Chapitre 1.1 : Alamo
Hello ! Trois petites notes avant de commencer :
— Ceux qui ont lu les livres, ne me tuez pas pour le titre du chapitre, s'il vous plaît. (Vous pouvez par contre me lancer des tomates, c'est fait exprès.)
— Bien que le siège de Fort Alamo soit une bataille qui ait vraiment eu lieu dans notre monde, je reprends ici la version de Philip Pullman – très peu détaillée dans la traduction, je me suis servie des deux phrases en anglais que j'ai trouvées. Je ferai sûrement un point à la fin pour bien différencier ce qui relève des faits, et ce qui a été inventé !
— Comme le chapitre est plus long que prévu, je l'ai découpé en plusieurs parties pour ne pas vous assommer avec plus de 10 000 mots. Désolée si les coupures sont hasardeuses, j'espère que cela ne vous dérange pas !
Sur ce, bonne lecture !
༄
J'aurais aimé pouvoir vous dire que je me souviens précisément du jour où j'ai rencontré Lee Scoresby, parce que ce jour-là a changé ma vie. J'aurais aimé, sincèrement, pouvoir vous citer le jour, le mois, l'année exacte où nos chemins se sont croisés pour ne plus se séparer qu'à l'orée du tombeau. Je crains de ne pas en être capable. J'ai tellement revécu ce souvenir, je l'ai tellement imaginé, idéalisé, j'en ai fait un tel absolu que poser des mots sur ces images ne pourra que les abîmer. Lui s'en serait souvenu, il me dirait de faire un effort, puis il rirait et raconterait nos jeux d'enfant à ma place, avec tant d'esprit que je n'aurais pu que me taire et l'aimer.
Pour être tout à fait honnête, je n'ai pas rencontré Lee Scoresby. Lee Scoresby ne m'a pas rencontrée non plus. Ce sont en fait nos âmes qui se sont d'abord jetées l'une sur l'autre. Je n'ai jamais assez remercié Hester d'avoir agressé Geronimo, ce jour-là. Peut-être en aurais-je bientôt l'occasion.
Tout avait pourtant commencé comme tant d'autres histoires auraient pu finir. Je me suis engagée à vous livrer la vérité, toute la vérité et rien que la vérité, la voici. Nous étions en été, c'est certain, puisque la chaleur écrasait mon corps d'enfant sur la route. Geronimo, sous sa forme de colibri, voletait devant moi ; il savait où se placer pour empêcher la distance de nous blesser, juste assez près pour ne pas tirer sur le lien sacré qui nous unissait, et juste assez loin pour nous donner à tous les deux cet état de plénitude que l'on a parfois lorsque l'on est seuls ensemble. Je m'amusais à regarder les rayons du soleil danser sur son plumage irisé. Il aimait bien frimer, Geronimo, et il était doué pour ça, tout comme il était doué pour pester comme un putois lorsque ça n'allait pas.
Ce jour-là, Geronimo avait chaud. Il avait essayé de se faire le plus petit possible pour ne pas trop attirer la lumière ; il la reflétait comme un diamant. Je me souviendrai toujours, s'il y a encore un « toujours » dans la mort, de la bouffée d'amour que j'ai ressentie à ce moment-là, dans l'instant qui précède la tempête. Je sautillais sur le sentier, hypnotisée par le plumage multicolore de mon dæmon, tantôt saphir, tantôt émeraude, tantôt améthyste, et je me répétais, il est moi, et je suis lui, mais nous sommes nous. Je me souviens m'être demandée si, moi aussi, mes cheveux roux produisaient le même effet sous le soleil, et si je serais un jour belle comme ce colibri, comme cette autre part de moi-même. À onze ans, on rêve, j'aimais bien rêver, et j'étais douée pour ça.
Ce jour-là, j'avais faim. Ma grand-mère avait accepté de me préparer sa tarte aux pommes, la célèbre, celle des pommes de notre verger. Je crois que c'était ça qui m'avait jetée sur les routes ; elle avait dû m'envoyer chercher les ingrédients manquants à la ville voisine, comptant sur l'énergie dévorante des enfants de mon âge. Geronimo voulait prendre l'air, il en trépignait avec tant d'insistance, sous sa forme de musaraigne pour mieux se faufiler sous mes vêtements et m'inciter à bouger par ses chatouilles, je n'aurais pas pu lui refuser ce plaisir. Après tout, moi aussi, je n'étais pas contre une promenade pour m'aérer.
Je me souviens avoir enfilé mes bottes les plus solides, avoir passé avec détermination ma besace en cuir en bandoulière, et noué mon plus beau foulard autour de ma tête pour me protéger du soleil. Geronimo, belette rousse, s'était enroulé autour de la lanière de mon sac, au moins jusqu'à la sortie du village. Mes grands-parents, et surtout mon grand-père, n'appréciaient pas vraiment notre petit jeu. Ce n'est pas normal, qu'un humain et son dæmon s'amusent à s'éloigner comme nous le faisions régulièrement – hors de cette compétition d'enfant qui consiste à tirer le plus possible sur le lien, pour revenir ensuite se blottir l'un contre l'autre, se promettant de ne jamais réitérer l'expérience.
Une fois que nous nous étions suffisamment avancés sur la route, mon dæmon m'avait interrogé d'un regard. J'avais hoché la tête, et il avait sauté aussitôt dans les cieux, déjà colibri, pour s'élancer sur la route. Geronimo aimait se dire éclaireur – il n'était pas mon âme pour rien. Je flottais dans un état de joie béat, heureuse de le voir heureux, à naviguer entre les trouées de lumière. Ce sentier m'était particulièrement cher ; s'il serpentait, les premiers mètres, parmi les openfields dorés autour de mon village, il s'enfonçait ensuite dans une forêt de pins, avant de déboucher sur une immense plaine désertique. C'était le monde mis à la portée de main. Le soleil s'était caché, aussi avais-je décidé de ramener mon foulard autour du cou. Ainsi, je ressemblais à une Texane, une vraie de vraie, de celles que les livres dépeignaient parfois.
J'en étais donc là, tout heureuse de cette liberté éphémère, de ce soupçon d'insouciance.
Et soudain, il y eut la douleur.
Je m'en veux, de cette entrée en scène aussi ingrate que je donne au personnage le plus important de mon existence. Il aurait mérité un tapis rouge, des confettis étoilés, une musique à la fois épique et tendre – ou alors, il aurait préféré sauter d'un arbre comme les bandits médiévaux de Britania, descendre d'une montgolfière comme les aëronautes héroïques des livres d'histoire, voire simplement surgir d'un fourré et me prendre en otage comme les bandits charismatiques des légendes locales.
Non, Lee choisit d'abord de m'infliger la pire souffrance qui soit au monde. Il m'expliquera plus tard qu'il s'agissait d'un malentendu, qu'Hester ne l'avait pas fait exprès, qu'ils avaient agi pour le bien commun et la souveraineté de la nation. J'ai choisi de le croire. Dussions-nous rejouer cet incident des centaines de fois, je n'en changerais rien.
Ce fut comme si on m'arrachait le cœur. L'instant d'avant, il y avait le plumage joyeux de Geronimo et l'air pur de la forêt. L'instant d'après, il y avait le sol à quelques millimètres de mon nez et une lame qui s'amusait à tracer un labyrinthe dans mes entrailles. Je n'étais pas de nature à pleurer facilement, mais les larmes me montèrent aux yeux et commencèrent à inonder mon visage avant que je puisse seulement comprendre ce qui se passait. Je ne comprenais en réalité pas ; je sentais, je ressentais.
Je ressentais seulement que quelque chose s'en prenait à Geronimo, et que ce quelque chose allait passer un très mauvais quart d'heure quand je serais remise.
Contorsionnée sur le sol pour essayer de résorber cette douleur qui me dévorait la poitrine, je parvins néanmoins à redresser le regard, plus loin vers la route, vers mon dæmon. Pour la première fois, je m'en voulus de l'avoir laissé si loin de moi, parce que j'aurais peut-être pu l'aider pour lutter face à son adversaire. Geronimo, qui avait beau prendre toutes ses formes possibles pour se défendre, tour à tour musaraigne pour s'enfuir, belette pour griffer, raton laveur pour mordre, ne parvenait pas à lutter contre son agresseur, un dangereux serpent à sonnettes. Celui-ci, systématiquement, resserrait sa prise autour du corps de Geronimo, dont les museaux successifs ne pouvaient que s'élever un bref instant pour tenter de respirer. Je suffoquai, comme mon pauvre dæmon, et luttai pour tenter de me redresser. Mais c'était inutile : à chaque fois que mes mains trouvaient assez de force pour me décoller du sable, la douleur revenait me taillader les poumons, et je m'écroulais.
J'avais si mal que mes capacités de réflexion s'étaient mises sur pause. Je n'étais plus qu'un chiffon que l'on secouait dans tous les sens. Avec un peu de lucidité, j'aurais pourtant pu comprendre que la douleur de Geronimo et par voie de conséquence le mienne ne pouvait être provoquée par n'importe quel serpent à sonnettes. J'aurais pu cerner cette profondeur dans la souffrance, ce je-ne-sais-quoi qui la rendait plus intérieure, plus sourde aussi. J'aurais pu sentir que c'était en réalité un autre dæmon qui s'acharnait, sans raison apparente, sur le mien. Et j'aurais pu en déduire qu'il devait y avoir quelqu'un à proximité, quelqu'un qui méritait bien un bon coup sur la caboche pour m'avoir traînée dans la poussière de cette façon.
Ce quelqu'un, c'était Lee Scoresby, et il fut plus rapide que moi.
Alors que, dans un effort sorti de je ne savais où, je m'apprêtais à me retourner pour me battre, le poing serré pour mieux l'envoyer dans la figure de l'ennemi, un cylindre métallique se posa sur ma tempe. Le doute n'était pas permis : c'était la bouche d'un revolver. Mon sang se glaça dans mes veines, et même un peu plus loin sur la route, nos dæmons interrompirent leur lutte acharnée pour darder leurs regards stupéfiés sur leurs humains. Je ne le voyais pas, encore sonnée par le choc, mais je le sentais – la douleur s'étouffait en échos, de plus en plus ténus dans les battements de mon cœur. Geronimo avait perdu.
— Tu es avec eux, pas vrai ?
Ce fut la première fois que Lee m'adressa la parole. Si des détails de la journée demeurent flous, si j'en ai peut-être inventés certains a posteriori, celui-là est véridique. « Tu es avec eux, pas vrai ? » J'en suis certaine. Ce sont ces mots que Lee a articulés, sur ce ton froid et sérieux qui ne lui ressemble pas. Il jouait son personnage jusque dans les détails : je ne connaissais pas sa supercherie, j'y tombai comme dans un abîme.
Je n'insiste cependant sans doute pas assez sur l'étonnement qu'a produit sa voix sur moi. À voir la capacité, le professionnalisme de son dæmon, à neutraliser le mien, je n'avais imaginé qu'un adulte. Pour confirmer ma théorie, le serpent n'avait en plus pas changé de forme pendant le temps de l'affrontement – instants ? secondes ? minutes interminables ? Le fait était que je ne supposai pas un seul instant que mon tortionnaire pourrait avoir mon âge. Le premier instant de surprise passé, j'en arrivai rapidement à la conclusion que malgré ma position de faiblesse, il n'existerait pas un déséquilibre des forces trop grand entre nous. Si j'arrivais à retourner la situation en ma faveur, il me resterait une chance de l'emporter et de lui faire, à lui aussi, mordre la poussière. Je devais bien ça à Geronimo.
Cette stratégie commençait d'abord par montrer à cet énergumène que je n'étais pas intimidée par ses méthodes éthiquement contestables. Je passai outre la présence de l'arme sur ma tempe, essuyai d'un geste rageur les larmes qui collaient le sable sur mes joues, renvoyai mes mèches folles derrière mes épaules, puis, comme une princesse déchue mais fière, redressai le regard vers lui.
Ce fut, donc, la première fois que je vis Lee Scoresby. J'ai beaucoup repensé à ce premier regard par la suite, à essayer d'y discerner l'étincelle d'une grande amitié, la braise d'un amour naissant, le n'importe quoi qui m'aurait fait percevoir, déjà, que nos destins seraient liés pour l'éternité. J'aurais senti comme une main se refermer sur mon cœur pour m'inciter à la clémence, une lumière clignotante dans mon esprit, un nœud quelque part à l'estomac. Il serait beau de réinventer ses souvenirs, de les inscrire dans la lignée de notre existence. Ici, il n'y aurait rien de plus faux.
Maintenant que tout est fini, je comprends qu'il n'y eut ni étincelle, ni braise, ni n'importe quoi – il y eut seulement de la haine. J'avais tenté de mettre toute la foudre du ciel dans mon regard, pour bien lui faire comprendre que je n'étais pas de nature à me laisser faire et qu'il allait regretter d'avoir fait souffrir Geronimo. Étrangement, au fond, j'étais sereine. J'avais le souffle court, mais la migraine avait cessé. J'étais, à nouveau, prête à me battre.
Or j'étais tellement occupée à le fusiller du regard que j'en oubliai presque que sa condition ne valait guère mieux que la mienne. Après tout, son dæmon à lui aussi s'était battu férocement contre le mien, et s'il n'avait pas subi l'effet de surprise, il conservait forcément des séquelles de cet affrontement. Cette pensée fragilisa ma concentration, perça l'orage, et d'un coup, je regardai Lee Scoresby au lieu de le haïr. Je rencontrai d'abord ses yeux bleus, clairs et vifs, où perçait néanmoins une étincelle de méfiance – et de peur, même si je me demandais bien ce qu'il pouvait craindre d'une brindille comme moi. Sa peau légèrement hâlée reflétait le soleil, la transpiration plaquait ses cheveux bruns contre son front, et je devinai qu'il devait cavaler dehors depuis plus longtemps que moi. Surtout, je fus frappée de constater l'ecchymose qui bariolait sa pommette gauche, lui donnant l'air d'un aventurier téméraire.
— Tu es de leur camp, hein ? répéta-t-il, suspicieux, moins assuré – sa main tremblait, je sentais la bouche du pistolet frotter contre ma tempe.
Il avait beau essayer de le cacher, il était aussi essoufflé que moi. Geronimo avait dû se battre comme un lion, pour l'épuiser ainsi. C'était maintenant à mon tour de briller, non par mon courage, mais par mon sens de la négociation. Cependant, j'avais beau réfléchir, j'avais beau explorer ses phrases comme des limbes perdues, le sens du « eux » m'échappait, obstinément. Comment répondre à une interrogation que l'on ne comprend pas ? J'aurais été prête à sacrifier ma dignité, à avouer mon ignorance pour nous tirer de ce mauvais pas, mais je savais que Geronimo ne me pardonnerait jamais d'éclipser son acte de bravoure.
Je restai donc muette, suspendue au bon vouloir de mon adversaire. Je crois que je ne me rendais pas vraiment compte que, dans l'état actuel de mes connaissances, il aurait pu m'exploser la cervelle si l'idée lui était passée par la tête.
— Ils t'ont dit de ne rien dire ? Je peux te prendre en otage ?
Sa voix se faisait pressante, suppliante presque. S'il tentait de faire le fier, au fond, il n'en menait pas large. À force d'insister, il en vint même à m'inquiéter. Qui pouvaient être ces affreuses personnes, assez affreuses pour le rendre dans un tel état et le pousser à courir par-delà les bois ? Il me sembla soudain atterrir au beau milieu de l'un des romans d'aventure qui occupaient une étagère entière de la bibliothèque de mon grand-père. Je devins la roturière courageuse attaquée par la horde de brigands sanguinaires – j'apprendrais bien plus tard que mon interprétation était erronée, et qu'il s'agissait en fait du moment crucial où le regard de l'héroïne croise celui du héros et où leurs destins s'en trouvent liés à tout jamais.
Sur le moment, peu importait, j'y crus, du moins eussé-je envie d'y croire. Une bouffée de courage déferla dans mes veines, en même temps que ma réalité se transcendait en univers romanesque. Se taire ne me serait plus d'aucune utilité. Je voulais devenir la protagoniste de ma propre histoire, et pour écrire, il fallait agir.
— Je ne sais pas qui c'est, lâchai-je finalement, avec un peu plus de candeur que ne l'aurait fait une vraie héroïne.
Mon interlocuteur n'agit pas en vrai héros non plus. Un doute obscurcit ses yeux clairs, ses sourcils se froncèrent et il abaissa même son arme – son bras retomba sur le long de son corps, comme celui d'une marionnette dont on aurait coupé le fil.
— Vraiment ? insista-t-il.
J'acquiesçai. Sa désillusion me causait presque de la peine. C'était comme si la scène s'était effondrée sous ses pieds et qu'il ne savait plus comment et pourquoi jouer son rôle. Malgré moi, je me sentis coupable d'être à l'origine de ce cataclysme.
— Tu n'es pas avec les Nouveaux-Français ?
— Lee, je t'avais dit qu'elle n'était pas avec eux ! le tança une voix à proximité.
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