Chapitre 2.2 : La barrière au fond du verger

Ce jour-là, à Alamo, il n'y avait pas que l'Histoire que nous avions bouleversée. Le cours entier de mon existence s'est alors précipité dans un abîme dont je mis ma vie entière à toucher le fond. Mais ce n'est pas l'atterrissage qui m'intéresse ici : c'est notre chute. Avant de poursuivre mon voyage sur la route de notre histoire et d'entrer dans les tourbillons agités et charmants de notre enfance, il me faut cependant faire un détour par notre préhistoire, pour mieux, par contraste, rendre compte de l'influence décisive de mon compagnon sur toute mon existence. Sans lui, peut-être n'aurais-je jamais quitté ma patrie natale, les rêves au cœur et les yeux toujours fixés sur l'horizon derrière la barrière au fond du verger.

Avant Lee, ma vie s'apparentait à un sympathique marasme. J'étais contente, sans être vraiment heureuse : le verbe sourire n'a jamais aussi bien porté son préfixe, parce que mes rires demeuraient souterrains, cachés dans la fourrure de Geronimo ou entre deux vers de Clyde D. Harrelson dont je comprenais subitement le sens.

D'aussi loin que je me souvienne, j'avais toujours connu le même environnement : les herbes vertes de notre exploitation fruitière, les contours bleutés de l'horizon texan et les vastes plaines désertiques jusqu'au village voisin. Les steppes blanches de ma naissance, quant à elles, me restaient étrangères. Si, pendant onze ans, je restai dans l'anonymat le plus total, j'avais bénéficié de quelques brefs mois sous les projecteurs : le bébé que j'étais alors ne s'en rendit pas compte et même aujourd'hui, alors que toutes les effluves de ma vie devraient revenir en réminiscences fulgurantes avant de s'évaporer, pour toujours, dans l'oubli total, ces instants restent enfouis, impénétrables, dans ma mémoire.

Mon récit vacille entre les trois personnes desquelles je partage mes gènes, et je résiste à la tentation d'introduire ici le personnage d'Andreas Honermann. Vous ne voudriez pas le rencontrer, parce que le rencontrer marquerait une rupture sans précédent dans cette histoire trop belle que je commence à peine. Je retarderai ce moment le plus possible, pour que, peut-être, ce voyage doux-amer dans mes souvenirs me fasse oublier toute ma rancune. Je lui en veux trop pour ce qu'il n'a pas fait, mais aimerais le maudire pour chacun de ses actes.

Son père, Karl Honermann, me semble toutefois un personnage bien plus charmant et accordé à l'univers pailleté de gris des premières années de mon enfance. Pendant tout ce temps et bien au-delà, Karl a fait preuve d'un dévouement sans pareil à l'égard d'un enfant qui n'est pas le sien, mais dont il partage non seulement le sang, et l'exil. Nous avions beau tout faire pour le cacher, pour l'oublier et pour le changer : je n'étais pas d'ici. J'avais vu le jour parmi les blizzards marins de l'océan arctique, quelque part entre les ports de brigands, les aurores mystiques et les glaces éternelles.

C'était pourtant aux villages de paysans, aux rayons dorés du soleil et aux grandes étendues texanes que mon père avait choisi de me confier. Ce déracinement involontaire et résolu, mon grand-père en partageait au moins la peine : la forme de Phœbe, son dæmon-berger allemand, lui rappelait tous les jours qu'un océan le séparait de sa terre natale. A l'époque où le Texas apparaissait encore comme une terre vierge et sauvage, où l'on murmurait que la liberté coulait dans ses fleuves et que l'or s'accrochait à l'écorce de ses arbres, mon grand-père avait répondu à l'appel de l'aventure : il avait quitté son Allemagne natale, avait empaqueté ses quelques souvenirs et, sa femme et leurs dæmons sous le bras, avait mis le cap comme des milliers d'autres vers le Nouveau Continent.

Ce n'était qu'après plusieurs années de dur labeur que la providence décida enfin de sourire à Karl et Ingrid Honermann : Providence, du nom de la charmante colline qu'ils avaient cerclée de clôtures en bois, et dont ils avaient, à la recherche de la liberté et du bonheur, fait leur nouveau foyer. C'était l'époque où la terre n'était à personne et les fruits à tout le monde : si les temps ont changé, jamais ma terre natale – car malgré les lois de la nature, c'est au Texas que je suis née – ne fermerait totalement les portes du jardin d'Éden qu'elle a été pour des milliers d'hommes. Pour toujours, les mots d'Harrelson résonneraient dans l'âme de notre nation.

Alors que mes grands-parents profitaient des fruits de leur première récolte, ils vécurent la même année une moisson d'un autre type, dont le produit ne fut personne d'autre qu'Andreas Honermann. Or, si la première génération s'était intégrée avec succès au sein de ce nouvel environnement, leur progéniture ne s'en accommoda pas tout à fait avec la même facilité. Élève brillant dont l'intelligence n'égalait que le mauvais caractère, sitôt fût-il en âge de quitter le nid qu'il quitta son continent d'adoption pour renouer avec ses origines : l'Académie de Berlin récupéra au passage celui qui devrait être l'un de ses Érudits les plus respectés, véritable figure de proue de l'institution et géologue de renommée mondiale.

Quant à moi, j'apparaîtrais une quinzaine d'années après ce départ, comme une roche d'un nouveau type expulsée d'un volcan en éruption, dont l'existence semblait contredire les lois de la nature, mais qui en redéfinissait en même temps les nouveaux contours. Je portais les espérances et les rêves, les paradoxes et les peines de notre famille sur mes frêles épaules. Sans tout à fait renier l'ici, je fantasmais un ailleurs merveilleux, et Lee serait mon plus fidèle compagnon de rêverie, puisque ses aspirations recoupaient les miennes : enfants du Texas, nous souhaitions percer les mystères du monde.

Ce détour par ma généalogie ne constitue pas qu'un appendice superflu à l'histoire dont j'ai fait de la transmission ma dernière vocation. Il s'agit au contraire d'un prologue nécessaire, parce que nous ne cesserions d'en tirer les conséquences et, malgré nous, à contrecœur, d'en perpétuer les erreurs. Au moins pour quelques années, Lee me donnerait l'impression de m'échapper à cette prédétermination familiale.

Comme il me l'avait promis, il revint le lendemain, à ma plus grande joie : nous passâmes l'après-midi à jouer ensemble, à pourchasser nos camarades autour des ruines du vieux fort. Lee prit cependant garde à me raccompagner jusqu'à la clôture avant le coucher du soleil et à m'aider à rassembler assez de fruits pour me constituer une récolte assez convaincante – et à en subtiliser quelques-uns au passage, mais je riais déjà trop avec lui pour lui en tenir rigueur. Jamais je n'avais mis une telle opiniâtreté à cueillir les pommes du verger, de celle qui rougissait à peine jusqu'à la dernière encore suspendue aux plus hautes branches.

Très vite, la barrière au fond du verger devint notre lieu de rendez-vous. Mon grand-père avait bien tenté de la retaper, mais Lee et moi prenions un malin plaisir à redoubler d'intelligence pour dissimuler nos escapades : fuir à la lumière du jour aurait été bien moins drôle. Pour ne pas perdre du temps à l'escalader, nous avions donc convenu de la démonter pour me laisser m'échapper, puis de la caler entre ses deux voisines pour camoufler nos forfanteries.

Nos retrouvailles se frayèrent un tel chemin dans ma routine bien huilée que la moindre incartade frappait mon cœur avec la même violence que la plus vile des trahisons. Plus d'une fois, j'attendis à l'heure convenue, les bras ballants face à la barrière, à fixer l'horizon avec impuissance, puis avec hargne, comme si par mon seul regard, la silhouette de Lee pourrait se découper de la plaine et m'arracher à mon ennui de fermière endimanchée. Souvent, Geronimo se joignait à mes appels silencieux et, colibri, tournait autour de moi pour remonter le moral ou s'envolait le plus haut possible pour m'avertir d'une éventuelle surprise. Parfois, j'allais jusqu'à donner un coup de pied dans la barrière, à sauter de rage sur le bois jusqu'à l'en faire craquer, pour enfin me souvenir qu'elle n'y était pour rien et la redresser, désabusée. Je maudissais mon escroc préféré de tous les noms d'oiseaux possibles et me vengeais en dévorant toutes les pommes que j'aurais pu lui donner, s'il était venu.

Et pourtant, à chaque fois, Lee revenait le lendemain, l'air éprouvé, parfois peu assuré sur ses deux guiboles, mais avec toujours le même sourire triomphant de celui qui revient d'entre les morts. Il s'approchait de la barrière, l'ouvrait avec une grimace tandis qu'Hester l'escaladait à grand-peine, et je ne pouvais jamais lui en vouloir bien longtemps. Geronimo, malgré sa fierté, craquait toujours le premier : de raton laveur aigri, il ne résistait jamais bien longtemps à l'appel des cieux et de sa camarade à plumes. J'avais alors beau bouder du mieux que je pouvais, mon dæmon trahissait mon envie d'aller m'amuser avec lui et d'oublier ma rancœur. Lee n'était pas dupe : il me laissait souvent quelques minutes pour me calmer, puis son sourire de crapule avait raison de mes dernières réticences. C'était alors comme s'il n'était jamais parti, et alors que ces journées de jeu défilent derrière mes paupières comme leurs souvenirs s'échappent hors de mes lèvres, je me dis qu'il ne m'a, au fond, peut-être jamais tout à fait quittée.

Jusqu'à ce qu'un jour, sa simple arrivée me fasse passer de la mauvaise humeur à la panique totale.

— Kat ! Kat ! hurla-t-il, alors qu'il se trouvait encore à plusieurs mètres de la barrière et agitait les bras comme une poupée désarticulée.

— Et moi ? rouspéta Geronimo.

Je levai les yeux au ciel, lâchai mon panier et quittai tout net mon pommier pour m'appuyer à la clôture.

— Lee, doucement ! le rabrouai-je. Mon grand-père va...

Mais Lee Scoresby n'avait jamais eu l'habitude d'être doux : il sauta par-dessus la barrière avec une adresse inhabituelle pour ses jours de retour sur terre et s'appuya au croisillon d'à côté. Ses mains s'agrippaient l'une à l'autre, comme s'il était nerveux, il n'osait pas vraiment me regarder dans les yeux, et je me doutai aussitôt qu'il me cachait quelque chose.

— On a un problème, lâcha-t-il.

— Non, tu as un problème, rectifia Hester. Nous, on a un idiot qui n'arrête pas de s'attirer des ennuis.

— Et nous, on a peut-être une solution, proposa Geronimo, dont la gentillesse apparente ne servait en réalité qu'à répondre à son acolyte.

J'optai pour un plus traditionnel, mais non moins sincère :

— Qu'est-ce qu'il y a ?

Une foule de scénarios apocalyptiques défilaient déjà dans mon esprit, sur le ton de l'épopée d'Harrelson : j'imaginai mon meilleur ami atteint d'une maladie incurable, avant de le figurer quittant pour toujours le pays ou, pire, mandaté par l'ennemi pour m'annoncer la rupture de notre alliance, embourbé dans les tourments d'un mercenaire soumis à des autorités ennemies.

Loin de m'annoncer la fin du monde, Lee arbora son sourire en coin d'escroc que je lui connaissais maintenant si bien, à chaque fois qu'il m'annonçait un plan dont le génie confinait à l'absurdité :

— Un jour, toi et moi, on s'enfuira, et on partira à l'aventure.

— Un jour ? répéta Hester.

— Aventure ? répéta Geronimo

Quant à moi, je m'étonnai d'un classique :

— Quoi ?

Or, Lee ne partageait pas ma notion de problème : si je m'étais arrêtée à « s'enfuir », il ne s'agissait en réalité que d'un avant-goût déterminé à poser le contexte.

— Mais pour ça, il nous faudra du matériel, poursuivit-il, sans se soucier outre mesure de ma stupéfaction. Et ce matériel... Kat, c'est mal de voler ?

J'avais arrêté de chercher sur son visage une explication rationnelle à ce plan qui lui était tombé du ciel sur le coin de la tête, et avais dû au passage lui arracher quelques neurones. Au lieu de cela, j'avais concentré mon attention vers l'objet que ses mains manipulaient machinalement, et vers sur lequel son attention à lui aussi se fixait. Entre ses doigts, je devinai les fins maillons d'une chaîne d'or – peu importait qu'il s'agît d'une imitation bas de gamme ou du fameux métaux précieux, cela brillait, et cela suffit à ce que notre imagination le transmue en or, selon les procédés mystérieux de l'alchimie des rêves. Comme nous redressâmes le regard l'un vers l'autre en même temps, nous devinâmes nos interrogations muettes : Lee attendait ma réponse comme les coupables leur sentence, tandis que juge rigoureuse, il me fallait encore toutes les pièces du dossier pour proclamer mon verdict. Alors je penchai la tête sur le côté, Lee écarta ses doigts pour me laisser distinguer l'objet de ses forfaits.

Mon impatience retomba comme un soufflé. C'était une boussole atrocement ordinaire, qui pointait opiniâtrement le nord ; et pourtant, même si je sais maintenant qu'il existe des boussoles capables de défier le destin, je ne les échangerais pour rien au monde contre ce bibelot doré. Puis, je songeai à tout ce que l'on pourrait faire avec : nous pourrions organiser de véritables chasses au trésor dans la forêt, nous pourrions viser plus loin et remonter vers le Nouveau-Danemark, la Nouvelle-France, nous pourrions même nous perdre dans le grand Nord et observer ces belles aurores boréales dont je rêvais parfois la nuit. Alors, j'accordai d'un coup plus d'attention à la boussole et me penchai pour l'observer plus en détail : des jolies gravures, bien que d'une banalité à mourir d'ennui, encadraient le cadran et luisaient au soleil. Je m'attardai sur la finesse de l'aiguille et me perdis quelques instants à essayer de me souvenir des mécanismes magico-scientifiques qui la reliaient au Nord comme à son dæmon.

Et surtout, je me souvins au même moment d'un projectile, de l'écorce entaillée, et du premier Alamo. Alors je sortis de ma contemplation, croisai les bras et philosophai :

— Ça dépend de ce que tu voles, je suppose. Et à qui tu le voles, et pourquoi. Par exemple, si quelqu'un venait ici et volait trois pommes pour nourrir ses enfants, je ne crois pas que ça changerait grand-chose, parce qu'on a plein d'autres pommes, et puis, est-ce qu'un vol est encore un vol si personne n'est là pour appeler ça du vol ?

— Donc, si j'ai volé quelque chose mais que personne ne m'a vu, c'est quand même du vol ?

Je me souvins aussi du chaos de la bataille, d'un instant d'hésitation, et de la main de Lee qui se referme sur l'objet qui aurait pu nous arracher sinon la vie, au moins un œil. De plus en plus mal à l'aise parce que je savais où cette conversation allait nous mener, je laissai Geronimo répondre à ma place :

— Si tu l'as volé il y a assez longtemps, et que personne ne l'a remarqué depuis, j'appellerai ça un emprunt à long terme, ou alors, un vergier...

— Un viager, Geronimo, ne pus-je m'empêcher de le corriger, parce que nous avions rencontré ce mot à la lecture d'un des ouvrages de mon père dans la matinée.

— Un quoi ?

— Ouvre un livre, Lee, et abrège, le coupa Hester.

— Donc, si les personnes à qui j'ai volé le truc remarquent finalement que le truc a disparu, ça devient du vol ?

Lee avait beau essayer de garder contenance, le rythme de sa phrase trahissait sa nervosité. Ses jambes se balançaient plus vite qu'à l'accoutumée et petit à petit, il enfonçait son cou entre ses épaules, selon l'archétype parfait de l'enfant honteux. Plus inquiétant, il pâlissait même à vue d'œil, et je me rendis compte à cet exact moment que je pâlissais aussi, parce qu'il pâlissait beaucoup trop pour pâlir ainsi si je ne pâlissais pas à côté.

Et pourtant, en même temps que je redoutais sa conclusion, je l'espérais en même temps – mon cœur battait trop vite pour qu'il s'agisse simplement de la peur.

— Lee, tu commences à dire beaucoup « je » et beaucoup de « si », je ne crois pas que tu parles pour parler, et ça ressemble de plus en plus à un vrai problème...

À l'idée d'être complice d'un acte illégal, répréhensible et passible d'une réprimande, d'une amende, d'une peine de prison ou pire, qui pourrait provoquer une guerre des clans dans toute la région, j'en oubliai le premier « faux » problème. Assurément, si nous nous faisions prendre, puis dépecer par la justice, nos parents – ce qui incluait dans mon cas mes grands-parents et pire que tout, Andreas Honermann lui-même – et nos rivaux, il n'y aurait plus du tout besoin de nous enfuir ou de partir où que ce fût, parce que nous serions enfermés bien au chaud dans des boîtes six pieds sous terre.

Si nous nous fuyions du regard, moi parce que je n'osais encore assumer la clandestinité et Lee parce qu'il n'osait m'entraîner à nouveau dans une nouvelle équipée, mes mots avaient brisé toute ambiguïté. Même nos dæmons se passèrent de tout commentaire.

— C'est ça mon problème, Kathleen. Et j'ai besoin de ton aide pour le résoudre. Tu es avec moi ?

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