Chapitre 2.1 : La barrière au fond du verger
Pourtant, une semaine après ce merveilleux incident, ma vie avait déjà repris son cours normal. Je n'avais pas revu Lee, ni lui ni un de ses camarades, et l'on n'était pas non plus venu me chercher pour partir à l'aventure. Alamo restait suspendu dans mon esprit comme un mirage, et s'il n'y avait l'inquisition inquiète de mes grands-parents derrière chacun de mes gestes, j'aurais pu me dire que j'avais tout rêvé.
Comment aurait-il pu en être autrement ? Je me rends compte aujourd'hui que nous avions pris des risques inconsidérés : nous n'avions que le prénom de l'autre pour boussole et une brume persistante entourait encore nos existences respectives. J'avais beau savoir que Lee Scoresby était le plus grand général du Texas et le plus patriote d'entre nous, cela ne me dirait pas à quelle porte toquer.
C'était donc avec l'étrange nostalgie de quelqu'un qui regrette ce qu'il n'a pas connu que j'abordais la suite de l'été, dans l'attente de la réouverture des classes. Peut-être le retrouverais-je là-bas, mais peut-être m'aurait-il oubliée. Peut-être l'une de mes camarades me guiderait-elle vers le fort à la sortie des leçons, mais peut-être trop de choses auraient-elle changé.
Alors, j'essayais chaque jour de me raconter cette formidable aventure, décidée à prendre l'habitude de m'en souvenir. Mais chaque jour, les contours s'en effaçaient un peu davantage, alors que je revenais sur le droit chemin que mes grands-parents n'avaient jamais souhaité que je quitte. Geronimo tournait en rond comme un lion en cage, je dépérissais à réciter Harrelson avec plus de vigueur que je n'en avais jamais mis, mais cela valait mieux pour tout le monde.
Or, une semaine après, alors que rien ne destinait nos chemins à se croiser à nouveau, Lee Scoresby réapparut dans ma vie, tel un de ces magiciens d'Europe qui tirent un lapin hors de leur chapeau. Je fus à la fois le public et le lapin.
Si mon grand-père avait décidé de protéger à tout prix la fillette d'onze ans dont il avait la charge, il ne pouvait cependant pas s'empêcher de la mettre au travail. Notre verger commençait à porter ses fruits, et ces pommes ne demandaient qu'à être cueillies. On aurait eu beau m'enfermer à l'intérieur, me sommer d'y rester bien sagement que j'aurais malgré tout un moyen de me faufiler dehors pour mettre la main à la pâte. Non seulement, mon panier à la main, je me plaisais à ressembler aux courageuses pionnières de mes romans historiques, mais je profitais en plus du resplendissant soleil d'été.
Aussitôt posai-je le pied dehors que Geronimo, raton laveur au pelage sombre, fondit son plumage lumineux de colibri dans le ciel. Sa joie me chatouilla le cœur.
— Attends-moi ! lui lançai-je dans un éclat de rire.
— Tu n'as qu'à te dépêcher !
— Elles ne vont pas s'envoler, les pommes.
— En revanche, moi, oui !
Et sur ces mots, il s'élança vers la lumière, cabriola dans l'azur, alors que mes pieds dévalaient les pentes verdoyantes de notre jardin d'Éden. De nous deux, je n'aurais su dire lequel était le plus heureux. A défaut de me prendre pour la courageuse exploratrice, j'avais au moins le loisir de m'imaginer vaillante fermière, manches retroussées et panier à la main. Mon désir de partir combattrait longtemps avec mon besoin de rester. Pour l'heure, la perspective d'un prochain dessert aux pommes suffisait à étouffer mes velléités de rébellion.
Je ne m'arrêtai qu'à quelques mètres de la barrière au fond du jardin, qui marquait la limite de notre domaine : l'un de mes endroits préférés. Mon corps s'activerait d'arbre en arbre, à la recherche de fruits murs, mais mon esprit, lui, se promènerait en même temps que mon regard vers l'horizon et les plaines désertiques du Texas. Mon grand-père demeurerait à proximité, son dæmon empêcherait de toute façon toute tentative de fuite, mais par cette vision merveilleuse, je m'évaderais à des lieux de sa surveillance : le bleu du ciel deviendrait celui de la mer, celle déchaînée des tropiques ou glaciales des pôles. Le soleil serait ma boussole. Nous ferions le tour du monde en quatre-vingt secondes. C'était tout un livre brodé dans les nuages.
Or, si de mon côté, j'avais décidé d'éviter les écarts, Lee Scoresby ne pouvait s'empêcher de déraper, et ses sorties de piste le ramenaient toujours, par une cabriole du destin, sur ma route. Aujourd'hui, il est parvenu au bout du sentier avant moi, alors je rebrousse chemin pour avoir l'honneur de l'aimer une dernière fois.
— Hé, Kathleen !
Je ne l'avais pas entendu depuis une semaine, mais aurais pu le reconnaître entre mille : son enthousiasme impertinent ne s'oubliait pas aussi facilement. Je devinai son sourire, parce qu'il amena le mien. Aussi fis-je volte-face aussitôt, tandis que Geronimo se précipita vers la petite tâche brune qui voletait autour de lui. Un même élan me souleva la poitrine.
— Lee ?
Malgré ma main en visière, les rayons du soleil m'empêchèrent de le distinguer clairement : les contours de son corps condensaient la lumière. S'il ne ressemblait en aucun cas au lieutenant amoché qui m'avait trouvée sur la route, il prenait maintenant l'allure d'un explorateur valeureux, après des heures de marche à la recherche d'un trésor perdu. Le soulèvement irrégulier de ses épaules trahissait sa fatigue, mais Lee ne ralentit pas : au contraire, lorsque son regard croisa le mien, il pressa le pas et, appuyant sa main sur la barrière, sauta avec aisance par-dessus. Un bruit sourd m'informa que quelque chose cognait dans son dos, mais je supposai qu'il ne s'agissait pas d'autre chose que de son holster.
— Non, son voisin. Oui, Lee, bécasse. Qui d'autre ?
Aucun doute n'était plus permis : c'était bien lui. Personne d'autre n'avait le droit de m'appeler « bécasse ». Personne d'autre n'en aurait eu l'idée.
La joie que j'éprouvais à le revoir maintenant trouvait cependant son corolaire désagréable dans la gêne que j'éprouvais à la revoir ici. Ici, nous n'étions plus dans le désert texan, dans l'impénétrable forteresse d'Alamo, ni même dans la forêt qui hébergeait nos rêves. Nous étions chez moi, et retrouver le compagnon de mes aventures extraordinaires détonnait dans un endroit aussi infraordinaire. J'eus soudain peur de l'abîmer, de lui donner toute la banalité à laquelle il devait échapper, de le voir devenir un simple ami comme les enfants en ont tant d'autres et non plus l'acolyte formidable avec lequel j'avais révolutionné l'Histoire.
— Qu'est-ce que tu fais là ?
— Une « Kathleen Honermann » qui a suffisamment de pommes pour pouvoir en gâcher, ça ne court pas les rues, tu sais.
Si je m'étais approchée de lui, j'esquissai aussitôt un mouvement de recul. Une douche froide et amère tempéra mon enthousiasme : la peur. M'avait-il espionnée, épiée, traquée comme une proie ? Pourtant, je m'étais moi-même jetée dans ce précipice : nous n'avions pas beaucoup parlé, mais j'en avais déjà trop dit. Les vergers se comptaient sur les doigts d'une main dans la région : il lui aurait suffi d'une carte et de quelques indications pour me pister. L'aurais-je pu, de mon côté, que je n'aurais pas agi autrement : nous aurions été trop contents de nous revoir pour rester bien élevés.
Lee ne se rendit absolument pas compte de mon soudain malaise : au contraire, il piétina encore davantage la distance qui nous séparait. Avec son habituelle décontraction enjouée, il s'assit sur la clôture, qui protesta dans un grincement étouffé. Embarrassée qu'il se mette à l'aise aussi vite, je m'empressai de vérifier les alentours : tout occupé à tailler un pommier à une quinzaine de mètres de là, mon grand-père paraissait trop concentré sur sa tâche pour penser à me surveiller. Phœbe, son dæmon-berger allemand, m'avait lâchée du regard : la voie était libre. J'avais cinq minutes de libre, dix peut-être, avant que notre intrus ne soit repéré. Et si je savais que Lee ne serait pas forcément traité comme un bandit, j'avais en tout cas envie de le préserver d'une présentation des plus banales.
Plus que d'être une exploratrice, je devins une espionne, terriblement tentée à l'idée de pactiser et de sauver son plus vil ennemi.
— Tu m'as suivie ?
— J'ai suivi quelques renseignements, se défendit-il. Des vents puissants soufflent sur ce pays, Miss Honermann.
En citant Harrelson, Lee ne pouvait que me calmer.
— Mais je ne suis pas venu que pour parler.
— Ça t'aurait bien ressemblé quand même, non ?
— Je suis venu pour te ramener ça !
Sur ces mots, Lee révéla la forme étrange qu'il avait dissimulée dans son dos. Il aurait pu m'offrir la lune que le cri de joie qui m'échappa n'aurait pas été différent.
— Mon sac !
Malgré moi, j'en sautillai d'euphorie. La perte de mon sac m'avait hantée toute la semaine, avec l'obstination des idées fixes des enfants, et si je ne la regrettais pour rien au monde, je devais avouer qu'elle m'était restée en travers de la gorge. Mon exclamation jubilatoire résonna un peu trop fort à mon goût et interrompit d'un coup ma danse de la joie – et coupa l'herbe sous le pied du remerciement que je m'apprêtai à ébaucher, d'une forme ou d'une autre. D'une main, j'attrapai ma besace adorée que j'avais bien cru ne jamais revoir pour la passer en bandoulière, tandis que je pivotai d'un coup pour vérifier l'inactivité de mon grand-père. Phœbe redressa les oreilles, mais se tint tranquille. S'ils remarquaient ce cirque, c'était bien Lee qui risquait de ne plus jamais me revoir.
— Bah oui, ton sac, répondit-il, une fois n'était pas coutume, nettement moins agité que moi. Tu l'avais oublié, nunuche. Tu crois quand même pas que j'allais te le voler ?
Le regard suspicieux que je lui lançai le poussa à se justifier.
— On ne vole pas les sacs des héros, voyons.
Le sourire chapardeur qu'il me lança en retour aurait dû me pousser à me méfier.
— Par contre, leurs pommes...
Avant que je puisse avoir le réflexe de protester, il avança sa main jusque dans mon panier et ne se gêna pas pour prendre le fruit le plus gros. Et à nouveau, il n'attendit pas non plus mon accord pour mordre dedans à plein dents.
— Hé !
— Elle est délicieuse.
Au moins, du jus lui dégoulinait sur tout le menton. Il porterait la marque de sa culpabilité sur son visage, et si mon grand-père lui tombait dessus par surprise, il ne pourrait rien nier. Je n'osai néanmoins rien lui reprocher : il avait déjà eu la gentillesse de me ramener mon sac, et ce n'était pas deux pommes qui allaient provoquer la faillite de l'exploitation.
La faillite de la barrière, en revanche...
Alors qu'il regagnait son siège de fortune, son pied s'emmêla dans les croisillons. Son instinct d'équilibriste le somma de rejoindre la terre ferme au plus vite, mais la gravité en décida autrement. Ses épaisses bottes, de celles que l'on mettait pour les longs trajets à pied ou pour se donner un style, demeurèrent bloquées et ce fut finalement tout son corps qui bascula vers l'avant, entraînant la pauvre barrière dans sa chute. Le bois agonisa, doucement, sèchement, puis craqua d'un coup lorsque Lee rencontra le sol. Le bruit de ses mains sur l'herbe me ramena à la réalité avec violence.
— Ça va ? m'inquiétai-je aussitôt.
J'aurais pu expliquer la mort de la clôture – celle d'un être humain, moins.
— Si tu parles de moi, parfaitement, assura-t-il, et pour mieux me le démontrer, il dégagea son pied pour se remettre debout. La barrière, par contre...
— Lee, idiot, ce n'est pas le moment ! le sermonna Hester.
Et dans cette complicité étrange qui remettait parfois tout en question, je complétai les reproches de son dæmon :
— Non, vraiment pas le moment !
Assurément, je n'avais pas besoin de me retourner vers mon grand-père pour savoir que tout ce boucan allait l'attirer dans les parages. Nous n'avions que quelques secondes pour faire disparaître les traces du massacre. Puisque, même à deux, nous ne pourrions retaper la pauvre barrière, il ne restait qu'une seule solution : faire disparaître Lee. Toute seule, j'inventerais un prétexte, je révélerais ma maladresse, j'accuserais Geronimo – avec mon acolyte de galères à mes côtés, je ne saurais rien cacher.
— Il faut que tu partes, lui soufflai-je.
— Déjà ?
— Je suis désolée...
Sa protestation m'arracha le cœur. Il avait fait tout ce chemin pour me restituer mon bien et je ne l'accueillais guère mieux qu'un voleur. S'il voulait espérer revenir – à supposer qu'il en aurait envie –, je n'avais d'autre choix. Pour mieux me faire pardonner, je lui fourrai entre les mains une poignée de pommes, qui allégèrent encore mon panier. Il manqua de les faire tomber, je manquai de m'emporter, et c'est son sourire de remerciements qui me manquera tant.
Je me demande si ces pommes auraient dû être perçues comme un signe du destin à décrypter. Elles m'apparaissent aujourd'hui comme l'une des clés de lecture de notre histoire, mais les enfants de l'époque ne savaient pas encore lire ces symboles mystérieux.
— Tiens. Merci pour le sac.
— Lee Scoresby, le plus charmant des escrocs à ton service. Ça te coûtera juste un peu d'or...
— Hé !
— Non, je rigole. Ça te coûtera juste de venir jouer avec moi. C'est dur de sauver le Texas tout seul !
Le temps pressait, mais Lee, lui, n'était pas du tout pressé de partir.
— Je reviendrai demain, même heure, même endroit. À bientôt, Kathleen Honermann !
L'instant d'après, il déguerpissait au pas de course, ses pommes entre les bras et un serment au creux des lèvres.
Lee Scoresby n'aimerait jamais l'idée de destin : il l'exprimerait si bien lui-même, tout homme devrait avoir le choix de prendre les armes ou pas. Ce choix, il me l'avait refusé. Mais au fond, ce choix, je n'étais au fond pas très sûre de vouloir le faire. J'étais tout aussi bien à me laisser porter par les sentiments.
Mon grand-père me rejoignit, alors que j'avisai toujours la barrière au sol et le buisson où avait disparu Lee.
— Qu'est-ce que c'était, Kathleen ?
— Personne.
Je n'avais pas tort, au fond. Et pourtant, j'avais la désagréable impression de mentir.
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