Chapitre 2
« Le vide d'affection produit le froid,
Et le froid me hérisse en glaçon »
-Henri-Frédéric Amiel
Ce jour-là, Bess avait décidé d'explorer un peu les environs afin de se désennuyer. Après quelques heures à arpenter la cité, elle décida de s'aventurer un peu plus loin Elle voulait marcher dans la neige, sentir sa fraicheur et l'entendre crisser sous ses pieds. La cité de glace avait son charme, mais elle s'y sentait emmurée, contrairement à ce à quoi elle était habituée.
Pour l'occasion, elle avait revêtu son habit de neige de couleur bleu glacier, ses bottes en peau de phoque (elle espérait qu'aucun Syrès ne l'avait remarqué) et une tuque enfoncée jusqu'aux yeux. Elle passa l'immense porte de la ville, qu'on avait ouverte juste pour elle, et se retrouva dans un univers qui semblait plus près de la réalité, plus austère que le décor magique de Northwel. Le froid mordant la figea sur place. À quoi s'était-elle attendue ? À une brise d'été ? L'hiver au Nord du Canada n'avait rien de clément. Bess eut envie de faire demi-tour, mais se força à observer le paysage qui l'entourait. Située en hauteur, entre deux monts, elle voyait des lacs tout en bas, ce qui devait signifier que Northwel était très haut en altitude. Les rayons du soleil se reflétaient sur la neige, la rendant scintillante. Le paysage, quoique très différent de ce qu'elle connaissait, était époustouflant. Au loin, on pouvait apercevoir des étendues de forêts de conifères recouverts de neige et plusieurs lacs gelés. Jamais Bess n'aurait vécu de façon permanente dans un tel endroit, elle qui préférait la chaleur, mais le panorama était d'une beauté froide et paisible. Elle prit une grande inspiration et sentit ses narines se glacer. Avant de retourner à l'abri dans la cité, elle pivota sur elle-même et son regard s'arrêta sur un mont très élevé, dont elle ne voyait pas le sommet, caché par les nuages. Bess ferma les yeux et s'imagina la vue époustouflante qu'on devait avoir de là-haut.
Soudain, elle se sentit happer par une puissante force qui lui rappela de très mauvais souvenirs. Elle eut l'impression que ses pieds quittaient la terre et elle bascula, encore et encore. Elle était incapable de crier et dut fermer les yeux car un tourbillon d'images floues l'encerclait. Puis, lorsqu'elle crut qu'elle allait être malade, sa vision se stabilisa et elle tomba tête la première dans la neige.
Bess essaya de se relever, mais la neige calait sous son poids et elle ne put que se retourner afin de voir où elle se trouvait désormais. Mais avant de faire un geste de plus, elle porta la main à sa gorge, parvenant à peine à respirer. Faisait-elle de l'asthme ou était-ce la peur qui bloquait sa respiration ? Puis, elle aperçut le panorama qu'elle avait visualisé quelques minutes auparavant. En fait, outre quelques pics de montagnes enneigés, elle n'apercevait que des nuages autour d'elle. Si l'oxygène ne s'était pas faite aussi rare, elle en aurait rit. Elle s'était téléportée en haut du mont qu'elle avait contemplé. Comment avait-elle réussi cet exploit ? Elle l'ignorait, mais un autre problème se manifesta. Comment allait-elle redescendre ? Elle ne pouvait faire un seul pas sans manquer glisser et tomber dans le vide tant la montagne était escarpée.
L'adolescente essaya de calmer les battements de son cœur. Ça ne servait à rien de paniquer, même si la tentation était très forte, car elle ne pourrait plus respirer et tomberait dans l'inconscience, dont elle n'était d'ailleurs pas très loin. Sa vue avait commencé à se brouiller. Bess essaya de reproduire tous les mouvements qu'elle avait eu avant de se téléporter, se concentra si intensément qu'elle en eut mal à la tête, et finit par abandonner
Ses pensées allèrent à Rem. Bess regretta tout d'un coup de ne pas être restée à Céfir. Elle ne pourrait jamais plus revoir le visage du Syrès qu'elle aimait tant. Elle avait tant essayé de l'oublier qu'elle s'était elle-même perdue. Jamais elle n'aurait dû le quitter ! Elle aurait dû s'acharner à lui faire retrouver la mémoire. Elle n'était qu'une lâche ! Si les rôles avaient été inversés, Rem n'aurait pas abandonné si facilement, du moins c'est ce que la jeune fille voulait croire. Une larme de désespoir glissa sur sa joue et gela instantanément, ce qui lui fit l'impression d'une vive piqûre. La torpeur s'empara doucement d'elle, le froid givra ses lèvres et ses cils, et elle ne sentit plus ses mains. Comment avait-elle pu se retrouver dans une situation aussi rocambolesque ? Elle mourrait probablement congelée ! Ou peut-être suffoquerait-elle avant ?
Finalement, avoir la tête dans les nuages n'était pas si agréable qu'on pourrait l'imaginer ! Bess préférait de beaucoup avoir la tête sous l'eau. À cet instant, le déclic se fit. Elle appartenait à la cité de Céfir, c'était clair comme de l'eau de roche, et non à Northwel. La mer, c'était sa deuxième maison, elle l'avait toujours su ! Mais il était un peu tard pour se l'avouer.
Bess ferma alors les paupières. Elle accepta le fait d'avoir commis une grosse erreur en quittant l'Australie, et elle en payait le prix. Elle essaya de se visualiser son père, assis sur son trône, et eut une dernière pensée pour lui. Si, à cet instant, elle se trouvait devant lui, elle lui dirait de veiller sur sa mère.
Elle discerna à peine l'énergie qui la propulsa loin du sommet enneigé, et encore moins les nausées qui la saisissaient chaque fois que cela se produisait. Elle ressentit seulement l'impact lorsqu'elle atterrit sur une surface dure et que l'oxygène entra par son nez. Elle put enfin respirer et toussa alors sans pouvoir s'arrêter.
- Bess ! s'exclama Owel en se précipitant vers elle. Que s'est-il passé ?
Mais la jeune fille tremblait violemment et était incapable de parler.
- Solem ! Va me chercher des couvertures ! ordonna-t-il d'une voix impétueuse. Immédiatement !
Bess regarda autour d'elle et se rendit compte qu'elle avait atterrit dans le château, en plein cœur de la salle de trône de son père. Elle entendit des pas s'éloigner, puis une voix dire :
- Eh bien ! Le déplacement en aura valu la peine, finalement !
La jeune fille se raidit, puis l'horreur se peignit sur ses traits tirés. Morad se tenait debout en face d'Owel, qui avait un air maussade. Que faisait-il avec Morad ? Ce dernier la fixait avec curiosité. Bess n'avait pas oublié ses yeux vert émeraude presque toujours marqués par une lueur sarcastique, ni son air arrogant, quelquefois moqueur, qui le rendait détestable. Malgré tout, il restait l'un des Syrès les plus attirants qu'elle n'ait jamais rencontré, outre Rem. Ses longs cheveux clairs et ses traits d'une sublime perfection le rendaient mystérieux et séduisant.
- Toi ! s'écria-t-elle à l'intention de Morad. Espèce de sale voleur hypocrite...
- Bess ! l'arrêta Owel, indigné. Ce n'est pas ainsi que je t'ai élevée.
- Tu ne m'as pas élevée, je te rappelle !
Morad éclata de rire.
- Toujours aussi distrayante ! fit-il, apparemment amusé.
Solem arriva au même instant avec une pile de couverture et Bess se retrouva bientôt ensevelie en-dessous.
- Où est mon bracelet ? lui cria-t-elle, hors d'elle. Rend-le-moi !
- Je l'ai détruit. Il t'était désormais inutile.
- QUOI ?
Elle crut avoir mal entendu, mais le petit sourire insolent de Morad la convainquit qu'il avait bel et bien apposé ce geste qui lui vaudrait sa rancœur éternelle.
- Qu'est-ce qu'il fait ici ? demanda-t-elle alors à son père.
- Le conseil ? interrogea Bess.
- Oui. Les rois Syrès se réunissent une fois par an afin de discuter de la façon dont chaque monarque dirige sa cité.
Dans ce cas, pourquoi Morad faisait-il partie du conseil puisqu'il n'était pas roi ? Avant d'avoir pu poser la question, Owel la questionna à son tour :
- Vas-tu me dire pourquoi tu viens d'apparaitre devant nous en état d'hypothermie. Où étais-tu ?
- Je...je suis sortie de la cité, répondit Bess en baissant les yeux.
L'atmosphère se chargea d'électricité. Son père avait beau rester calme, c'était pire que s'il avait crié.
- Et ensuite ? demanda-t-il d'une voix qui fit frissonner Bess, si c'était possible qu'elle frissonne encore plus.
- Je contemplais la vue et j'ai aperçu un mont si élevé que je ne percevais pas le sommet, alors je me suis demandée à quoi ressemblerais la vue de là-haut. Et puis, paf ! Je m'y suis retrouvée.
Les Syrès gardèrent le silence, franchement stupéfaits.
- Eh bien, il me semble que je ne sois finalement pas le seul à être capable de me téléporter, annonça Morad avec un léger air admiratif.
Owel se contenta de hocher la tête sans détacher son regard de sa fille.
- C'est un pouvoir très dangereux, continua Morad. La moindre erreur peut être fatale. Puisque j'étais le seul en en être capable, cela m'a pris des centaines d'années avant de comprendre comment le maîtriser.
- Insinuerais-tu...commença Owel.
- Que ta fille aura besoin de mon aide pour l'aider à contrôler son pouvoir, coupa Morad.
Bess remarqua son petit air suffisant qui lui donna envie de le gifler.
- Plutôt me transformer en statue de glace ! lui lança-t-elle, ce qui le fit rire une fois de plus.
- Je ne doute pas une seule seconde que c'est ce qui finira par arriver, répondit le Syrès détesté.
Le Roi de Northwel s'interposa.
- Si tu promets de ne plus essayer de l'emmener à Atlansìa, alors j'accepte que tu l'aides.
Quoi ? Son père n'avait pas à décider à sa place. Pourtant, elle n'avait pas vraiment le choix et tous le savaient.
- Il se trouve que nous ayons finalement quelque chose en commun, princesse des glaces, ajouta Morad de son air détestable.
Les tremblements de Bess s'étaient transformés en fureur.
- Elle n'essaie même pas de se calmer, en plus ! s'exclama Morad d'un air enchanté, tout juste avant d'éviter une chaise qui fonçait droit sur lui et qui se fracassa contre le mur.
- Qu'est-ce que....
Cette fois-ci, Bess avait les yeux ronds comme des billes.
- Qui aurait cru que tes pouvoirs se manifesteraient une fois ici ? fit Owel en poussant un long soupir.
Il se tourna ensuite vers son frère.
- Je sais ce que tu vas dire et la réponse est non. Bess parviendra à contrôler ses pouvoirs tout en restant ici. Maintenant, calme-toi Bess, avant de blesser quelqu'un.
La jeune fille se força à se calmer, et les objets de la salle reprirent leur place initiale, à sa grande surprise. Cette journée était complètement dingue !
Elle continua tout de même à fusiller Morad du regard, dont la prunelle avait perdu toute son ironie et laissait maintenant entrevoir un profond respect envers la fascinante jeune personne qui se trouvait devant lui.
- Bon, lâcha Owel en soupirant. Puisque les autres invités arriveront dans quelques jours, je suppose que vous pourriez vous exercer en lieu sûr, c'est-à-dire dans la citée.
- Papa, il a détruit mon bracelet, cet ignoble individu !
Morad haussa les épaules.
- De toute façon, il ne valait plus rien. Remercie-moi plutôt de t'en être débarrassé.
C'en était trop ! Bess se dépêtra des couvertures, quitta la pièce sans plus de cérémonie et alla s'isoler dans sa chambre. Elle en profita pour prendre un long bain chaud et y resta jusqu'à ce que le froid ait complètement quitté son corps. Ses membres se réchauffèrent, ses lèvres bleuies reprirent leur couleur rosée et le picotement de ses doigts cessa, mais la brûlure que le froid avait provoquée sur ses joues ne disparut pas, surtout la trace rouge de ses larmes.
Lorsque la jeune fille sortit du bain, elle se sentait beaucoup mieux. Sa colère et sa peur disparues, elle était d'un calme olympien. Elle sentait un vide en elle, mais au moins, la douleur l'avait déserté.
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