait pas à décider si tout ça était sincère.
—... et puis après, ils pourraient utiliser les cages, dans les soutes inférieures, non ?
Les trois Sociétaires sentirent leurs oreilles se dresser, à cette information intéressante, tandis que le géant exprima ouvertement son agacement.
— Salman, punaise, je vais t'arracher la langue un jour...
Mais intérieurement, il s'amusait toujours autant. Ca devenait même dur de ne pas sourire, tant son petit frère en faisait des tonnes. Il décida de le punir un peu.
— Vous occupez pas de ce qu'il dit. C'est pas pour rien que je suis obligé de le protéger depuis sa naissance, il est un peu simple d'esprit sur certaines choses. Le regard en coin que lui coula l'homme insulté passa totalement inaperçu auprès des trois intrus. Néanmoins ils ne prirent pas vraiment au sérieux son assertion.
Tony Specik se redressa de toute sa hauteur, épaules rejetées en arrière et torse bombé. Les mains sur les hanches, il adopta sans le vouloir la posture que ses chefs prenaient, à l'époque où il était à l'armée. Pour un peu, il aurait voulu qu'on l'appelle sergent, un grade qu'il n'avait pourtant jamais atteint. Mais sur ce navire, il se sentait pousser des ailes d'amiral en fin de carrière.
— Bon, on va pas réfléchir deux heures non plus. Miss, tu recules un peu. Joliet, tu gardes ta main sur ton impulseur. Akané fut obligée d'obéir, mais elle sortit également son arme.
Tout en disant ça, Tony s'approcha du plus petit des deux prisonniers. Assurément, c'était le moins dangereux, et il fallait bien prendre des décisions difficiles. En quelques minutes, le pillard fut détaché, et il se leva en titubant, le sang recommençant doucement à circuler dans ses mains et ses pieds.
— Partagez vous ce plateau. Et ensuite, tu nous montreras où sont ces cages dont tu nous as parlé...
Le dénommé Salman, acquiesça tout en gardant les yeux baissés. Quelques minutes plus tard, il nourrissait son frère, qui avala les rations en silence. De temps en temps, il prenait une bouchée pour lui, sous le regard circonspect de leurs trois geôliers.
Hinrik savait que Salman prenait volontairement son temps, faisant durer le repas plus que de raison. S'il y avait eu la moindre ouverture, le moindre relâchement dans la surveillance, la moindre faille à exploiter pour se débarrasser des trois intrus... Au lieu de cela, le plateau finit par se vider, et celui qui agissait comme leur chef montra les premiers signes d'impatience.
— Bon allez, on y va là. Où sont ces foutues cages ? demanda Tony, exaspéré.
Elles étaient à l'étage inférieur, dans un recoin de la soute. C'était une ligne de cages adossées à un mur d'acier. Cinq cellules séparées par des barreaux de deux centimètres d'épaisseur, avec chacune un distributeur d'eau et un orifice mural par lequel faire ses besoins naturels. L'installation minimum pour des pirates dont une grande partie de l'activité consistait à capturer des citoyens de La Société pour les revendre comme esclaves.
Joliet et Akané étaient restés dans le poste de pilotage, une exigence de Tony qui pensait que son entrainement et sa connaissance des arts du combat était tout ce dont il avait besoin pour maitriser l'homme devant lui. Pas besoin d'avoir des incapables dans les pattes en cas de problème. Cette sinistre installation lui donna néanmoins raison. Il n'aurait besoin de personne pour mettre ces prisonniers au cachot !
— Eh ben voilà une très jolie petite chambre, ironisa le garde en désignant l'une des cellules au spatio brun. Du canon de son arme, toujours pointé vers le prisonnier, il lui indiqua la trappe dans la cellule la plus à droite. Ouvre ça et rentre .
L'homme hésita une seconde environ, puis il s'exécuta. A quatre pattes, il se glissa par la trappe basse qui se referma derrière lui avec un bruit sourd.
— Ah, pas d'implant ou de mécanisme complexe à ce que je vois. Une serrure tout ce qu'il y a de plus rudimentaire, constata Tony en verrouillant la cage. Le prisonnier haussa les épaules en s'asseyant contre le mur du fond.
— Le Capitaine n'est pas du genre à mettre de la technologie là où y'en a pas besoin, murmura t-il en posant ses coudes sur ses genoux en tailleur.
Après ça, il ne fallut pas longtemps pour effectuer la même manœuvre avec le second spatio. Cette fois ci cependant, Joliet et Akané l'accompagnèrent. Etre trois n'était pas un luxe face à ce géant impressionnant. Debout, il toisait Tony de plus d'une tête et sa musculature lui offrait facilement la corpulence de deux hommes adultes.
Quand Hinrik se fut, à son tour, baissé pour ramper sous la trappe dans la cellule la plus à gauche, les trois Sociétaires respirèrent enfin.
De retour dans le poste de pilotage libéré, Tony s'effondra dans l'un des sièges. Douze heures après l'attaque qui avait fait déraillé La Chevauchée, ses trois survivants purent enfin pousser leur premier vrai soupir de soulagement.
— Je prends le premier quart de garde, grogna Tony en se massant la nuque. Joliet, je viendrai te chercher vers quatre heures du mat'. En attendant reposez vous. Demain, on accostera sur la station Parocelle, et on pourra enfin demander des secours.
*********
Le poste de pilotage avait sombré dans le calme et le silence. La lumière tamisée de l'éclairage nocturne permettait à peine de distinguer les formes chaotiques de la plateforme de commande, dont les hauts plafonds grouillaient de tuyaux, câbles et trappes diverses, tandis que sur les murs, les quelques écrans encore déployés affichaient automatiquement l'état du vaisseau et de sa course.
Dans le fauteuil où il s'était assis pour prendre son premier quart de surveillance, Tony Specik s'était assoupi. Le menton posé sur sa paume, il avait fermé les yeux une seconde, et ne les avait pas rouvert. Son arme posée sur les genoux, son sommeil était léger, entrecoupé de sursauts et de grognements insatisfaits. Plus tôt dans la soirée, Joliet et Akané avaient chacun choisi une cabine dans la partie supérieure de la navette, et terrassés par l'épuisement, ils s'y étaient effondrés.
Les deux prisonniers, qui avaient été descendu dans des cellules situées à l'étage inférieur, à côté des cales, étaient visibles sur l'un des écrans de surveillance. Mais plus de deux heures après que les trois Sociétaires soient partis se reposer, plus personne ne surveillait les moniteurs allumés qui projetaient leur lumière blafarde sur les consoles abandonnées.
Les deux pillards avaient attendu patiemment. Il faut dire que la patience, ça les connaissait. C'était une qualité indispensable pour survivre dans ce monde hostile. Seuls les imbéciles se hâtaient, et en général, ça les précipitait vers leur mort.
Les intrus n'avaient pas été complètement des imbéciles. Conscients de la fragilité de leur situation, et de la dépendance dans laquelle ils se trouvaient pour diriger ce navire, ils les avaient donc enfermés, chacun dans un cage. Mais moins de six mètres les séparaient.
Ce fut Hinrik Adekar qui, le premier, soupira et regarda autour de lui. Son regard s'arrêta sur son frère, dont le regard sombre était impénétrable. Seul l'un de ses sourcils se releva très brièvement, mais ce fut suffisant.
Hinrik secoua la tête, et parla à voix très basse.
— Non.
— A cause de leurs armes ? demanda Salman
L'autre haussa les épaules.
— La cuve est occupée par Carrietta. Pas besoin que l'un de nous soit blessé maintenant. Et toi ?
Salman Keriaton sourit. C'était un sourire qui pouvait paraitre charmant, avec de belles dents blanches bien alignées. Mais le message qu'il fit passer était tout autre.
— J'ai ce qu'il faut...
Hinrik secoua à nouveau la tête.
— Patience. Il nous reste quoi ? Quelques heures avant l'arrêt qu'ils veulent faire. C'est toi qu'ils viendront chercher à ce moment là, pour piloter. Ils me laisseront probablement ici.
Aucun des deux n'en dit d'avantage. Ils finirent par somnoler quelque temps, car dans l'obscurité et le silence, le temps finissait par s'étendre en longueur et paraître interminable.
A l'étage du dessus, les radars et capteurs dont étaient équipés la navette spatio scannaient inlassablement l'espace, tandis que le Flux les transportait comme une poussière portée par un courant puissant et invisible. Chaque minute les rapprochait de l'endroit où le filament, après avoir longtemps traversé le vide de l'espace en boucles paresseuses, allait frôler une géante bleue dont le système planétaire comportait une large station de minage nichée au creux d'une vaste anneau d'astéroïdes. La population de Parocelle n'était pas nombreuse, quelques centaines de milliers de colons tout au plus, mais suffisante pour que les instances dirigeantes de la Société y ait implanté des représentants, et que la police et l'armée y aient leurs bureaux.
*********
Pardon pour ces quelques jours de retard ! J'espère que vous apprécierez ce nouveau chapitre, dans lequel on apprend petit à petit à connaître la personnalité des nouveaux venus.
L'écriture n'est pas facile tous les jours. Mais merci pour tous ceux et celles qui prennent le temps de me lire et de commenter. ça fait très plaisir ! A +
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