"Formulaire d'Inscription à la Sélection du Prince Khaede :"

Voilà, on y est, la feuille frappée de l'en-tête royale est posée sur mon bureau, elle est réellement là, à quelques centimètres devant moi... C'est moi qui l'ai voulue, qui suis allée la chercher alors pourquoi ai-je un sentiment aussi profond de malaise ? Peut-être est-ce normal avant n'importe quel choix qui change sa vie... ou alors est-ce mon instinct qui me prévient que je fais une énorme bêtise ? Mais qu'est-ce que je fais bordel...

"Nom de famille :"

"Kressmann" écris-je sans vraiment d'hésitation. Si je commence à hésiter sur des questions aussi bêtes, je ne sortirai jamais de là... Ma décision est prise, et cette feuille qui porte maintenant mon nom en est la preuve.

"Prénoms :"

"Madeline" sort de mon stylo sans la moindre difficulté. "Virginia" en revanche m'écorche les mains rien que de l'écrire... c'est bon, avec un deuxième prénom aussi tarte, je viens de diviser mes chances par deux...

"Âge :"

Aïe... c'est là que le bat blesse... pas que je ne connaisse pas mon âge, mais marquer 17 ans est risqué... ils ont tendance à écarter les prétendantes au bord des limites d'âge... "18 ans" paraîtra plus raisonnable, et ce ne sera pas un mensonge pour bien longtemps, seulement jusqu'au 3 octobre...

"Métallité :"

Ici, pas de mensonges possibles, "Cobalt". Je l'écris avec les lettres les plus joliment déliées comme si mes origines en devenaient plus acceptables... Ce n'est pas une honte d'être Cobalt, c'est juste... frustrant. Spécialement quand tout ce qui m'anime n'appartient pas à ma métallité. Professorat, sport de haut niveau, réalisation... tant de rêves gâchés, tant de beaux exploits qui appartiendront à d'autres que moi...

"Province :"

"Morghan". Les questions sont plus simples que prévu, et je me détends un peu, sans pour autant baisser ma garde quant aux bruits dans le couloir. Il faut que je sois capable au moindre mouvement de la poignée de faire disparaître toute trace de cette preuve accablante de mon départ prochain. Après tout, je ne me suis pas fait suer à ramener le formulaire jusqu'ici en toute discrétion pour qu'on me gôle avec maintenant !

"Raison de participer :"

Me casser loin d'ici... ça paraît peut-être un peu violent pour une réponse de princesse. "Je souhaite découvrir une autre façon de vivre, d'autres coutumes et peut-être un jour pouvoir rendre à Aéloïs tout ce qu'elle nous offre chaque jour en la servant auprès du Prince Khaede". Ce n'est pas tout à fait faux... le prince est bien fait de sa personne pour le peu d'apparition officielle qu'il a pu faire, et j'ai réellement envie de savoir à quoi ressemble Lorelei. Je ne l'ai vu qu'une fois en vrai, pour un voyage de classe quand j'avais douze ou treize ans. À l'époque, on s'était juste plaint qu'il y faisait trop chaud par rapport à la douceur du climat de Morghan... À l'époque tout allait bien...

"Photo de moins de 30 jours :"

Je glisse une photo que maman a prise il y a quelques jours à la petite séance de dédicaces de mon roman. Rien de folichon, mais une certaine reconnaissance, même au niveau de ma petite ville, c'est tout ce que je peux m'offrir sans risquer la taule.

Ah, ma pauvre mère, si tu avais su quel dessein cette photo allait servir, comment te sentirais-tu ? Fière ? Inquiète ? Quelque part entre les deux, comme quand Lysandre est parti ? Si tu savais maman, si tu savais où est ton fils...

"Situation familiale :"

Je prends un instant pour décider quoi faire, mais je décide de tout donner au culot. Et puis merde quoi, c'est la vérité, la stricte vérité !
"Père (45)"... Mon père, Oscar Kressmann, pianiste de génie demandé dans toute la province pour les réceptions d'Argent et même de Platines.
"Mère (39)"... Cassandre Kressmann, photographe d'art qui ne cesse de sublimer les paysages et les gens de notre petit coin d'Aéloïs.

Ah, n'êtes vous pas beaux mes parents, fiers comme tout de vos enfants, trop aveugles pour déceler leurs failles et leurs mensonges ignobles, trop aimants pour réaliser que ce que vous aimez n'a rien à voir avec ce que nous sommes... Vous êtes pitoyables et tellement pathétiques avec votre sourire optimiste, comme si tout allait bien se passer. Tout se casse la gueule, tout tombe, tout meurt, je mens, je vous mens, j'ai tout dis, tout dis et je vous mens maintenant et plus je vous mens et plus les mensonges coulent de ma bouche quand je l'ouvre. Mais vous êtes beaux sur cette photo, et vous aimez ce que je vous donne de mensonge. Continuons ainsi.

"Frère (20)"... Lysandre. Putain Lysandre... si je pouvais barrer ton nom, si ça pouvait suffire à te barrer toi aussi, à t'effacer, si je pouvais te déchirer comme on déchire une photo, ou te recouvrir de peinture pour te donner les airs d'un autre, un fils avec le sens de la famille par exemple... T'écrire avec des mots qui ne me ressemblent pas, toi qui disais tout le temps qu'on se ressemblait, toi qui passais ta vie à peindre, à nous peindre avec les mêmes couleurs. Moi qui ne sais pas peindre, je t'écrirais avec des mots durs et amers, et aux feutres noirs parce que tu es parti avec toutes les couleurs. Nous avions les mêmes et tu les a emportées. Tu n'es qu'un égoïste.

"Frère (13)" mon Félix, mon adorable amour... Avec ton sourire inaltérable, qui se fout encore que tu n'entendes pas ? Est-ce que ce merveilleux visage plein de vie et de bonheur que tu tournes vers moi ne vaut pas mille mots ? L'enthousiasme avec lequel tu signes tes pensées à toute allure, tes éclats de rire quand quelque chose pique sa curiosité, et même les petits cris que tu pousses pour attirer mon attention quand je me perds dans mes pensées... je sais que tout ira bien pour toi, même loin de moi, mais j'emporterai une photo de toi si je suis sélectionnée. Toi qui vois tout mais qui n'entends rien, toi qui lis les gens comme tu lis les livres. Ne grandis jamais mon soleil.

"Profession et/ou études :"

"Violoncelliste", je grince des dents. C'est pourtant la vérité, je suis officiellement violoncelliste au conservatoire de Portland... pourtant une certaine montée d'orgueil me prend en couchant ce mot sur le papier. Je suis une écrivaine bordel, une écrivaine, bien que cela ne soit pas du ressort des Cobalts, et même si je dois prendre un nom de plume... Des années à m'enseigner le violoncelle et le piano pour que je finisse écrivaine... Pauvre papa, tu ne changeras pas ce que je suis.

J'attrape précipitamment la feuille de papier pour la faire disparaître de mon bureau en entendant les pas dans le couloir, mais ils s'arrêtent finalement avant ma chambre. Fausse alerte...

"Langue parlées :"

"Anglais natif ; Espagnol C1 ; Français B1". Je suspends mon stylo un instant. Dois-je marquer la langue des signes ? Je la maîtrise très bien, grâce à Félix, mais est-ce considérer comme une langue par les organisateurs du concours ? Dans le doute... "LSA"

"Passions et hobbies :"

Pff... allez, je mets tout en vrac tant pis. "L'écriture ; la nage en eau vive ; le trail ; le camping ; le cross". Ils ne peuvent pas me disqualifier pour ça, hein ? Est-ce que l'on a le droit de faire du cross en étant princesse et reine ? A-t-on droit à autre chose que des robes ? Je ne mets pas de robes... enfin rarement... enfin pour sortir, pour faire plaisir à papa et maman. Lysandre dit que je fais tarte en robe. J'espère qu'il a la télé alors...

"Phobies :"

Bizarre comme question... "Les chiens" Tant qu'il ne demande pas pourquoi... cette saloperie de chien... j'aurais pu y passer avec un peu moins de chance...

"Rêves :"

Ne plus jamais penser, ne plus jamais avoir à mentir, que quelqu'un fasse enfin quelque chose de bien, qu'on me laisse écrire, merde, 'en ai des rêves, plein la tête et plein le ventre, j'aimerais juste... être ailleurs, être autre chose, dans un autre temps... "Être heureuse"

Je relis mes réponses avec attention, consciente qu'une faute d'orthographe serait bien mal venue sur un document pareil. Être heureuse... pourrais-je être heureuse avec le prince ? Je veux dire... il est plutôt agréable à l'oeil, et la différence d'âge ne me fait pas vraiment peur. Et puis finir dans des bras d'Or ou de Cobalt, peu importe dans le fond... Avec un soupir, je plie le billet et le glisse dans l'enveloppe officielle, bardée d'or.

Je veux partir, mais je veux faire les choses bien. Pas comme Lysandre, ne plus le couvrir. Il devrait être dans la garde, tout le monde le croit dans la garde, à vivre une vie de Platine à la solde de la famille royale, alors pourquoi pas moi ? Pourquoi c'est à moi qu'il a décidé d'écrire, de se confier... pourquoi ne pouvait-il pas garder tout ça pour lui, afin que moi aussi je puisse le croire à Lorelei... Sa photo sur le mur de ma chambre me brûle les yeux, à moins qu'il s'agisse de larmes...

Moi, je sais. Je sais que tu n'as jamais mis les pieds là-bas. Je sais que tu as mis les voiles pour échapper à l'enrôlement. Je sais qu'à l'heure qu'il est, tu dois sûrement être sur une plage à Hayzel, parmi les plombs, d'où tu nous envoie tes lettres dans lesquels tu mens sans vergogne. Je te déteste Lysandre. Je te déteste. Moi aussi je vais partir, et je ferai mieux que toi. Je vais m'inscrire dans ce concours que tu méprises, parce que moi aussi je peux te décevoir. Parce que contrairement à ce que tu dis, on n'est pas pareils. On n'est pas pareils toi et moi.

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-victoryy-