Prologue

Kathleen eut soudain très froid. Le monde perdit tous ses ornements, toutes ses plus belles couleurs qui n'étaient plus que de pauvres oripeaux, traînés et abandonnés dans la boue de la plaine. Était-ce cela... mourir ? Tout était allé si vite, et pourtant si lentement, dans ces instants que l'éternité fige.

L'image de Lee, son Lee, son cher Lee, de tous ses merveilleux atomes, dispersés aux quatre vents, envolés dans les cieux qu'ils avaient si longtemps côtoyés, cette image et surtout, ce regard, dernier soubresaut de sa conscience, ces retrouvailles au pied de la tombe, Kathleen en ressentait encore la morsure au fond de son cœur. Elle entendait encore ses cris, ses cris désespérés, pour attirer l'attention de celui qu'elle avait juré de retrouver :

— Lee ! Lee !

Et elle le revoyait, fantomatique, pâle, accomplir dans l'au-delà ce pourquoi il avait toujours été si doué : se battre. Imprimées à l'encre de feu au fond de sa rétine, les images défilaient. Les souvenirs de sa vie, aussi. Kathleen regrettait tant de choses : non, décidément, cela ne pouvait pas finir comme ça ! Elle aurait dû lui courir après, malgré l'étrangeté de la bataille et ces formes sombres qui aspiraient les vivants, elle aurait dû le rattraper, elle aurait dû le retenir, avant qu'il ne quitte ce monde, avant qu'il ne disparaisse, pour toujours.

Un cri à peine humain, rauque, étouffé par le chagrin, se fraya un chemin hors de sa poitrine. Comprimée par la douleur – douleur pénétrante, de celles qui scient ce qu'il reste du cœur –, elle s'écroula à terre. Ses mains râpèrent la poussière, la poussière sale et lâche, sans mystère. Elle eût juré que son âme s'échappait de son corps, à travers ce sanglot. Son âme... Geronimo...

— Il n'y a toujours eu que lui, n'est-ce pas ? lui avait-il soufflé, dans ces derniers instants, blotti contre sa poitrine.

— Oui.

C'était tout ce que Kathleen avait pu répondre alors que son dæmon se dispersait, déjà, dans l'atmosphère du Royaume des Cieux. Les larmes coulèrent sur ses joues, sans même qu'elle pût les sentir. Sa main était encore restée à l'endroit où se nichait, le plus près possible de son cœur – leur cœur –, il y avait encore quelques secondes – quelques instants, quelques poussières dans l'histoire du monde ! – son écureuil volant bien-aimé, la part la plus précieuse d'elle-même, son compagnon de toujours. Sa chaleur lui manquait tant, ses mots rassurants, ses bons conseils et surtout son air jaloux, presque revêche, à chaque fois qu'elle évoquait son ami d'enfance. Ils se ressemblaient tant.

La confiance de Geronimo redonna de la force à Kathleen. Cette vigueur et foi en l'avenir, ne la partageait-elle pas, après tout, par l'intermédiaire de son dæmon ? À contrecœur, elle se releva : son tempérament d'exploratrice reprit le dessus. Pour ce dernier voyage, elle devrait faire face, seule. Comme elle ne l'avait jamais été.

Autour d'elle, tout n'était que gris, sombre, froid – mort. Ce n'était pas la belle nuit étoilée, ni celle de son pays natal, ni celle de ses aventures d'aëronaute. C'était le fond brut du mot "mort", la sonorité qui râpe à l'oreille et les images d'horreur de l'imaginaire d'un enfant. Le plus glaçant n'était cependant pas le paysage : ce qui figea son sang – son cœur battait-il seulement encore ? –, c'était la foule sans visage qui se massait le long du chemin. Tous, hommes, femmes, enfants, certains si jeunes, marchaient vers le bout de l'horizon. Leurs regards, vides, inexpressifs, glissaient sur son visage. Reflétait-elle, elle aussi, cette indifférence au sort d'autrui, ce froid mécanisme qui semblait animer ce qu'il restait d'eux ?

La main toujours sur le cœur, comme si Geronimo s'y nichait encore, Kathleen leur emboîta le pas. Qu'aurait-elle pu faire d'autre ? Tout au fond d'elle, une voix l'appelait ; ce n'était ni Lee, ni son dæmon, mais une conscience obscure, de l'ordre de l'instinct. Son ami d'enfance avait-il lui aussi emprunté ce chemin, seul ? Nul ne semblait ne serait-ce que tenté d'y échapper. Autour d'elle, c'était tout juste si les plus petits enfants pleuraient, tandis que d'autres, leurs parents sans doute, ne pouvaient que les pousser, résignés. Ce spectacle désola la Texane, bien que ses yeux, secs comme le désert, ne parvenaient à produire la moindre larme. Au fond d'elle, ses sentiments se tassaient déjà.

Elle n'aurait su dire depuis combien de temps elle avançait ainsi, le souffle court et les sanglots muets, lorsque se profila ce qui semblait être une ville. Kathleen, au cours de toutes ses pérégrinations, dans son monde ou dans un autre, n'avait jamais rien vu de semblable. C'était à peine si elle méritait ce qualificatif. Çà et là, des toits en tôle émergeaient d'un brouillard noir, tandis que le chemin se fondait dans une boue sombre. Des cendres jalonnaient le sol et ce qu'elle avait d'abord identifié comme des collines apparaissaient désormais comme des monticules de déchets. Ce ne fut que lorsque ses yeux eurent décrypté ce spectacle que l'odeur immonde monta à ses narines, brouillée et diminuée. C'était sans doute la mort, pensa Kathleen, qui enveloppait ses sens et les rendait inopérants. Elle perdait contact avec le monde des vivants... avec Lee.

Si Kathleen avait regretté la présence de Geronimo à ses côtés pour l'accompagner dans ce dernier voyage, elle louait maintenant l'Autorité – oui, cette Autorité qu'elle s'était pourtant évertuée à combattre – de l'avoir ramené auprès d'elle. Le pauvre n'avait pas à supporter ces horreurs. D'ordinaire si curieux face au mystère, de cette esbroufe un peu ridicule des explorateurs chevronnés, il n'aurait pu s'avancer dans ces volutes sinistres. Derrière elle, un soleil gris perçait encore à travers les nuages ; devant elle, ne s'étalait qu'un crépuscule morne, l'heure entre chiens et loups.

Elle se souvint, la gorge nouée, de ces histoires folkloriques qu'enfants, ils se racontaient au coin du feu, des histoires de fantômes et de démons qui emmenaient les âmes des méchants, des histoires d'enfers cachés quelques mètres sous la terre, là où se tordaient de rire les créatures les plus viles que l'imagination humaine avait pu produire.

Cet endroit n'était pas l'enfer. C'était encore pire que cela. En Enfer, pensa Kathleen, les flammes réchauffaient les cœurs, leur lumière rouge éclairait les tourments des fantômes, leur crépitement berçait les âmes. Ici, il n'y avait que le silence pour répondre au silence, et cette brume mystérieuse pour étouffer les ombres. Elle avait beau tourner son regard, explorer chaque creux de son environnement, analyser le moindre détail qui s'offrait à elle, tout n'était que désolation.

Tantôt, des silhouettes fantomatiques et émaciées lui coupaient la route, courant d'une maison à une autre, sans se soucier de l'inexorable avancée de la foule invisible. Kathleen ne comprit qu'après les avoir senti plusieurs fois effleurer les limites pâles de son corps qu'ils étaient encore vivants. Ce constat la frappa d'effroi, mais elle était déjà trop habituée à l'atmosphère funeste de ce lieu pour arrêter sa marche.

La cohorte poursuivit sa route rectiligne jusqu'à atteindre les bords d'un ruisseau aux eaux sombres. Les flaques d'eau croupie jalonnaient leur route, et Kathleen fut soudain heureuse d'être morte les bottes aux pieds, comme elle avait vécu, en aëronaute. Au fil de ses pas, la foule se dispersa ; certaines familles – elle frissonna à l'idée de les imaginer, là-haut, fauchées ensemble vers l'au-delà – s'accordaient quelques minutes de répit, d'autres fantômes se laissaient tomber pour pleurer. Kathleen sentit, elle aussi, peser sur ses maigres épaules la conscience d'une fin toute proche. En remontant le ruisseau bientôt devenu rivière puis fleuve, elle avait l'impression de remonter le cours de la mort elle-même, pour arriver jusqu'à ses sources : un océan de brume, dans lequel s'avançait une file indienne tout juste opalescente.

Comme elle, des fantômes attendaient. La grande question était : qu'attendaient-ils au juste ? Ne pouvaient-ils simplement se jeter à l'eau ? Kathleen décida de prendre son mal en patience, en dépit de son imaginaire qui lui donnait à voir une longue file de condamnés à mort attendant leur exécution. Lorsque vint son tour, elle s'avança vers la jetée, bercée par le brouillard. Un grincement de bois lui indiqua la présence d'une barque à sa gauche : une barque vieille comme le monde – comme la mort elle-même ? –, rongée par la moisissure, et dans laquelle se tenait un homme squelettique, sans âge.

— Où allons-nous ? demanda-t-elle, sur ses gardes.

Qu'avait-elle pourtant à craindre ? Elle ne pouvait pas mourir une deuxième fois, connaître à nouveau cette déchirure. Ce serait impossible : personne ne le supporterait.

— La question à se poser serait plutôt : "où suis-je ?", répondit le passeur.

— Je suis morte.

— En voilà une qui ne manque pas de lucidité.

— Je manque d'informations, en revanche.

— Montez.

Kathleen ne sut qu'elle ne tirerait rien de plus de cet échange, aussi ne s'éternisa-t-elle pas sur le quai. Geronimo lui aurait reproché de céder ainsi devant un inconnu, mais Geronimo n'était plus là pour lui dire quoi faire. Lee non plus.

La barque tangua à peine sous son poids.

— À défaut de savoir où je suis, est-ce que vous savez où est mon dæmon ?

— Ce n'est que maintenant que vous vous posez la question ?

— Non, mais aucune des réponses que j'ai trouvées ne me satisfait.

Lorsqu'une personne mourrait, son dæmon disparaissait en même temps que la vie cessait d'animer le corps. C'était un phénomène bien connu de Kathleen, auquel elle avait assisté plus d'une fois, mais sans parvenir à percer le voile de "l'après".

— "C'est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain, jusqu'à ce que tu retournes dans la terre, d'où tu as été pris ; car tu es poussière, et tu retourneras poussière".

Kathleen reconnut aussitôt la citation.

— Vous connaissez la Bible ?

— J'ai connu beaucoup de choses, depuis que j'accomplis cette traversée jusqu'au monde des morts.

— Parce que tout ce que j'ai vu jusqu'à présent, les bidonvilles et les décharges, ce n'était pas déjà le monde des morts ?

— Il s'agissait de périphéries, si vous préférez. Des vivants s'y égarent parfois et doivent attendre leur mort avant de pouvoir aller plus loin. Il y a peu, à peine quelques heures pour vous mais des milliers de voyages pour moi, une étrange fillette et un garçon d'à peu près son âge, accompagnés de deux petits bonshommes, ont cru bon de s'y risquer. Ils ont dû laisser leurs dæmons sur la berge.

— Et ils en sont revenus ?

— Je ne sais, mais assurément, les choses ont changé.

— Dans quel sens ?

— Cessons ; vous me rendez plus bavard que je ne l'ai jamais été.

Alors, Kathleen se tut et observa les vaguelettes. Ses mains s'accrochèrent au bois élimé : depuis combien de temps cette embarcation de fortune officiait-elle ? Combien de temps tiendrait-elle encore, abîmée par le temps et les larmes ? À la pensée que, peut-être, Lee s'était lui aussi penché par-dessus bord accroché à ces planches, elle les serra encore plus fort. Et elle l'imagina là, à ses côtés, découvrant ce monde de terreur comme ils avaient découvert le leur des années auparavant. Il aurait rendu les choses moins pénibles, sans doute. Un sanglot lui resta coincé dans la gorge : le passeur avait largué les amarres, ils s'éloignaient du rivage. Tout finirait bientôt.

Alors que la berge se fondit dans le brouillard, elle porta, instinctivement, la main à sa poitrine, à l'endroit où la fourrure de Geronimo lui brûlait encore la peau. Comment aurait-elle pu l'abandonner là ? Son écureuil volant chéri se serait débattu, se serait élancé au-dessus des flots, avec sa fierté démesurée, pour rattraper son humaine et ne plus jamais la quitter ; il aurait aussi pu retenir ses larmes par orgueil et se montrer plus fort que Kathleen ne l'avait jamais été. Sans doute ne le saurait-elle jamais, puisqu'elle ne le reverrait jamais. Ses dernières paroles sonnèrent soudain comme la plus terrible des trahisons envers son dæmon.

Les vagues léchèrent à peine l'embarcation, et Kathleen avait beau approcher sa main des flots obscurs, pas une goutte d'eau ne vint caresser sa peau. Aurait-elle encore pu sentir la texture si particulière du liquide sur son épiderme, alors que le monde des vivants ne devenait plus qu'un mirage ? Ne voguaient-ils pas plutôt sur un épais brouillard ? Elle n'aurait su répondre. Ce dernier voyage, à mi-chemin entre leurs deux univers, lui mit le cœur au bord des lèvres : que n'auraient-ils donné, enfants, pour voyager ainsi, sur une barque de fortune, comme deux explorateurs perdus, au-dessus d'une mer brumeuse ! Le souvenir de Lee éclairait chaque recoin de l'espace, où la plus petite étincelle de lumière avait pourtant disparu depuis longtemps. La situation sonnait comme un rêve cauchemardesque.

Seuls les glissements de la rame du passeur contre la coque troublaient les pensées de Kathleen. Elle aurait pu rester recroquevillée dans cette coquille de noix pendant des heures, des jours et des semaines, pour ne pas atteindre l'autre rive. Pour la première fois de sa vie – pouvait-elle seulement encore parler de vie ? – la curiosité céda la place à la peur. Les mouvements monotones du bateau et les vapeurs blanchâtres finirent par avoir raison de sa volonté ; elle s'assoupit, aux marges de la conscience.

— Voilà.

Si elle pouvait désormais n'avoir peur de rien, Kathleen ne put cependant s'empêcher de sursauter. Sa main s'agrippa à nouveau aux rebords du bateau. Elle appréhendait déjà ce que son guide allait lui révéler.

— Voilà quoi ?

— Vous y êtes.

— Le monde des morts... ça ne peut tout de même pas finir comme ça, si ?

— Quoi donc ?

— Eh bien, tout : mes voyages, nos explorations, la vie... ça s'arrête ici ?

— Oui.

— "Oui" ? C'est tout ce que vous me donnez, comme réponse ? "Oui" à quoi, au juste ? "Oui" à l'éternité ? "Oui, vous resterez là, à attendre pour toujours", mais attendre quoi, précisément ?

— Beaucoup de questions. Demandez aux harpies.

— Les harpies ?

— Descendez. J'ai fini mon devoir. D'autres attendent.

Alors Kathleen songea à toute cette cohorte de fantômes qui, comme elle, avaient attendu leur escorte jusqu'à ce ponton ; elle descendit du navire. Dans une autre vie, sans doute aurait-elle été ravie de retrouver la douce sensation du plancher des vaches après avoir navigué au-dessus des abysses. Dans cette mort, poser pied à terre n'écrasa son cœur que sous une lassitude supplémentaire. Le plancher des vaches, son plancher à partir duquel elle s'envolait, se trouvait à la surface, parmi les couleurs et les vivants. Devant ses yeux s'étalait, où qu'elle posât son regard, une plaine infinie. Des formes sombres la survolaient par à-coups et projetaient sur le sol les ombres de la peur. Mais le plus effrayant ne tenait ni de l'horizon invisible, sans cesse repoussé derrière les limites de la désolation, ni de ces monstres aériens. Le plus effrayant, c'étaient ces pauvres morts, transparents, qui attendaient – quoi ? Le Jugement Dernier ? Une soudaine rédemption ? Kathleen avait jadis été tentée de croire aux élucubrations du Magisterium, et l'inquiétude la poussa à se réfugier dans les croyances.

— Et où... commença-t-elle, retournée vers le passeur.

Sa question mourut sur le seuil de ses lèvres. La barque se trouvait déjà loin dans la brume. La résolution laissa place à la résignation. Alors Kathleen quitta la jetée et s'avança dans les terres. Jamais elle ne s'était sentie aussi perdue et, en dépit de toute cette foule, seule. Qu'aurait-elle fait, avec Lee, dans cette situation ? Et Geronimo ? Comme elle se sentait désespérée, amputée de ces deux parts d'elle-même, à la dérive, semblable à un navire sans ancre !

Ce fut alors qu'elle les remarqua : tout au bout de la plaine, par-devant l'horizon caché par des montagnes aux pics d'acier, des rondes de lumière brisaient la nuit. La curiosité de Kathleen en fut piquée au vif : s'agissait-il d'attroupements ? De quelle nature ? Pourrait-elle enfin y trouver les informations qui lui faisaient défaut ? Plusieurs cercles de cette sorte s'étalaient au pied des falaises, aussi fit-elle route vers celui qui s'offrit le premier à ses yeux, en ligne droite, puis elle tenta de se faufiler jusqu'aux premières loges, pour tenter d'y voir plus clair.

— Chut !

— On écoute, s'il vous plaît.

— Je vous en prie, passez, mais ne faites pas de bruit.

Les diverses réactions que suscita son passage ne manquèrent pas de la surprendre. Mais la surprise demeurait plus agréable que l'horreur qui la saisit lorsqu'elle atteignit les premières lignes du public. Kathleen n'avait jamais entendu le mot de "harpie" avant ce jour et n'avait donc aucune idée de ce qu'il pouvait évoquer. En découvrant ces corps de femmes vissés sur un immense corps d'oiseau noir, elle fut cependant toute de suite capable de leur apposer ce qualificatif. Perchées sur les branches d'un arbre dont un vent invisible agitait les feuilles, elles penchaient leurs têtes à demi-humaines vers un jeune homme maigrichon, assis sur un rocher. Kathleen ne put saisir la langue dans laquelle il s'exprimait, mais assurément, les sanglots qui ébréchaient ses mots ne demandaient que de l'humanité pour être compris.

Il finit par se taire. Les harpies hochèrent la tête, dans ce qui ressemblait à de la satisfaction. Après un instant de flottement, l'une d'elle s'envola de son perchoir, sous les applaudissements respectueux de l'assemblée, pour accompagner le jeune homme vers une galerie sombre, taillée dans la montagne. Dans le même temps, une autre harpie aux ailes gracieuses sortit du même tunnel, manquant de provoquer une collision entre les deux convois, et se posa à la place exacte où avait trôné sa consœur.

Cet étrange ballet aurait pu laisser Kathleen béate de stupeur, mais elle avait été trop silencieuse pour se taire indéfiniment. Le passeur lui avait dit de trouver les harpies, elle décida de saisir l'occasion.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle, s'avançant d'un pas.

La créature tout juste revenue étendit ses ailes, dans un geste puissant et théâtral, avant de prendre la parole :

— Nous sommes les harpies. Autrefois, je n'avais pas de nom, mais l'on m'a il y a peu baptisée Ailes Gracieuses.

"Il y a peu"... La tendre confusion avec laquelle opérait la chorégraphie était-elle due à ces jeunes enfants, vivants, qui s'étaient aventurés dans ces terres funèbres ? Cela n'aurait pas surpris Kathleen. Les derniers jours de sa vie avaient été riches en surprises. Oh, et si Lee était lié, d'une façon ou d'une autre, à ces aventures ? Lors de leur dernière rencontre, là-haut, dans le grand Nord, il lui avait bien parlé d'une fillette qu'il avait dû protéger à tout prix. Une fillette... La boucle se bouclait.

— Autrefois nous ne faisions que tourmenter vos pauvres âmes affligées, mais un accord a été conclu. Désormais, nous devons écouter vos histoires.

— Nos histoires ? répéta Kathleen.

— Vous avez bien dû voir, toucher, sentir, aimer, apprendre. Vous avez bien une histoire : vous avez vécu. Cette histoire, nous voulons l'entendre, sans mensonge et sans fard. En échange de quoi, nous vous aiderons à quitter ce lieu.

Kathleen avait vu, touché, senti, aimé, appris. Était-elle cependant prête à partager sa vie, claire et lumineuse, au plus profond des ténèbres ?

— Quitter ce lieu ? Où irions-nous ensuite ?

— Ensuite, nous vous escorterons, reprit Ailes Gracieuses, vers une fenêtre ouverte sur un autre monde. Là, toutes les particules qui vous composent se disperseront dans les cieux. Venez-vous de ce monde étrange où votre âme s'incarne sous la forme d'un dæmon ? Vous le rejoindrez dans toutes les choses qui composent l'univers. Vous ne disparaîtrez pas : vous serez à la fois dans le vent, dans l'eau, dans les fleurs et les étoiles. Vous ne ferez qu'un avec la nature ; vous serez vivants, une dernière fois.

C'était ce qui était arrivé à Lee, comprit soudain Kathleen. Pour le seul prix de quelques mots, elle pourrait le rejoindre, lui, Hester, et Geronimo. Ils pourraient être heureux tous les quatre, réincarnés dans la moindre petite chose de ces vastes mondes qu'ils s'étaient promis d'explorer ! Leurs atomes seraient soudés, pour l'éternité, comme ils n'avaient jamais réussi à l'être en-haut. Elle en pleurait presque déjà. La gorge nouée, elle hocha la tête et s'avança vers le siège de fortune du conteur. C'était son tour, son instinct, le même instant qui l'avait fait suivre ce long chemin, le lui murmurait. Peut-être cet instinct était-il sa mort elle-même.

La foule retenait son souffle, suspendue à son récit silencieux. Tendue, Kathleen prit place, ferma les yeux, retrouva les plaines désertiques de son Texas natal, les étendues enneigées de leurs aventures dans le Nord et les lumières mystérieuses de son combat spirituel. Il lui faudrait tant dire. Elle ne parlerait pas que pour elle : elle parlerait aussi pour eux. Pour lui.

— Très bien. Je vais vous raconter une histoire. Mais ça ne sera pas la mienne. Mon histoire, vous l'avez sans doute déjà entendue dix, cent, mille fois. Vous l'entendrez encore de nombreuses fois, l'histoire d'une exploratrice qui, au lieu de chercher de nouvelles terres, n'a peut-être au fond fait que se chercher elle-même.

« L'histoire que je vais vous raconter est bien plus intéressante, et de celles que personne ne pourra jamais vous raconter. Le seul autre dépositaire de cette histoire n'est plus de ce monde, ni d'aucun autre, pour en parler : il est à la fois partout et nulle part, et si je n'avais ce sentiment de devoir parler, pour lui rendre tous les honneurs qu'il mérite et qu'on aurait pu écorcher, j'aurais déjà terminé mon récit pour pouvoir le rejoindre au plus vite dans toutes ces petites choses de l'univers, puisque c'est ce qui m'attend derrière cette fenêtre.

« Mon histoire, donc, devrait plutôt s'appeler "notre histoire", d'autant plus qu'il n'a pas pu vous partager la sienne. J'essaierai de prendre en charge son récit, mais je m'excuse d'avance si mes mots tirent vers le mensonge : je crois qu'il y a certaines vérités que l'on aime trop pour ne pas les abîmer. Notre histoire, c'est l'histoire de deux enfants du Texas, de ce monde fabuleux où votre âme est votre plus cher compagnon, l'histoire de deux enfants bercés d'air frais et d'explorations fabuleuses. Notre histoire, c'est l'histoire d'un rêve, d'un rêve fou et délirant, d'un rêve plein et entier que l'on a tissé ensemble, des rêves qui conduisent une vie et finissent par la tuer. Notre histoire, c'est aussi l'histoire d'un amour, pur et brut, à l'image de ce rêve qui se prolonge hors du sommeil, un amour que l'on a voulu vivre, peut-être un peu trop, mais qui vit toujours, là, à travers ma voix, alors que je suis morte, alors qu'une éternité nous sépare. Notre histoire, c'est enfin l'histoire des erreurs qui nous rongent, des défis que l'on affronte et des peines que l'on surmonte.

« Notre histoire, c'est l'histoire de la seule promesse que Lee Scoresby n'a pas tenue.

Hello les amis ! Je serai brève, puisque ce chapitre est déjà assez long comme ça. J'espère, en tout cas, sincèrement que ça vous a plu.

Ceux qui ne connaissent pas À la croisée des mondes, si vous êtes arrivés jusque là, vous avez fait le plus dur ! La première phrase du premier tome de la trilogie étant « Lyra et son dæmon... » sans que le mot dæmon ne soit jamais clairement défini (dans ce chapitre ou dans un autre), j'ai essayé de rester vague, mais pour ne pas trop effrayer, j'ai essayé d'être claire. N'hésitez pas à me le dire si ce n'est pas le cas. De même, j'ai tout bien respecté la vision (intellectuellement, philosophiquement et esthétiquement sublime) de la mort de Philip Pullman, c'est la même chose que dans le livre, je n'invente rien.

Pour ceux qui connaissent, j'espère que je ne trahis rien et que je serai à la hauteur de vos espérances ! Comme d'habitude, je prends toutes les remarques, positives, négatives, ou juste les commentaires sur la perfection de Lee Scoresby (ou de tout autre personnage).

En tout cas, je suis très heureuse d'être de retour dans le coin, et je vous dis à bientôt pour le début des aventures de Kathleen et Lee

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