La Semaine de Salomé

Le lundi, le réveil de Salomé sonne à six heures trente, comme chaque matin. Pourtant, c'est toujours au début de la semaine qu'elle a le plus de mal à se lever. Comme si son corps faisait grève après son absence de week-end. Mais les jours de repos n'existent pas lorsqu'on est une danseuse professionnelle. Salomé se lève donc, enfile un débardeur moulant et des collants opaques, l'uniforme de sa profession lorsque les costumes de féérie ne sont pas encore prêts. Il n'y a presque que cela dans son armoire : des vêtements de danse, tous de couleur noire. Et dans le tiroir du haut, quelques habits colorés pour les rares occasions où elle a un jour sans entraînement. La seule fantaisie autorisée de Salomé, ce sont les foulards. Elle en a sept, qu'elle porte successivement chaque jour de la semaine, et qui égayent sa silhouette sombre. Elle les noue en boule à l'arrière de sa nuque, sous sa queue de cheval, et ne les enlève que pour danser.

Le lundi, Salomé attrape d'un geste encore ensomeillé le premier de la pile, un long bout de tissu à carreaux bleus orné de motifs argentés, qu'elle ne trouve pas joli. Des amis le lui ont offert un jour, et elle le porte depuis puisqu'il se trouve sous sa main. Alors elle préfère le mettre le lundi : ce jour-là, de toute façon, même un beau châle ne lui donnerait pas la motivation nécessaire pour aller s'entraîner avec une énergie débordante. Elle l'enroule donc rapidement autour de son cou et passe dans sa cuisine prendre son petit déjeuner.

Aucune viennoiserie ne l'attend dans ses placards : elle doit surveiller son alimentation si elle veut garder la condition physique d'une danseuse professionnelle. Elle se verse du jus d'orange, du lait, et une bonne dose de pétales de maïs. Puis elle avale le tout en écoutant la radio, les yeux dans le vague. Certains jours, elle termine son petit déjeuner par une barre chocolatée. Souvent le mardi, quand, frottant son menton contre la soie si douce d'une longue écharpe chinoise ornée de gros papillons roses et bleus, achetée avec délectation un jour de soldes, elle se prend à rêver à la douceur de vivre qu'elle pourrait goûter si elle ne devait pas surveiller son corps, et dont elle se donne un aperçu par ces quelques grammes de cacao.

Puis elle sort de chez elle et se rend à la bouche de métro la plus proche. Le mercredi, elle doit partir quelques minutes plus tôt, car elle doit, ce jour-là, faire la queue pour renouveller son abonnement hebdomadaire. Elle n'a jamais compris pourquoi il commençait le mercredi et non le lundi. Une bizarrerie de plus dans le système des transports municipaux... Quand le prix du ticket s'affiche sur l'écran automatique, sa main gauche agrippe nerveusement son foulard, une aubaine payée par sa mère, ravie de pouvoir faire plaisir à sa fille en lui offrant ce triangle de tissu gris orné de fines dentelles et de petites fleurs bleues. Décidément, le coût des transports semble augmenter de mois en mois... Salomé soupire, et insère sa carte. Elle n'a pas d'autre choix si elle ne veut pas frauder.

A l'heure où elle prend le métro, la foule l'accompagne. Elle est serrée dans la rame, quand elle ne doit pas laisser passer plusieurs trains avant de pouvoir se faufiler à l'intérieur. Les changements dans les couloirs bruyants l'étourdissent, et lorsque le métro roule enfin, elle est agressée d'odeurs de sueur, de sonneries de téléphone, de pleurs de bébé, de coups dans les côtes, de freinements brusques. Le jeudi, le voyage tourne à l'épreuve : elle porte une écharpe de laine orange, achetée sur un coup de tête dans une séance de shopping compulsif après avoir échoué à une audition, qui lui gratte horriblement le cou, qui lui tient trop chaud et qui ne lui laisse qu'une seule envie, s'enfuir au plus vite pour retrouver l'air frais et la lumière du soleil.

Elle termine son chemin à pied dans les rues de Paris. La fin du trajet est le moment qu'elle préfère. En remontant la dernière rue, elle voit l'Opéra dominer l'avenue de sa splendeur dorée, admiré de tous. Elle y entre en foulant un lourd tapis de pourpre, fière d'appartenir à cette maison qui fait rêver l'univers. Involontairement, elle redresse les épaules, mettant en avant chaque vendredi son écharpe du même rouge rosé que le sol moelleux : pour rien au monde elle n'avouerait aux collègues qui ont remarqué cette coïncidence que c'est pour cette raison précise qu'elle en a fait l'acquisition...

A l'intérieur du dédale des couloirs, elle redescend sur terre. Le labyrinthe des parties réservées au personnel est sombre, et les dorures s'y font de plus en plus rares, sauf dans le couloir des loges individuelles, bien décoré en l'honneur des étoiles qui y ont leur quartier. Salomé doit le traverser chaque matin pour rejoindre les vestiaires du corps de ballet. Lorsque personne n'est là pour l'observer, elle ralentit le rythme de sa marche en passant devant les portes aux noms des plus grands danseurs français de son temps. Elle se fige presque en arrivant devant la pièce réservée à Elsa, la ballerine qu'elle admire au dessus de toutes les autres. Elle est si souple, si gracile, elle danse tous les rôles avec tellement de facilité... Salomé voudrait tellement lui ressembler, elle qui a toujours des difficultés avec certaines arabesques. Le samedi, elle sent tout le ridicule du foulard à pois qu'elle porte ce jour-là, choisi uniquement parce qu'elle a vu Elsa en porter un similaire. Mais la danseuse étoile ne le remarquera pas, elle le sait : elle ne daigne jamais balayer du regard le corps de ballet... Un jour, peut-être, Salomé aussi dansera sur le devant de la scène...

Elle dépose ensuite ses affaires dans le casier qui lui est réservé, et se dépêche d'entrer dans le studio où elle s'entraîne tous les jours. Déjà, d'autres figures sombres, comme elle, s'agitent sous l'œil acéré du chorégraphe. Elle se dépouille alors de son foulard. Le dimanche, son geste est particulièrement lent : le voile de gaze noir orné de sequins qu'elle porte pour terminer la semaine glisse langoureusement le long de son épaule. Elle espère que la grâce de ce mouvement attirera sur elle les regards de la direction de l'Opéra.

Son cou est nu désormais, dépouillé de ses voiles.

Et alors Salomé danse.






Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top