Chapitre 1.3 : Alamo
Ce fut donc ainsi que je rencontrai Lee Scoresby – ou plutôt que je ne le rencontrai pas, que je le contrai d'abord, puis, par une alliance de circonstances, décidai de faire équipe avec lui pour sauver ma patrie.
Ce fut, surtout, ainsi que je devrais me souvenir de notre première échappée sur le chemin de l'aventure. Ce récit est tout personnel, avec les lacunes et les emphases d'une histoire sur laquelle le temps, l'amour et la mort ont déferlé. Mon histoire n'est que l'une des quatre facettes de cet épisode merveilleux. Hester aurait appuyé l'absurdité de la situation, Geronimo aurait complété ses commentaires sarcastiques, et surtout tous deux auraient pu livrer les premiers mots que Lee et moi avons échangés, par leur intermédiaire. Cette conversation devrait rester à jamais un secret : à ma connaissance, aucun de nos dæmons n'a jamais révélé ce qui s'était passé entre eux ce jour-là, au milieu de ce chemin forestier perdu au cœur du Texas. Mais de ces quatre comparses, je suis la dernière : tous m'attendent de l'autre côté. Je dessine la vérité en même temps que je la cherche, car ce sera cette vérité qui fixera, une dernière fois, l'histoire de Lee Scoresby et de la seule promesse qu'il n'a pas tenue.
Lui insisterait davantage sur le moment qui a suivi. C'est ce moment auquel j'arrive.
Maintenant que je suis lancée sur le chemin sinueux de mon récit, avec ma mémoire pour unique carte et mon cœur comme dernière boussole, j'avance avec plus d'aisance dans l'obscurité lumineuse de mes souvenirs, comme si les parois du tunnel s'écartaient pour me laisser passer. En revanche, la petite Kathleen telle que je la revois, telle que je la ressens, éprouvait plus de difficultés pour se faufiler sans bruit parmi les branchages de la forêt.
Après notre altercation, Lee m'avait en effet entraînée vers le front. Si nous avancions à pas de loups, mais non sans retenir le torrent de questions qui coule naturellement entre deux enfants plongés dans la même aventure, Hester et Geronimo, eux, avaient pris un peu d'avance sur nous. Fait significatif qui m'avait laissée perplexe, mon colibri avait terni son plumage pour ne pas trahir notre avancée furtive. Mon partenaire du jour et moi observions, malgré tout dans un mélange d'amusement et de gêne, nos dæmons virevolter l'un autour de l'autre, filer au ras du sol pour remonter en piqué vers les branches les plus basses des pins.
— On est encore loin ? chuchotai-je, attentive à troubler l'air le moins possible.
Il n'y avait pas qu'au volume de ma voix que j'étais attentive. Dans le même temps, je devais prendre garde à épouser le sol avec délicatesse : mes bottes avaient certes le mérite d'être tout héroïques et adaptées à mon costume de révolutionnaire, elles produisaient en revanche à chaque fois un bruit mat lorsqu'elles rencontraient le tapis de feuilles. Se posait aussi le problème de ma jupe : si elle ne m'arrivait qu'au milieu des mollets et m'autorisait une relative liberté de mouvement, elle m'handicapait par contre davantage lorsqu'il s'agissait de passer au-dessus des fourrés. J'affrontais ces obstacles sans broncher : le silence aussi bien que la fierté me l'imposait.
À mes côtés, Lee cavalait au milieu des buissons. J'aurais juré qu'il connaissait la forêt comme sa poche – c'était le cas. Ses vêtements à lui ne le gênaient pas le moins du monde et je devinais que la force de l'habitude muselait ses maladresses. Chacun de ses pas effleurait à peine le sol. Chacun de ses mouvements troublait à peine le silence. Il n'y avait qu'un petit vent pour, de temps à autres, souffler à nos oreilles.
Lee tourna la tête vers moi pour me répondre, un sourire aux lèvres, quand un craquement devant nous métamorphosa son expression. L'instant d'avant, il était debout, à ma hauteur, héros sympathique ; l'instant d'après, il s'était accroupi, caché derrière un bosquet, les traits tirés et la main sur la poignée de son revolver. Aussitôt, je m'effondrai dans notre cachette et allai jusqu'à oublier qu'il ne servait à rien de se cacher si c'était pour le faire aussi bruyamment. Lee ne fit aucune remarque : au même moment, un froufrou d'ailes nous indiqua qu'Hester et Geronimo s'étaient eux aussi repliés. Ils se posèrent sur nos épaules respectives.
— Qu'est-ce que c'était ? demanda-t-il après plusieurs secondes.
— Si je l'avais vu, je te l'aurais dit, idiot, rétorqua Hester, préoccupée.
— Donc tu n'as rien vu ?
— Non.
— Et toi, Geronimo ? repris-je, remplie d'espoir à l'idée que mon beau colibri puisse résoudre l'énigme.
— Mets le « idiot » d'Hester au pluriel.
— Moi aussi, je t'aime, ironisai-je.
— Vous croyez vraiment que c'est le moment ? nous sermonna Hester.
Lee haussa les épaules, et si je n'avais pas épilogué sur les mots qu'il lâcha, ils ricochent aujourd'hui en moi comme un galet le long d'un lac infini.
— Au point où on en est, c'est toujours le moment. Je vais aller voir...
— Ne fais pas l'imbécile, l'avertit son dæmon, avec le petit ton je-sais-tout que Geronimo prenait parfois.
— Comme si c'était mon genre...
Nous échangeâmes un regard, déterminés. Sans un mot, je saisis l'ordre muet : reste là, couvre-moi, je te fais signe si la voie est libre. Notre tandem faisait à peine ses premiers pas qu'il fonctionnait déjà comme sur des roulettes. Et cependant, il révélait aussi ses limites. Tout doucement, Lee se redressait sur ses genoux, et malgré ses instructions, je ne pus m'empêcher de faire de même. La proximité du danger avivait mon âme d'exploratrice, cette addiction à l'adrénaline qui coulait dans mes veines : c'était celle-là qui avait donné à mon grand-père le courage quitter son pays natal, c'était celle-là qui avait aiguillé mon père vers les terres du Nord, et c'était celle-là qui avait poussé Geronimo à m'entraîner dans la plus grande aventure de toute ma vie. Alors que je prenais garde à ne pas m'emmêler les pieds dans ma jupe et dissimuler ma timide rébellion, mon sang fulminait à mes tempes. Je priai pour que ce métronome de mes humeurs n'atteigne pas les oreilles de Lee, et s'il ne remarqua rien, et si je ne perçus rien de sa nervosité non plus, c'était peut-être parce que les battements de nos cœurs s'étaient synchronisés sur la même ligne de tension.
Je donnerais beaucoup pour revivre ce souvenir, mais de l'autre côté du buisson, pour voir ces deux petites têtes curieuses, ces deux regards méfiants, s'élever en même temps de leur abri de fortune. J'aurais pu voir se refléter dans les yeux bleus du révolutionnaire en herbe l'envie d'en découdre que taisaient les yeux bruns de sa comparse, tout comme j'aurais pu lire sur le visage de la petite fille la patience que ne disait pas tout à fait son partenaire. J'aurais pu voir les deux petits oiseaux à leurs côtés, dont les battements d'ailes frénétiques trahissaient leur soif d'action.
J'aurais vu les deux héros d'un roman épique, deux héros qu'aurait immortalisés Clyde D. Harrelson lui-même, et j'aurais souri.
Du fond de ma cachette qui ne cachait plus grand-chose, je ne vis rien de ce spectacle comique. Je ne pus qu'observer mon compatriote s'avancer et balayer les environs, son revolver au bout de ses bras tendus. Hester voletait autour de lui, prête à se métamorphoser en dangereux prédateur au moindre danger, tout comme je devinai Lee prompt à appuyer sur la détente, fût-elle factice, en cas de soupçon.
Impressionné, Geronimo se posa sur mon épaule : il mourrait d'envie de lâcher un commentaire, je le sentais à ses plumes qui frottaient contre mon cou et à son bec qui s'approchait de mon oreille, mais la gravité du moment le contraignit au mutisme. J'étais, tout comme lui, suspendue aux moindres gestes de notre espion : à nouveau, une telle assurance se dégageait de lui, dans la façon dont il orientait son arme, dans la chorégraphie de ses mouvements, que j'en oubliai sur le coup que tout ceci n'était rien de plus qu'une vaste blague. Tapie dans mon buisson, je retenais mon souffle avec passion : l'avenir du Texas dépendait de lui, de moi, de nous. Il s'agissait précisément de la raison pour laquelle je devais rester cachée, carte secrète dissimulée dans sa manche, et de la raison pour laquelle je ne pouvais pas demeurer impuissante : si le héros tombait aux mains de l'ennemi, comment réagirait son acolyte ? Ne devrait-elle pas bondir sur l'adversaire et le désarmer ?
Le charme se brisa avant que je ne pusse trancher mon dilemme. Lee décréta qu'il avait assez cherché et se retourna dans ma direction, un grand sourire aux lèvres :
— La voie est libre !
Or je m'étais déjà relevée sans m'en rendre compte. Déconfit de constater les limites de son autorité, Lee me dévisagea pendant quelques secondes. Déconfite de le constater déconfit, je soutins son regard quelques secondes de plus.
Le charme se brisa avant que l'un de nous ne détourne les yeux. Geronimo décréta qu'ils n'avaient pas assez cherché et rejoignit Hester en quête d'informations.
— Qu'est-ce que c'était ?
— Si je l'avais su, je te l'aurais dit.
— Tu ne le traites pas d'idiot ? s'offusqua le pauvre Lee, qui subissait désillusion sur désillusion.
— Il n'y a que toi que je peux traiter d'idiot, Lee, voyons.
— Moi aussi, je t'aime, ironisa-t-il.
Si je ne m'attardais pas sur le clin d'œil qu'il me lança pour avoir calqué ses paroles sur les miennes, à moitié plié de rire, je ne peux aujourd'hui réprimer une triste aigreur à la mention de cet échange. Peut-être toutes nos interactions futures se résument-elles à l'aune de ces quelques mots, de ces reflets maladroits que nous n'assumions pas tout à fait. Pour la Kathleen de l'époque, il était en tout cas très clair que ces mots s'adressaient exclusivement à Hester : pour preuve, ce n'est qu'aujourd'hui que je tire cet épisode de l'oubli.
Le plus urgent demeurait ce que l'incident avait révélé : notre plan, ou plutôt notre absence de plan.
— Tu crois que c'était... eux ? lançai-je.
— Je pense pas. Ils auraient fait plus de bruit, et en plus, ils auraient fait n'importe quoi pour me capturer, vu que je suis le dernier et qu'il leur manque que ça pour gagner.
Bien que ce commentaire trahît le fait qu'il ne me considérait pas encore comme membre de son équipe à part entière, je ne m'en vexai pas outre mesure. Nous nous connaissions depuis – quoi ? une trentaine de minutes ? Il aurait été malvenu de leur en tenir rigueur. Mon expression dut laisser passer ce pincement au cœur, puisque Lee se reprit aussitôt, dans un sourire plein de gratitude qui effaça ma peine en un instant :
— Heureusement que tu es là ! Au fait, il faudra que tu enlèves ton foulard.
— Et pourquoi ça ? s'indigna son dæmon, toujours sur le qui-vive. Ils croiront qu'elle est des leurs et on les surprendra.
— Non.
Lee était catégorique. Il le resterait toujours.
— Il y a les règles du jeu et il y a les règles de l'honneur, Hester.
Je sus à ce moment qu'il avait trop lu Harrelson.
— C'est une honte de perdre avec un atout dans sa manche.
— On ne gagne pas si on triche.
Je pensai aussi que le jour où il serait mon ami, il ne me trahirait jamais.
— Enfin, « on », si Kathleen est d'accord.
Pour toute réponse, j'arrimai mon regard au sien et dénouai mon foulard pour le fourrer au fond de ma besace. Il n'y avait plus de problème – il n'y en avait jamais eu.
— Et maintenant ?
— Maintenant, on n'est plus très loin, donc on réfléchit à un plan.
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