Chapitre 1.6 : Alamo

Dans l'épisode précédent... après avoir rencontré bien des péripéties moins d'une demie-journée après leur rencontre, Kathleen et Lee arrivent enfin à leur « Fort Alamo », où la bataille pour le Texas s'apprête à débuter.

— Il est là ! s'exclamèrent nos ennemis.

— Oh que oui, on est là, et on est pas prêt de partir, l'entendis-je jubiler.

Puis, se tournant vers moi, avec ce même sourire que je lui reconnaîtrai à chaque fois qu'il envoyait le monde valser pour mieux le mettre sans dessous dessus :

— On se retrouve avec la victoire !

Et il sauta hors du buisson, son revolver déjà dans sa main et Hester métamorphosée en coyote sur ses talons. Je l'aurais suivi d'un bond sur le champ de bataille si Geronimo ne m'avait incitée à la prudence d'un battement d'aile. Nous jouions sur le rebord d'une falaise et trop occupés à nous amuser à voltiger au-dessus du vide, nous en oublions l'abîme meurtrier au fond duquel nous pourrions nous écraser : l'erreur, et l'Histoire. Si Lee avait un rôle crucial dans notre stratégie et si je continuais de le considérer comme une espèce de totem inépuisable, négliger mes responsabilités nous conduirait tout droit à la défaite.

Avant de me décider à agir, je comptais trois secondes pour cerner la stratégie de Lee, et calquer la mienne en conséquence. « Semer le grabuge » parlait à l'enfant téméraire qui sommeillait en moi, moins à l'héritage d'Érudit qui traînait quelque part dans mes gênes. Comme j'aurais pu le prévoir et comme je l'imagine sans peine aujourd'hui, il cherchait à écarter les gardes du fort le plus possible : il courrait, sautait, trébuchait, se redressait, esquivait un assaillant d'un pas chassé, pointait son arme, appuyait sur la gâchette, laissait le cliquetis métallique sonner dans un cri de triomphe et éclatait de rire. Il naviguait avec aisance dans le chaos, et ce serait cette même chorégraphie dangereuse, au balcon des nuages et sur les rives du ciel, qu'il reproduirait dans sa montgolfière. Les deux images se superposent et malgré les écorchures, malgré les accidents de parcours, et malgré notre Chute bien à nous, je peine à invoquer une autre image de Lee que celle-ci.

Pour l'instant, nous conservions cependant les pieds bien sur terre. Mon partenaire risquait sa vie à chaque seconde : il suffirait que l'un de ces sanguinaires Nouveaux-Français ne réussisse à glisser sa main sur l'un de ses vêtements, à l'empoigner, à l'attraper, le faire tomber au sol, pour que le Texas s'écroule dans le même mouvement. Chaque mouvement nous rapprochait de la victoire sans nous éloigner de l'échec.

Il s'agissait de faire diversion. Lee était cette diversion. Or, toute diversion implique une manœuvre de l'ombre. Et cette manœuvre de l'ombre, c'était moi.

Il ne m'en fallut pas plus. Après mes trois précieuses secondes qui me reviennent comme trois infinis, je quittai ma cachette pour, de buisson en buisson, me rapprocher du fort. Geronimo, par prudence, continuait de voleter à mes côtés – il mourrait d'envie, lui aussi, de sentir les feuilles craquer sous ses pattes, de frissonner au moindre pas de travers, mais ne pouvait se le permettre. Toute l'intelligence de notre plan reposait sur mon apparition : ils ne se doutaient pas du danger que je représentais. À me dissimuler ainsi, à avancer avec la discrétion d'un funambule dont la vie ne tenait qu'à un fil, je mettais sans doute en péril cet alibi. Un garde aurait pu repérer mon air concentré, le regard noir que j'aurais projeté sur un ennemi, et mon arrêt de mort aurait été signé. Ce ne fut pas le cas : de loin, j'entendis Lee et Hester maugréer contre leurs adversaires, trop lents pour eux.

Je longeai les murs, sans plus me soucier de la discrétion : si j'étais repérée, je n'aurais plus qu'à prendre mes jambes à mon cou, aussi décidai-je de ne pas attendre. J'avais confiance en la capacité de Lee à les faire tourner en bourrique, je n'avais par contre aucune connaissance de sa compétence à faire durer le spectacle. Dès que les pierres m'autorisèrent une ouverture, je m'empressai de me faufiler à l'intérieur : la tête la première, je sautai à travers les restes d'une fenêtre, et seules mes mains m'empêchèrent de mordre la poussière, dans tous les sens du terme. Ma besace vint buter contre ma hanche et je songeai que nous avions bien fait d'utiliser les pommes pour leur éviter de subir une transformation forcée en compote caillouteuse. Je grimaçai, puis me ravisai avec honte.

Les héros ne grimacent pas.

Ce numéro aurait tout à fait eu sa place dans un cirque ; il était moins approprié dans une guerre, d'autant plus que je ne pouvais tout à fait expliquer les raisons qui m'avaient poussée à sacrifier ma dignité sur l'autel de l'intrépidité.

Une fille hurla.

Je la comprenais.

J'avais fait la même chose lorsque Lee m'était tombée dessus.

Faisais-je vraiment peur à ce point ?

— Chut, Beth ! lui ordonna un de ses camarades, un blondinet avec une griffure sur le nez, sans être vraiment plus discret qu'elle.

— Bravo, l'artiste, me soupira Geronimo, qui s'était autorisé à reprendre sa forme de castor.

Il pouvait faire le malin, il s'était posé sur mon dos et m'empêchait de me relever.

— Pousse-toi, grognai-je.

— Le mot magique ?

Je passai outre la politesse et me relevai. Nous n'avions pas le temps pour les affabilités. Lee risquait sa vie à chaque instant pour sauver les nôtres, comme il le ferait jusqu'au bout. Ses sacrifices n'auront jamais été vains, et la Kathleen de l'époque, sans pouvoir prévoir les sombres augures que ce jeu préfigurait, était décidée à ne pas gaspiller sa chance. Plus que pour son acolyte, c'était son pays qui était en jeu.

— Je suis venue pour vous sauver, affirmai-je face à mes compatriotes.

Ils ne partagèrent hélas pas ma bouffée d'espoir. Aujourd'hui, que je sais la douleur de voir s'évanouir la lutte, le sentiment de culpabilité du déserteur et pourtant son courage immense, puis-je encore leur en vouloir ? J'avais ralenti Lee dans sa mission de sauvetage, et si je me souvenais bien des règles de notre jeu, ils avaient dû attendre ici, à l'orée de la bataille, cœurs et ambitions liés, certains peut-être même depuis le début de la partie.

Autant Lee m'avait aveuglée par son allure et sa foi dans la victoire, autant je fus forcée d'admettre que je ne reconnus pas tout à fait le même éclat dans les yeux de nos camarades. Il m'avait bien informée : je comptais ainsi cinq Nouveaux-Danois amochés par l'échec du siège, parmi lesquels je reconnus à ma grande surprise deux filles de ma classe. Ils étaient assis en cercle, dos à dos, de sorte que je supposai qu'on leur avait lié les mains pour les empêcher de s'enfuir – cela n'empêchait cependant pas ceux qui ne voyaient pas la scène d'avoir la hardiesse de se retourner. Quant à leurs dæmons, je distinguai en un coup d'œil deux petits chiens fatigués, un blaireau antipathique et un duo de chats sauvages. D'un coup de sa queue écaillée sur mes jambes écorchées, Geronimo m'avertit qu'il s'en occupa. Alors je me reconcentrai sur mon propre rôle de messie texan :

— Et surtout, on va sauver le Texas, précisai-je, poussée par cette même esbroufe avec laquelle Lee m'avait interpelée et qui commençait à déteindre sur moi.

Sans doute les plus fanatiques serviteurs de l'Autorité ne présentent-ils aujourd'hui pas autrement. Je ne perçus pas l'ambiguïté de mes paroles, convaincue que ma sincérité suffirait à les délivrer du mal : pourtant, un espion Nouveau-Français n'aurait pas dit autre chose. Il me fallait encore accomplir un rite de passage.

J'avais honte, non pas de mon apparence, mais de mon attitude. N'avais-je pas l'air assez brave pour m'attirer leur faveur ? Mon entrée remarquée ne trahissait-elle pas ma détermination ? Aurait-il fallu que j'arrive inondée de lumière divine, le parchemin d'Harrelson à la main et le poing sur le cœur ? Le sable terreux s'accrochait au bas de ma jupe et je n'osai même pas songer à la réaction de mon grand-père lorsqu'il découvrirait mon chemisier il y a deux heures encore tout soigné et maintenant négligé. L'imminence du danger me poussait à briser les barrières avec lesquelles je m'étais pourtant accommodée toute ma vie, et ce n'était toujours pas assez ?

Les réactions que je récoltai ne furent donc pas tout à fait celles auxquelles je m'étais escomptée :

— T'es qui, toi ?

Alors que d'autres voix s'élevaient pour protester contre ma présence, je raffermis la mienne :

— Je suis avec Lee, il est dehors.

On eût dit que l'étincelle devenait flamme.

— Lee ! T'aurais pu le dire avant !

— Il va bien ?

— Il va nous sauver ?

— Pourquoi il est pas venu plus tôt ?

— Chut !

C'était le même garçon qui avait ordonné à la fille d'arrêter de geindre. Comme en l'absence de Lee il devait être le chef de la bande, j'en conclus que ce serait mon interlocuteur privilégié. Geronimo se heurtait aux mêmes difficultés que moi : il semblait en plein pourparlers avec le blaireau. Je n'eus cependant pas le loisir de tendre l'oreille pour épier leurs conversations que mes propres négociations reprirent :

— Et pourquoi on devrait te faire confiance ? poursuivit le garçon blond, que je ne pouvais pas encore nommer.

— L'intelligence. Si Lee était venu tout seul, il ne perdrait pas son temps à risquer sa vie pour faire diversion.

— Elle a raison, Alexis, le temps presse, le tempéra son dæmon-blaireau.

Tandis que chaque animal rejoignait son humain, Geronimo revint se positionner à côté de moi. Mon éclaireur favori avait accompli sa mission et il en rayonnait.

— Qu'est-ce que t'attends pour nous délivrer, alors ? renchérit le dénommé Alexis, toujours aussi aimable.

— Et comment je suis censée faire ?

— Il faut juste nous toucher, répondit son voisin à sa place, un brun un brin plus propre sur lui et à l'air malin.

Mon hypothèse sur les mains liées s'évanouit en poussière. Face à ce qui s'apparentait en tout point à une flagrante contradiction, je restai perplexe quelques instants, avant que l'impératif de l'adrénaline ne me pousse à m'exécuter.

En réalité, je ne comprenais pas pourquoi alors que rien ne les empêchait de s'enfuir, ils avaient pourtant choisi de renoncer à toute possibilité de liberté. Ils auraient pu s'accommoder des règles, brandir un honneur parallèle au respect et proclamer leur sécession. À la guerre comme à la guerre.

En vérité, je ne comprends peut-être que maintenant tous les rêves contenus dans ces aventures de gamins. Nous ne faisions pas que nous amuser, nos rôles allaient bien au-delà du simple masque revêtu pour l'occasion. Notre jeu était trop sérieux pour être tourné en dérision, bien que nous sachions tous la contingence de nos situations. Nous ne serions jamais Clyde D. Harrelson, mais nous pouvions nous élever à sa hauteur. Nous ne décrocherions jamais la lune, mais nous effleurerions les nuages.

Lee l'avait dit mieux que personne. On ne gagnerait pas si on trichait.

— Merci, Kathleen, me murmura la fille aux boucles blondes qui avait hurlé lors de mon entrée spectaculaire.

Elle était dans ma classe, comme la plupart de ses copines. Les écoles de filles se comptaient sur les doigts d'une main dans la région, alors il n'y avait à cela rien d'étonnant. Mon rapport particulier à l'enseignement scolaire – rapport dans lequel mon père avait cru bon de fourrer son nez, parce qu'il n'y avait pas un domaine de ma vie où son regard inquisiteur ne se fisse sentir d'une manière ou d'une autre – ne me poussait pas à sympathiser avec mes camarades : aussi fus-je surprise de constater qu'au moins l'une d'entre elles avait retenu mon prénom. La gratitude me poussa à lui rendre cette délicate attention.

— De rien, Annabeth, lui souris-je après un effort de mémoire.

C'était la dernière dont je devais toucher la tête dans un geste salutaire. Les exclamations outrées de l'extérieur paraissaient nous parvenir d'autant mieux que nous nous trouvions sur le seuil de la grande bataille, la première grande bataille de ma courte existence. Le lieutenant rassemblait ses troupes, les soldats se paraient pour la bataille : Annabeth et son amie, dont je ne me rappelais pas du nom mais dont je reconnus les taches de rousseurs et les grands yeux verts, nouaient leurs cheveux avec détermination, tandis que leurs homologues masculins récupéraient leurs armes de pacotille.

Quant à moi, je me tenais résolument à l'écart : je n'étais certes pas la cheffe comme Alexis – j'étais la cheffe comme Lee, comme sa partenaire fortuite mais dont il aurait été ingrat de nier l'existence –, mais je n'étais pas non plus n'importe quel sous-fifre soumis aux ordres de son supérieur hiérarchique. J'étais l'élément décisif de la bataille, celle qui ferait pencher la balance. Geronimo le savait aussi bien que moi : ce n'était pas pour rien qu'il se plaisait à demeurer castor alors qu'il aurait pu prendre mille et une formes plus antipathiques. Nous serions les artisans de la victoire, et nous construisions notre barrage – le torrent qui s'en déverserait serait d'autant plus terrible le jour où il céderait.

Bras croisés, menton relevé et son dæmon maintenant petit faucon perché fièrement sur son épaule, Alexis aurait probablement dû nous entonner le discours caractéristique des généraux prêts à lancer leurs troupes à l'assaut du champ de bataille, s'il n'y avait eu les battements d'ailesfrénétiques d'un petit colibri à quelques centimètres de mon nez et sespépiements affolés...

— Hester, soufflai-je.

... et les signes d'un grand bêta perché sur une branche à plusieurs mètres du sol :

— Hé ! Venez m'aider !

Désordre et grabuge avait voulu Lee.

Désordre et grabuge il obtint.

Ce fut le chaos.

Les Nouveaux-Français se retrouvèrent soudainement confrontés à une fuite massive de prisonniers, en plein cœur de leur forteresse. Leur stupéfaction se mêla à leur panique, et rencontra notre soif d'en découdre dans un tonnerre de cris et de rires. Comme dans toute guerre bien réglée, les dæmons s'élancèrent vers les dæmons dans un chahut de fourrures et de plumes, tandis que leurs humains croisaient le fer avec bravoure. Nous n'avions que des branches pour épées, mais nous avions nos rêves pour fourreaux.

Alors que ce souvenir revient à ma mémoire, alors que les cascades de joie déferlent du temps passé pour s'écouler en poussière à mes pieds, je me heurte à l'impossibilité de poser des mots sur ces sensations : il ne faudrait pas seulement dire, il faudrait voir, toucher, entendre. Il faudrait ressentir toutes ces petites choses dont on ne sait même pas qu'elles existent, comme le bruit d'un sourire ou l'odeur d'un regard. Au centre de la bataille, l'adrénaline kaléidoscopait la brève seconde où je fus livrée à moi-même face à l'euphorie du combat.

Mon cœur hurlait au moins aussi fort que mes compatriotes, déjà pris et repris à l'ennemi dans une lutte acharnée pour s'échapper. C'était ce même sentiment d'émerveillement apeuré qui avait dû saisir mon grand-père lorsqu'il avait posé le pied sur le continent, ou mieux, mon explorateur de père lorsqu'il avait découvert les secrets des roches mystérieuses de l'Arctique.

Et à mon tour, je devais prendre ma place dans cette grande aventure.

J'abandonnai mon sac à côté de ceux que je supposai être ceux de mes compagnons.

Les vrais guerriers n'avaient besoin que de leur courage.

Et je me jetai dans la gueule du loup. 

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