CHAPITRE DEUX : De l'autre côté (3/3)

<< Le pauvre, pensa ironiquement Rachel. Il a eu une journée bien remplie, il a payé quelqu'un pour m'agresser, il m'a menacé puis il m'a tué. Il doit être saaacrément fatigué. >>

Puisqu'elle n'avait rien d'autre à faire, en effet, elle observa. Elle vit une âme se déplacer à quatre pattes, bondir sur la table, grogner quelque chose à la cape, qui acquiesça. Ensuite, le vêtement présumé vide saisit une petite plume et, d'un geste élégant, tourna les pages de l'immense ouvrage placé devant elle avant de s'arrêter et d'inscrire quelque chose puis de faire un signe au serpent. À ce moment là, le reptile passa sa main à travers l'âme - mais, s'étonna Rachel en se passant les mains sur le corps, elle était solide et absolument pas transparente ! Comment allait-il faire pour... faire ce qu'il était en train de faire ?

Il passa sa donc sa main dans le "corps" de l'âme et récupéra un noyau, qu'il inséra dans la porte derrière lui.

Cette porte était une splendeur. D'environ deux mètres de haut, des rayons noirs et or partaient de son linteau pour rejoindre une immense arche, couverte de moulures et de bas-reliefs dorés.

Un mécanisme digne de la plus grande horlogerie du monde remplaçait la poignée ; le serpent introduisit le noyau, à défaut de le nommer autrement, dans une encoche qui se referma de suite.

Le cadran tourna, jusqu'à se fixer sur "Torrus", expression étrange s'il en était.

Ensuite, le serpent ouvrit la porte et la créature qui ne semblait pas venir de la Terre s'y engagea. Elle fut aspirée par le noir abyssal qui régnait là-bas.

Ce manège se répéta bien trop de fois, elle entreprit donc de découvrir le décor. Son attention accaparée par la nouveauté et le surréalisme qui suintait de la porte, elle n'avait pas réellement fait attention à la pièce qui l'entourait.

Des rideaux rouges, lourds et épais, qui auraient leur place dans les plus beaux théâtres de Paris dégoulinait du plafond jusqu'au sol, où il se répandaient en de grandes mares vermeilles.
Des colonnes d'or et de marbres, enrichies de pierres précieuses, soutenaient le plafond, qui semblait être à plusieurs centaines de mètres de Rachel.
Un bric-à-brac sans nom était empilé dans la pièce, qui jouait à "c'est moi le plus haut" avec les colonnes.
On pouvait y retrouver des chaises, des armoires, mais aussi des lémuriens empaillés - et Rachel crut apercevoir un squelette de baleine.
Des rivières de diamant se succédaient avec des poubelles débordants de sable, un seau et une pelle à moitié recouvert d'algues.

Quel assemblages hétéroclite que c'était ! Néanmoins, on ne pouvait jamais se lasser du spectacle. Amusée, elle découvrit un bateau enfermé dans une bouteille de verre, et dont l'équipage se faisait la courte échelle pour sortir, se faire engloutir par un monstre mécanique, qui recouvrait de bave verte les malheureux matelots à chaque aller-retour.

Des tapis luxueux étaient envahis par une étrange collection ; un haltérophile passionné avait jeté là ses poids de musculation et ne les avait pas repris.

D'immense lustres, auxquels se suspendaient maints singes mécaniques et danseuses de verre, se balançaient doucement au gré des âmes qui passaient. À mis chemin entre terre et ciel, ils étaient un choix privilégié des âmes les plus graciles, qui imitaient gaiement les macaques de tôle et de ferraille.

Elle remarqua, au bout d'un temps infiniment long, que des clans s'étaient formé en l'attente de passer. Bien sûr, les deux gardiens travaillaient avec une efficacité redoutable, mais ils paraissaient être des centaines de milliers dans cette pièce.

Les humains, comme elle, de régle générale, ne bougeaient pas de leurs places. Des silhouettes qui leurs ressemblaient tant que Rachel faillit les confondre - faillit seulement, car on pouvait observer que leur peau était bleue - se rassemblaient elles aussi en petit groupes. Mais ils étaient peu, très peu, constata Rachel, qui n'en voyait qu'un dizaine dans la pièce.

Des silhouettes jaunes bondissaient, grognaient, sautaient en tout sens sans jamais s'arrêter. Elle étaient souvent accompagnées de grandes formes sombre qui volaient à leurs côtés.

Ceux qui se balançaient aux lustres étaient tous verts. Ceux qui jouaient dans le fatras des meubles, sans craindre une perte d'équilibre des immenses empilations d'étagères à papier peints, étaient tellement colorés qu'ils faisaient mal aux yeux. Elle vit des tentacules, des bois de cerf, des plumes... elle en conclut qu'il étaient très au contact de la nature et se désintéressa vite.

Énormément étaient assis sur le sol, n'osant même pas poser un quart de demi fesse sur les magnifiques tapis, sanglotant seuls ou à deux, ou bien lançant de regards noirs à ceux qui passaient à moins de huit mètres d'eux. Ce qui arrivait, reconnaissons le, très souvent. Beaucoup trop même. La pièce était haute, mais pas large, et encore moins longue.

Rachel avait l'impression de vivre un rêve éveillé. Un rêve qui commençait par sa mort, tout de même... à cause de...

Comme s'il sentait que Rachel pensait à lui, le corbeau se réveille et se percha sur son épaule.

- Regarde, croassa-t-il d'une voix ensommeillé, c'est bientôt à nous.

En effet, la file avait avancé. Rachel s'étonna. Ne restait qu'une poignée d'âmes avant leur plongeon dans l'inconnu. Elle avait donc passé autant de temps à observer le monde autour qu'il s'était écoulé plusieurs heures ? Mais elle n'avait rien remarqué !

Mais alors, elle vit que l'entrée, tout aussi somptueuse et désuète que le reste de la salle, était traversée en continu par un flot d'âmes agitées. Les vertes remplaçaient les vertes qui se balançaient aux lustres, avant de partir à leur tour, puis une autre silhouette verte se glissait dans l'espace vide, et cela en permanence, sans discontinuer...

- Ce que tu vois, autour de toi, et le corbeau agita son aile au hasard, ce sont les souvenirs de tous ceux qui sont venus. Bien sûr, il y en a beaucoup, mais...la pièce s'étire au fur et à mesure des arrivées. Chacun doit repartir pour sa nouvelle vie dans le monde suivant, sans souvenirs de ses vies et de cet endroit. Tu es une exception, à quoi me servirais-tu sans tes connaissances en meurtre de zombies ?

Il la considéra d'un air moqueur. Elle avait eu sa période post-apocalyptique, et son appartement était rempli de " Guide de survie en milieu zombie " et autres bizarreries du genre.

Et manifestement, il le savait.

- Enfin bref, reprit-il, ils me doivent quelque chose, alors ils nous laisseront passer sans te séparer de tes souvenirs... ni de ton identité.

Le corbeau vola jusqu'au deux passeurs, car c'était à présent à eux. Sortant d'on ne sait où une bague, il la leur présenta. Les deux s'échangent un coup d'oeil - ça en avait tout l'air, mais la cape semblait trop vide pour la présence d'un visage - puis acceptèrent. Le serpent introduisit la bague dans la cache et le cadran tourna.

Soudainement terrifiée, Rachel eut un réflexe de recul. Elle n'était absolument pas prête !

Il l'avait arraché à son monde pour la projeter dans une quête dont elle ne connaissait pas encore tous les protagonistes, puis il la tuait - pas vraiment, mais si, mais bref c'était trop compliqué - puis il lui demandait de sauter dans le vide, comme ça, sans rien ? Non non non.

Mais le corbeau n'était pas de cet avis. Mais pourquoi avait-il autant de force ? Le monde était injuste ! songea Rachel avant d'être précipitée dans le vide par ce stupide accompagnateur volant, sous les yeux indifférents du serpent qui refermait déjà la Porte.

Évidemment, elle hurla.


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