CHAPITRE UN : Corbeau (1/2)

Reine noire

Le réveil sonne.
Dans les vapes, Rachel grommelle.
Elle veut dormir.
Son boulot l'attend.
Elle grommelle, se lève, se prend les pieds dans son chat, jure à nouveau.
Elle se sert une tasse de café.
Chaud. Brulant.
Il lui ébouillante le palais, lui crame la gorge, lui carbonise l'estomac.
Parfait pour la réveiller.
Le corbeau l'observe
...


Elle avala son café en quatrième vitesse. Cette fois, elle était bien réveillée. Attrapant son sac, elle sortit de son appartement en trombe, monta dans sa voiture et s'engouffra dans les bouchons nîmois. Quelle guigne de devoir passer devant les arènes le matin pour se rendre sur son lieu de travail ! La circulation était totalement bouchée. Elle ferma sa voiture, (on ne savait jamais qui pouvait trainer par ici) enclenchant le frein à main (elle allait rester plus de dix minutes sans bouger, de toute façon) puis contempla les arènes. Il n'y avait que ça à faire.

Les voitures se mirent à klaxonner et Rachel se réveilla en sursaut. Elle s'était endormie, et le scooter de devant avait avancé, mais elle ne l'avait pas suivi, ça qui avait provoqué la colère des conducteurs matinaux.

Elle redémarra sa voiture, rouspètant doucement contre les humeurs ronchonnes des autres automobilistes.

Enfin, elle trouva l'entrée du parking souterrain, et se gara à sa place favorite - ni trop près, ni trop loin des escaliers.

Elle déboucha sur une grande esplanade, puis se dirigea vers la librairie Monts et merveilles, et livres ! où elle travaillait en tant qu'employée. Elles étaient deux subordonnées dans cette minuscule boutique, et la patronne - qui ne se montrait que très rarement - leur laissait beaucoup de libertés.

Pouvait-on dire que Rachel était heureuse ? En effet. Elle avait un emploi qui la comblait, un chat affectueux, une famille aimante - bien qu'habitant assez loin de la ville - et elle était célibataire - et parfaitement heureuse ainsi, merci pour elle.

Parfois, elle s'adonnait à l'écriture, à la composition ; elle admirait les vies des stars de la chanson, idolâtrées par leur public, encensés par la presse, fortunée ; puis, Rachel lâchait sa guitare, ses rêves et ses idées : la vie de célébrité, ce n'était pas fait pour elle. Elle aspirait à une vie tranquille, paisible, seule avec son chat ; peut-être en adopterait-elle un deuxième, mais plus tard ; pour le moment, Yiago lui suffisait.

La journée passa à la fois très vite ; elle aimait son métier ; et puis très lentement, car comme chacun sait, le temps paraît suspendu lorsque l'on entre dans une de ces merveilleuses librairies. Il parait s'étirer en longueur, se distordre ; il se contorsionne afin de nous laisser plus de temps entre ces lieux magiques, avant l'heure de le les quitter.

Dans le froid piquant d'une soirée automnale, les deux filles fermèrent la boutique. Rachel observa un instant sa collègue Adama, une grande femme à la peau noire qui avait des longs cheveux attachés en dreadlocks. Chaque fois qu'elle la voyait, Rachel se faisait la réflexion qu'elle paraissait tout droit sortie d'un roman. Elle serait une guerrière d'une grande tribu, elle combattrait à la hache - bien plus redoutable qu'une simple épée, et, baignant dans le sang de ses ennemis, elle...

Rachel remarqua qu'Adama l'observait étrangement. Elle s'était une fois de plus perdue dans ses pensées, et avait du la fixer pendant quelques minutes. Adama allait finir par croire que Rachel était amoureuse d'elle...

Elle secoua la tête, lui adressa un sourire penaud puis lui rendit les clefs du volet de fer qui barrait l'accès à la boutique.

C'était toujours Adama qui gardait le précieux trousseau, car Rachel avait une fâcheuse tendance à tout oublier, tout perdre. Une fois, Adama avait dû patienter pendant presque une heure, le temps que la fautive retourne chez elle les récupérer.

Se précipitant vers sa voiture - promesse de chaleur, de protection contre les nauséabondes odeurs d'essences qui envahissait le parking en toutes heures, elle remarqua un détail étrange ; un corbeau. Un corbeau dans le parking.

Quelle drôle de bête ! Quel genre d'oiseau irait se poser parmi les voitures, promesses visibles de mort certaine ? Il devait se sentir très mal !

Néanmoins, elle ne sortit pas de la voiture. Elle aurait pu aller le voir, le faire fuir peut-être ; mais il lui donnait un profond sentiment de malaise, une sensation sourde et diffuse ; elle avait l'impression qu'il l'observait, qu'il lisait ses pensées les plus intimes ; qu'il lui disséquait l'esprit, en quelques sortes.

Oppressée, elle s'empressa de sortir de cet endroit. Le moteur de la voiture rugit, et cette dernière bondit vers l'avant - direction la sortie. Fuir. Loin de ce corbeau.

Enfin arrivée chez elle, elle claqua la porte, la ferma à clefs - trois tours aux deux verrous, et s'affala sur son canapé. Se saisissant de la télécommande, et tournant la tête vers la télé, elle étouffa un cri : le corbeau était perché sur le rebord de la fenêtre, et il la fixait.

La semaine passa ; la routine agréable d'un automne frisquet s'installait, et elle aurait dû se sentir heureuse. Chaque années, elle aimait le retour du froid ; il lui offrait un prétexte pour s'emmitoufler dans de grosses écharpes douillettes, dans de confortables pulls. Elle aurait pu se sentir heureuse, oui ; mais le corbeau la suivait. Partout.

Il la fixait par la lucarne lorsqu'elle allait aux toilettes ; il l'observait tranquillement par la baie vitrée lorsqu'elle mangeait. Il se moquait d'elle, elle en était sûre, lorsqu'elle jouait à des jeux vidéos, attrapait sa guitare et fredonnait ; il la regardait d'un œil noir lorsqu'elle faisait mine de décrocher son téléphone.

Que pouvait-elle faire ? Rien. Elle n'allait pas déranger la police pour une histoire de corbeau au comportement étrange ! Alors, oui, elle avait la frousse. Son croassement lui faisait froid dans le dos, et elle aurait juré l'entendre marmonner dans ses plumes. Elle avait la frousse, mais elle ne pouvait rien y faire, et elle ne faisait rien.

Une fois, elle avait testé la bonne vieille méthode ; pshiiit, pshiiiit, en agitant les mains vers lui et en sautant sur place.

Il l'avait regardée, l'air de dire : "Tu te moques de moi ? Tu prépares un spectacle de clown, c'est ça ? Je paierais pour te lancer des tartes à la crème, alors."

Oui, elle s'inventait des dialogues avec lui. Que faire d'autre pour vaincre sa peur ?

Elle avait tenté de lâcher le chat sur lui. Yiago avait pointé son nez dehors, avait feulé, hérissé les poils, craché : bref, la totale. Mais il semblait avoir plus eu peur du corbeau que le corbeau de lui, qui les avait d'ailleur considéré d'un air totalement condescendant dans leur tentatives dérisoires de le faire enfin fuir.

Plongée dans ses pensées - qui tournaient principalement autour du corbeau, depuis quelque temps, Rachel ne vit pas Adama s'approcher d'elle d'un air anxieux.

Elle n'avait pas vraiment observé sa collègue depuis que le corbeau occupait sa vie. Celle-ci avait les yeux cernés, le teint cendreux et ses ongles, d'habitude si soignés, étaient rongés jusqu'à la peau.

- Rachel, déclara-t-elle d'une voix blanche, je dois te parler. J'ai... des soucis en ce moment.

L'interpellée releva la tête, puis la pencha, afin de faire comprendre à son interlocutrice qu'elle était toute ouïe.

- Je... enfin, tu vas croire que je suis folle, mais... je... il y a...

Elle était totalement paniquée. Voyant qu'il n'y avait aucun client, elle saisit Adama par les épaules et l'entraîna dans leur salle de pose. Elle la fit asseoir sur le canapé et lui dit, de sa voix la plus calme et la plus rassurante :

- Adama, respire. Tu entends le son de ma voix ? Concentre-toi sur elle. Inspire, expire. Ok ? On refait. Inspire, expire. Maintenant, explique moi. Je ne vais pas te juger. Je t'écoute.

Adama semblait légèrement plus en confiance ; elle reprit, les yeux légèrement rouges :

- Un corbeau. Il y a ... un corbeau qui me suit partout. Il me poursuit chez moi, sur le trajet jusqu'à ici, il me fixe et semble lire en moi. Je sais que mes craintes peuvent paraître ridicule, mais... je... il me fait tellement peur ! J'ai peur qu'il m'attaque, qu'il... je sais pas, mais j'ai la trouille.

Elle sanglota dans les bras de Rachel, qui était elle-même sous le choc. Se pouvait-il que ce soit son corbeau ? Après tout, elle ne le voyait pas quand elle dormait, et ne se rendait pas tout le temps compte de sa présence. Elle lui indiqua, d'une voix éteinte :

- Moi aussi, Adama. Moi aussi, il y a un corbeau qui me suit partout ou je vais. Moi aussi, j'ai peur.

Afin de rassurer la grande femme devant elle - et de se rassurer elle-même, au passage, elle ajouta :

- On trouvera une solution. C'est obligé. Hein, Adama ? Ne t'inquiète pas.

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