Chapitre 3

- Tout compte fait, je ne suis pas sûre que ce fût une très bonne idée de faire revenir maman ici.
Assis sur le bord de son lit, à côté de moi, mon père secoue la tête.
- Ecoute Victoria, c'est un peu normal que ce soit difficile au début.
- Tu trouves ça difficile ? Moi je trouve ça étrange.
Après le repas, pendant lequel ma mère et Maxon ne se sont jamais montrés, mon père et moi nous sommes empressés de rejoindre la chambre où mes parents sont censés dormir. Evidemment, ma mère n'y est pas.
- J'ai confiance en ta mère Victoria. Elle et Maxon ont sûrement profité du repas pour se voir tranquillement, cependant cela n'a rien d'illogique. Ils ont une histoire derrière eux. Même si je n'approuve pas vraiment, je comprends Ame.
J'ai presque un frisson bizarre quand papa prononce le mot "Ame". Ame c'est pour America, évidemment, sauf que je me rappelle avoir entendu le roi Maxon appeler ma mère de cette manière le jour où il m'a révélé comment sa Sélection s'était vraiment finie. "J'ai annoncé à Ame que je l'avais choisie. Elle en était tellement heureuse !".
- Papa, je n'ai pas voulu ça tu sais. Quand je vous ai demandé de venir, je ne voulais pas raviver des souvenirs trop…
Cette fois-ci mon père me coupe :
- Je sais pourquoi tu nous as demandé de venir Victoria. Et nous sommes là. Regarde, moi, maman, tous tes frères, et même ton amie Myriam. Nous sommes là pour toi et pour supporter ensemble une période difficile. Nous sommes là pour ton histoire je t'assure, pas celle de ta mère.
A moitié convaincue, je ne peux pas m'empêcher de répliquer :
- Mais alors pourquoi ? Pourquoi agit-elle comme ça ? Et puis tu es là toi, elle pourrait… -je ne sais pas moi. Ignorer.
Mon père prend un petit air fatigué et me fixe une seconde avant de répondre :
- Elle ne peut pas. C'est gravé. La passé est gravé. Même si elle est là pour toi, tu ne peux pas l'empêcher de ressentir ces émotions. Elle a besoin de partager des sentiments forts avec celui qui a partagé avec elle son premier passage ici. Crois-moi, c'est tout à fait normal qu'elle ait eu le besoin de parler avec Maxon. Et cela ne me gêne pas.
Au fond de moi, j'ai envie d'avoir confiance en ces paroles. Malheureusement, encore plus au fond de moi, je trouve mon père trop indulgent et ma mère trop injuste. Elle ne se rend pas compte que son histoire me touche autant voire plus qu'elle. Soudainement, je me sens replongée quelques mois plus tôt, alors que je sentais mon cœur prêt à exploser quand le roi m'appelait par mégarde Miss Singer. Alors que je recevais une décharge électrique en apprenant que ma mère était encore en contact avec ce même souverain par l'intermédiaire de Marlee, une ancienne Sélectionnée déchue. Alors que je m'apercevais de la trace prononcée que ma mère avait laissée derrière elle. Ici. Puis j'ai peu à peu oublié. Je suis devenue Miss Leger. Je ne revivais plus ma mère, je vivais moi. Il y a eu le mystère de Valentine, les rancœurs du peuple… J'avais mes propres problèmes quoi. Mais là, tout retombe comme un soufflet. Comme si à nouveau, j'étais là pour une seule chose : boucler le passé de ma mère.
- Victoria tu comprends ?
Devant mon silence, mon père a pris une mine un peu inquiète. Pour ne pas l'embarrasser davantage, je réponds vite :
- Oui je comprends.
Mais je n'aime pas ça…, je complète malgré tout sans le dire à voix haute.
Ne voulant pas à nouveau me perdre dans des pensées que je commence à trouver fatigantes, j'essaie de me focaliser sur une chose anodine. Tiens : la décoration de la pièce. C'est parfait. Sobre, plutôt belle, et qui ne rappelle pas une mère ancienne Sélectionnée, ni un frère décédé, ni un peuple rancunier. La décoration c'est tellement plus simple que les problèmes de la vie sérieux. Tiens, regardez ce tableau abstrait. Bon… Je dois dire que je ne comprends pas grand-chose aux arts abstraits mais au moins, il ne prend pas la tête lui. C'est agréable. Et ce lustre perlé d'argent. Il est superbe ! Et cette pendule qui… Oh non !! 22 h 49 ! Je vais rater le petit diable !!
Brusquement –presque trop d'après l'expression surprise de mon père– je me lève.
- Oh… Excuse-moi papa, je n'ai pas vu le temps passer ! Je dois aller rejoindre le… Enfin, je dois aller rejoindre ma chambre. Il est tard et… -bon, bonne nuit.
Sur ce, je me précipite pour sortir de la pièce. Mon père a l'air étonné mais ne bronche pas et me souhaite simplement bonsoir, me demandant une énième fois de ne pas m'inquiéter pour ma mère.
- Promis, je lance avant de refermer la porte derrière moi.
C'est une promesse que je ne tiendrai pas. Je le sais. D'ailleurs je suis déjà en train de l'enfreindre, mais si je peux rassurer mon père… Il n'a certainement pas besoin de s'inquiéter lui pour moi, et s'il a une si grande confiance en ma mère, je ne veux pas l'en détourner. D'autant plus qu'il a peut-être raison. Même si je… Oh ! Et puis zut ! J'en ai marre de réfléchir. Je vais filer aller voir Maxime ; avec un peu de chance, Jojo ne mettra pas trop de temps à venir nous rejoindre ; là, je vais pouvoir –pour la première fois depuis les révélations du roi– enfin me détendre un peu !

C'est drôle, je n'avais jamais remarqué à quel point le plafond de la salle aux glissades était beau. C'est vrai, il est couvert de peintures magnifiques représentant des scènes de l'histoire d'Illeà.
- Tu sais quelle époque ça représente ?
Au beau milieu de notre salle de jeu préféré, Maxime et moi sommes allongés sur le dos. Ou plutôt affalés. Observant attentivement le haut plafond. De loin je pense qu'on a l'air de deux pantins de chiffon abandonnés. Ou de deux crêpes tombées au sol, au choix. Mais peu nous importe, on est bien. Pour une fois, on ne fait pas les fous, on s'est juste retrouvés pour se reposer et se vider la tête.
- Je crois que c'est l'ère de la Tolérance. C'est assez symbolique.
A la réponse de Maxime, j'acquiesce. D'après mes souvenirs de cours d'histoire, l'ère de la Tolérance est l'époque qui a connu le plus de progression en matière d'égalité. Bien avant la création d'Illeà et la reprise du pouvoir par la royauté, c'est l'époque où on a commencé à accepter une égalité des hommes et des femmes, des religions, des sexualités, des origines, des choix de vie, des professions… Une époque où beaucoup de stéréotype ont été brisés. Et où beaucoup d'esprit se sont ouverts.
- Elle devait être chouette cette époque, je lâche sans réfléchir.
Maxime répond d'un ton aussi calme :
- Mouai… Enfin ça ne s'est pas fait si vite. Ça ne devait pas être si facile. Le plus intéressant, ça aurait été de vivre après cette époque, alors que les combats étaient finis et que chacun était enfin accepté.
A ce moment, je me rend-compte de l'incohérence de son discours.
- Mais Maxime, on vit après cette époque.
- A ouai… C'est vrai…, répond-t-il avant de rajouter : J'avais oublié.
Le silence retombe quelques instants. Je m'évade quelques secondes dans mes pensées. Avec notre système de caste actuel, il est en effet plutôt facile d'oublier qu'on s'est autrefois battu pour l'égalité. Ici c'est vrai, tout le monde a les mêmes droits mais seulement au sein d'une même caste. Sauf que des castes bah… Il y en a neuf. Donc bon, entre neuf statuts différents, ça laisse une sacrée marge niveau équité.
- Vous essayez de devenir des tapis ?
La nouvelle voix qui vient de surgir de l'entrée de la pièce m'arrache un petit rire. Sans même me relever je lance :
- Oui. Pour l'instant ça fonctionne plutôt bien.
Puis je finis tout de même par me redresser. Jojo s'avance vers nous, l'air un peu fatigué mais souriant.
- Je crois que je vais faire pareil. En ce moment, ça me semble être une bonne option de devenir un tapis.
Evidemment, mis à part mes problèmes personnels concernant Cône et ma mère, je sais aussi que mon prince en a pas mal sur le dos en ce moment. La population d'Illeà se gène de moins en moins pour critiquer la royauté et pour inciter la Sélection à se dérouler d'une manière qui ne me plait pas trop. Et qui ne plait pas du tout à Joshua.
- Tu as eu un rendez-vous après le repas ?
Jojo s'allonge comme nous. Quand je le vois sous cet angle, je réalise à quel point il a l'air exténué.
- Mélisandre, répond-t-il juste la voix grinçante.
Je ne réponds pas tout de suite. D'un côté je sais que ce n'est pas de sa faute, et d'un autre je ne peux pas m'empêcher d'en ressentir un petit pincement au cœur. Je ne sais pas quoi lui dire pour le réconforter vraiment. Après un petit temps de silence, Jojo reprend de lui-même :
- Vous savez quoi ? Je les déteste tous. Tous ceux qui demandent à ce que la Sélection soit un spectacle pourri de batifolage sans aucun sens !! Ils font du mal à tout le monde.
Son ton est rude. Comme s'il s'était retenu pendant un long moment et que toute sa colère ressortait maintenant. Hésitante j'avance :
- Ils te font beaucoup de mal à toi et…
- Pas que !, me coupe Jojo. Je te rappelle que ce sont les mêmes qui ont tué ton frère.
J'ai un choc. Son ton sans appel me renvoie à la réalité. Je réalise alors qu'il a raison. Ce sont les mêmes qui persécute la caste 0 et qui crache sur la Sélection. Hors, mon frère a été tué parce qu'il appartenait à sa caste 0. Quand j'y pense, le fait qu'il soit également le frère d'une Sélectionnée a dû en faire une cible d'autant plus parfaite…
- C'est vrai… Je crois que…, je commence en choisissant mes mots. Je crois qu'il y a un gros travail à faire pour redonner confiance au peuple. Et aussi pour lui faire comprendre qu'il va trop loin. Cette partie aigrie de la population ne doit pas se rendre compte de tout le mal qu'elle fait.
Personne ne me répond. Maxime n'a pas dit un mot depuis que son frère est entré, ce que je peux comprendre : il est si jeune que cela me désole de le voir mêler à de telles histoires. Encore une fois, le silence revient, tellement pesant qu'il me donne l'impression de m'enfoncer dans le sol jusqu'à m'y incruster. Puis soudain, Joshua lâche :
- Je crois que je veux arrêter la Sélection. Maintenant.
Je me redresse aussitôt. Maxime s'exclame :
- T'as dit quoi là ?!
Plus calmement, Joshua dit :
- Je… Non mais je n'en sais rien. Enfin… J'aime bien cette idée. Arrêter la Sélection maintenant.
Je ne dis rien. D'une part, je sais ce que cela signifie : Joshua vient indirectement de me faire comprendre qu'il était prêt à me choisir. Maintenant. Prêt à annoncer à tout le monde qu'il passerait le reste de sa vie avec moi. D'une part cela me semble brutal. Enfin… C'est étrange, je n'avais pas envisagé que tout puisse se finir bientôt ; si la Sélection s'arrêtait maintenant cela amènerait à un grand changement. Un changement que je ne parviens même pas vraiment à visualiser. Mais en y réfléchissant petit à petit, je l'imagine. Plus de Sélection, donc plus de jeu vis-à-vis du peuple, plus de mensonge et de faux rendez-vous vis-à-vis des Sélectionnés… En fait, ça me parait trop idéal pour être vrai. Est-ce vraiment possible ? Joshua peut-il arrêter la Sélection maintenant ? Au fil de mes pensées, un doux sourire né sur mes lèvres. Je me rends compte que mon cœur en est convaincu. Je crois que j'aime aussi beaucoup cette idée. Arrêter la Sélection. Arrêter tout cela.
Au bout d'un long moment, je souffle :
- Ça serait vraiment bien.
Je tourne alors la tête vers Jojo qui a les yeux fixé sur le plafond. Sur la peinture représentant l'ère de la Tolérance. Son expression est pensive.

- Tout va s'arrêter maintenant. Voilà, je ne sais pas pourquoi je n'ai pas voulu le faire avant ! Mais au fond je sais que je le désir depuis un moment !
Je ris. Je ris de joie, de soulagement, de fatigue aussi un peu.
Il faut bien le dire : hier soir, cette idée d'arrêter la Sélection lancée spontanément paraissait irréelle, comme une sorte de rêve irraisonnable. Mais quand Joshua et moi nous sommes retrouvés le lendemain au petit-déjeuner, un regard a suffi à nous faire comprendre à l'un et l'autre que nos cœurs avaient pris très au sérieux cette idée. Au fond, on le souhaitait vraiment. Peut-être pas volontairement, mais indubitablement.
Aussi, Ce matin, une fois le petit-déjeuner terminé, Joshua est venu me chercher. Il n'a pas eu à me dire grand-chose. Seulement ces mots "Allons voir mon père. Je veux lui dire". J'ai compris, j'ai souris, il a souris aussi et m'a pris la main pour m'emmener au pas de course à travers les couloirs du palais, en direction du bureau du roi.
Nous courons donc, en souriant plus que jamais et en se lançant des regards soulagées et heureux. Nous passons parfois devant une Sélectionnée qui se rend au boudoir ou à sa chambre et qui nous regarde passer sans comprendre. Je ne fais pas attention de savoir si c'est une amie ou pas. Je ne suis pas curieuse. J'ai seulement hâte.

- C'est impossible.
Je fixe notre souverain avec une mine déconfite :
- Comment "C'est impossible" ?
Le roi regarde son fils un instant, comme cherchant son soutien, puis finit par soupirer avant de dire :
- Pour la même raison que cette Sélection n'a pas pu être arrêtée avant. Vous êtes drôle ! Si ça avait été possible, on aurait tout arrêté depuis longtemps. Enfin… J'ai cru comprendre que ta décision avait déjà été fixée il y a un moment Joshua.
Je baisse la tête. Ce n'est pas faux. Le prince et moi formons un couple plutôt solide depuis un petit temps maintenant. Il aurait déjà pu renvoyer toutes les autres. S'il ne l'a pas fait, c'était pour la politique. La "politique"… Mouai. Sûrement cette histoire de pression du peuple encore, qui n'avait pas eu sa dose de distraction. Bon, très bien. Mais alors on fait quoi ? Il faudra bien que ça se termine un jour.
- Papa. C'est bon.
Je relève la tête. La réflexion de Joshua me surprend. Bientôt, celui-ci développe :
- On n'a pas arrêté avant parce qu'on pensait que le peuple trouverait cela anormal. Etant donné que notre rapprochement ne s'est pas fait devant les caméras, le public n'aurait pas compris que je rejette toutes les autres avant même d'avoir fait l'effort de les connaitre, et que je choisisse Vica en paraissant la connaitre à peine plus. On a eu peur que les gens trouvent ça louche et cri au trucage. Surtout qu'il s'agit de la fille d'America Singer. Ok.
Reprenant son souffle après cette longue tirade, Joshua me jette un coup d'œil, puis continue :
- Mais là c'est bon. J'ai pris des rendez-vous. Tous officiels. Dont quelques-uns avec elle. Pour le public, notre histoire s'est construite lentement, au milieu des autres avec les autres filles. Rien ne paraît précipité. Ils ne peuvent rien nous reprocher et ne peuvent nous accuser de rien !
Je sens que mon Jojo a piqué l'attention du roi par ses bons arguments. Cependant celui-ci secoue à nouveau la tête en grommelant avant de nous répliquer :
- Rien ne parait précipité ? Mais tu n'as pas formé l'Elite encore !!
A ces mots, Joshua semble littéralement exploser.
- Mais QUI a besoin d'éliminer une à une ses connaissances simplement pour s'assurer qu'il est amoureux ?! QUI m'obligera à FAIRE SEMBLANT d'hésiter encore ne serait-ce qu'UNE SEMAINE DE PLUS ?!! J'AI CHOISI, J'AI CHOISI… CE N'EST PAS MA FAUTE SI MES SENTIMENTS VONT PLUS VITE QUE LE PEUPLE NE PEUT SUIVRE !! ON N'EST PAS AU… … au théâtre…
Réalisant soudain son bond de colère, Joshua se calme une seconde. Puis il conclue :
- Je ne peux pas mettre en scène mes sentiments.
Je ne sais pas trop pourquoi mais quand il dit ça, j'ai envie d'éclater de rire. En fait, la situation me semble tellement absurde. La Sélection a autrefois été montée comme une pièce de théâtre, si bien que le peuple a reproché à la famille royale de le tromper, de jouer la carte de l'hypocrisie. Ainsi donc, le public surveille cette nouvelle Sélection pour ne pas être à nouveau berné. Mais il la surveille si bien qu'il nous oblige à jouer la comédie. C'est complètement con !! Au fond, chaque camp veut la même chose : de la sincérité, mais les vieilles rancœurs font de cet évènement tout le contraire ! C'est juste… -absurde.
Le roi Maxon a l'air d'être de mon avis, à la façon dont il se prend sa tête dans ses mains. Mais apparemment, il ne voit rien qui puisse nous sortir de ce jeu vicieux.
- Tu as commencé Joshua et… -je sais qu'on aurait pu faire autrement, peut-être ça aurait été mieux et… Enfin je ne suis pas sûr. C'est juste qu'on est parti dans une direction maintenant, on ne peut pas en changer d'un coup.
J'hésite un peu mais finit par intervenir :
- Oui, je comprends un peu. Disons que cette tension nous a fait jouer un jeu dangereux. Un jeu qui…
Joshua ne me laisse pas finir. Il lâche d'un coup ma main –qu'il tenait depuis notre arrivée dans le bureau– et dit platement :
- Donc maintenant qu'on a joué, on doit terminer la partie. Selon les règles. J'ai compris. Et selon les règles, avant l'Elue il y a l'Elite.
Après un bref regard à son père qui ne comprend pas bien ce revirement mais qui hoche tout de même la tête, Joshua lance un dernier :
- Ok. Très bien.
Puis il se précipite hors de la pièce en nous plantant là, son père et moi.
Le roi me regarde d'un œil interrogatif. Je fronce aussi les sourcils, essayant de comprendre. Je commence à bien connaitre Joshua et j'ai alors ma petite  idée mais.... Je lève des yeux hésitant vers Maxon et souffle :
- Heu… Il va peut-être former l'Elite…

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