Un train peut en cacher un autre
“L’atterrissage est imminent, nous vous prions d’attacher votre ceinture et de rester à votre place jusqu’à l’immobilisation complète de l’appareil, merci”
Je retire mes écouteurs et me redresse un peu alors que le message passe une deuxième fois. Ma tête tourne un peu alors que je termine ma troisième coupe de champagne d’un trait. Quelle drôle d’idée de nous mettre à disposition une bouteille de champagne entière dans le jet privé ? Et puis quelle idée de venir me chercher en jet privé de Portland pour aller à Lorelei ? C’est littéralement la province d’à-côté ! Parfois ça me fume l’argent que ces gens peuvent avoir à gaspiller juste pour épater la galerie… Enfin au moins, on peut dire que ça marche hein, suffit de penser à la tronche que tiraient les Argents et les Platines pendant que je signais ma “photo officielle” à mes nouveaux fans sur le chemin de l’aéroport en limousine ! Vertes de jalousie de me regarder saluer avec une confiance qui n’existe dans aucune parcelle de mon être. J’ai jamais eu une trouille pareille, je crois, d’où les trois verres de champagne… Juste une vieille technique pour détendre un peu l’atmosphère, et qui marche ! Je me sens capable de sortir de cet avion et d’aller directement dire à ce prince ses quatre vérités sur la gestion dégueulasse de son royaume qui, au passage, est ridiculement grand pour une seule personne. Est-ce qu’il a déjà mis les pieds au moins une fois dans chacune de ces provinces ? Parce que ça m’étonnerait fortement que quiconque à Elowyn ou Hayzel ait déjà été béni de la présence de sa Majesté
Mes premiers pas au sol sont plus hésitants que prévus, sûrement à cause des talons et du fait que le sol bouge constamment sous mes pieds. Heureusement, je sais être professionnelle et opte pour un pas plus court et lent, réajustant d’un geste discret ma combinaison crème. C’est ce que j’avais de plus classe, et ça fera le taff. On ne peut pas dire que la nature ait décidé de me gâter en forme, donc il va falloir ruser. J’ai vu le profil de quelques autres sélectionnées dans les magazines à bord et certaines ont de quoi remplir leurs robes… Déjà, j’aperçois les autres qui s’avancent vers le château comme une sorte de chevauchée de Valkyries trop maquillées en talons. L’une d’elle attire mon attention. Elle a déjà l’air en galère avec -je le découvre en approchant- ce qui se révèle être un briquet vide. J’ai un briquet… Et l’alcool me souffle qu’une clope ne serait pas de refus. Est-ce que je fume ? Non, pas vraiment, j’ai déjà fumé une fois ou deux, c’est possible, mais je suis la fille de la maison, et si je pouvais éviter le discours sur les ongles noirs et les dents jaunes, autant ne pas rentrer en sentant la clope. Seulement la situation semble parler d’elle-même : une fille avec des cigarettes et pas de feu, une fille avec du feu et une envie de cigarette. Carmen, puisqu’il s’agit du nom de la brune, s’avère moins féroce que son air de pitbull le laissait penser au final. On a le temps de s’échanger quelques banalités sans intérêt avant qu’on nous guide vers nos chambres. Tant mieux, parce que pour être honnête, je commence à me sentir mal, nauséeuse… Le champagne ? Hum… Possible…
À peine la gentille domestique referme derrière moi que je vais me vider l’estomac dans des toilettes qui ont sûrement coûté plus cher que ma propre vie. Le champagne à jeûn, c’est terminé pour moi je pense… Au moins j’aurai de la place pour le repas de ce soir. J’ai juste le temps de faire disparaître les dernières traces de mes déconvenues alcoolisées et de me rincer la bouche quand j’entend du bruit dans la chambre derrière moi. Mon premier réflexe est d’attraper le porte-savon comme arme de fortune avant de me rappeler qu’on nous a sûrement envoyé des dames de chambre pour nous aider à nous habiller pour ce soir. Je repose mon porte-savon et regagne donc ma chambre avec plus de civilité pour accueillir mes femme de chambre.
- Madeline ! Je veux dire, vous êtes Mademoiselle Madeline Kressmann, la Sélectionnée de Morghan ! Bonsoir, je suis Kamaria, et voici Elara ! Nous sommes ravies de vous rencontrer.
Si je me sens à l’aise comme un poisson hors de l’eau, les deux femmes en face de moi ont l’air absolument ravies de me rencontrer. J’ai l’impression d’être à Thanksgiving, quand deux tantes que je n’ai pas vu depuis un an -depuis le Thanksgiving précédent en fait- me gazouillent à quel point j’ai grandi et si j’envisage de bientôt me marier et qu’on devrait se voir plus souvent… La première a une trentaine d’années je dirais, et me sourit comme si j’étais une créature de la forêt à apprivoiser, ce qui n’est faux qu’à moitié. La seconde doit avoir à peu près le même âge bien qu’elle tente de le cacher sous un maquillage discret mais efficace. Je dois les fixer depuis déjà vingt bonnes secondes et il serait temps que j’ouvre la bouche, donc je tends bêtement ma main en hochant la tête, un peu sonnée par la surprise, le ventre vide, la fatigue.
- Bonsoir, je suis Madeline, enchantée de vous rencontrer également hum… Vous n’êtes pas censées être trois ? Pas que j’ai besoin de trois personnes pour m’habiller mais il me semblait que vous deviez être trois.
- En effet oui, mais à cause d’un contretemps, Maristella nous rejoindra plus tard, et elle sera là pour vous aider ce soir après le repas. En attendant, nous vous promettons d’être doublement plus efficaces afin que vous ne soyez pas lésée par rapport à vos concurrentes !
Je hoche la tête encore une fois, avalant les informations comme elles viennent. Ces deux-là ont l’air très investies dans ma Sélection, et je me retrouve déjà avec deux alliés de choix, peut-être même trois selon la nature de la mystérieuse “Maristella”. Les noms sont tellement sophistiqués ici…
La suite de la soirée est consacrée à la recherche de la tenue parfaite. Enfin, la discussion est surtout entre Kamaria et Elara, pendant que je défais mes affaires. Ma valise a été montée avant que j’arrive, donc je commence évidemment par vérifier que rien ne manque, on ne sait jamais… Je suis
déjà persuadée que nos bagages ont été fouillés, en tout cas moi, si j’avais un château dans lequel j’invitais trente-cinq personnes que je ne connais absolument pas, j’aurais fait fouiller leurs bagages. Et si ils n’ont pas été fouillés, alors j’ai mis mes culottes sur le dessus pour rien. Non, pas pour rien. Juste l’image de la garde en train d’ouvrir ma valise et de tomber sur ma lingerie est plutôt marrante. Après tout, ils ont les mêmes restrictions que tout le monde alors si j’ai pu rendre la journée de l’un deux un peu moins nulle, c’est une bonne chose je suppose. Sans réussir à bien réprimer mon sourire, j’installe quelques photos de famille, et le doudou que mon petit frère m’a offert, le sien, pour que je ne me sente pas seule. Comment vais-je expliquer au prince qu’il y a déjà quelqu’un dans mon lit le soir ? Je joue vraiment à un jeu dangereux… à part ça, je laisse presque tout le reste rangé dans ma valise, je n’aime pas avoir mes affaires dispersées dans un lieu inconnu. Après il n’y a pas à dire, la suite pète la classe, et j’ai juste trop hâte de prendre un bain dans la baignoire qui me faisait de l’oeil pendant que je rendais mes tripes. J’ai juste le temps de m’affaler sur la banquette -qui au passage est un vrai nuage niveau confort- avant que mes femmes de chambre m’annoncent ce sur quoi elles sont tombées d’accord. Horreur ! Malheur ! Confiture d’orange ! Bref, c'est immonde...
- Pas question que je mette ça.
- Il faut faire forte impression dès le début ! C’est très important !
La robe est magnifique, on peut pas dire le contraire avec son rouge irisé et soyeux, mais déjà, c’est une robe, et en plus je me sens vraiment à poil… J’ai beau essayer de tirer sur les bretelles fines pour faire remonter le haut, c’est tellement cintré à la taille que je ne peux pas y faire grand-chose. Heureusement, remarque, parce que vu la fente sur le côté, si je réussis à remonter la robe, on va en voir bien plus que ce qui est raisonnable pour un premier soir… Je suis vraiment pas convaincue, mais peut-être qu’Elara a raison… Peut-être qu’il vaut mieux frapper un grand coup le premier soir pour marquer les esprits ? Et puis si jamais j’ai des doutes, je n’aurai qu’à penser à Lysandre. Il me détesterait s'il savait que j’allais descendre manger comme ça ! Est-ce qu’il est déjà au courant que je suis ici ? Ils ont la télé à Hayzel j’espère ! Je ne veux pas qu’il rate une seule miette de mon passage. Rassurée par cette pensée mesquine, je cède donc et laisse les deux expertes s’occuper de mes cheveux et de mon maquillage. On est d’accord pour tout jouer sur mes yeux plutôt que ma bouche, ça évitera de tout détruire à la première bouchée, et je peux affirmer que je vais faire honneur à ce dîner ! Je meurs de faim !
Une fois perchée sur des talons, et avec les dernières paroles d’encouragement de Tatie Elara et Tatie Kamaria, je suis partie pour le premier repas en compagnie de la famille royale. L’ambiance est super bizarre… De près, l’installation sophistiquée me fait froid dans le dos sans que je puisse expliquer pourquoi. Tout le monde porte ses beaux habits de lumières, parle, sourit, rit, mangent, boit, comme dans une de ces horribles vitrines de Noël pleines d’automates. Je m'assois sans un mot et le menton bien haut pour que personne ne vienne me faire la moindre remarque sur cette robe qui est bizarrement plus dure à assumer maintenant que je n’ai plus mes deux caméristes pour m’assurer que c’était le meilleur choix possible… L’ambiance me sape un peu l’appétit, du coup je profite surtout du moment pour observer. Khaede a l’air de vouloir se tirer une balle, ou se tirer tout court d’ailleurs. Il a beau sourire comme un… et bien comme un prince, elle a assez fait semblant pour reconnaître les techniques mises en place, à moins que je ne sois en train de projeter mon propre malaise sur ce pauvre garçon qui essaie juste de passer une bonne soirée. Malgré Chaol et son flot de paroles continue, c’est Cadence qui attire le plus mon attention ce soir. Je n’ai réussi à croiser son regard qu’une seconde mais pourtant, je ne saurais dire ce que j’y ai lu. Quelque chose de louche est en train de se produire autour d’eux. Je ne sais pas encore quoi, mais quelque chose ne tourne pas rond. Je sens mes cheveux se dresser sur ma nuque quand le sang se met à couler du nez du prince. C’est idiot, ce n’est qu’un saignement de nez, et ça arrive à tout le monde… Alors pourquoi ça me perturbe autant ? En entendant le fracas, s’en est trop pour moi, et je décide d’écourter la soirée et remonte dans ma chambre dès que la politesse m’y autorise.
Le trajet jusqu’à ma chambre, je le passe dans un état second, mes pieds marchent tout seuls et je ne me rappelle que d’avoir regardé un million de fois derrière moi que personne ne me suivait avant de rentrer et de tomber nez-à-nez avec une inconnue, ce qui me fait revenir immédiatement à la raison. La pauvre fille a juste le temps de m’expliquer qu’elle est Maristella, et de m’aider à retirer mes bijoux et mon maquillage, avant que je la remercie pour la nuit. Je ne veux personne avec moi, je veux juste un moment de tranquillité dans ce château qui me rend folle. Je ne sais même pas comment je vais trouver le sommeil…
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