CHAPITRE DEUX : De l'autre côté (2/3)

- Non ! s'écria Rachel, tremblant de rage. Elle saisit un objet à portée de main et lui lança, en un vain espoir de lui faire du mal.
Le livre rebondit sur la vitre, devant le nez du corbeau, qui ne broncha même pas. Évidement, il était hors d'atteinte.

Rachel, hors d'elle, bondit de son canapé, ouvrit avec fracas sa porte vitrée et se précipita vers l'oiseau perché sur son balcon.

Celui-ci s'envola, repoussé par les ondes négatives qu'émettait Rachel.

- Penses-y, ricana-t-il. Je ne serais pas loin si tu changes d'avis...

Et il partit, dans de grands battements d'ailes. Sa silhouette se confondait entièrement avec la nuit, et elle le perdit de vue rapidement.

***

Le lendemain matin, la sonnerie de son réveil tira Rachel d'une série de rêves troubles et angoissant ; lançant l'infâme objet qui l'avait tiré d'un court instant de sommeil - elle n'avait pas beaucoup dormi cette nuit là - elle s'étira et sortit du lit, une moue grognonne plaquée sur le visage.

Arrivée à Monts et merveilles, et livres !, Rachel s'étonna de l'ouverture précoce de la librairie. D'ordinaire, Adama attendait qu'elle arrive, puis elles rangeaient les cartons dans l'arrière-boutique, et, lorsque la cloche sonnait neuf coups, elle ouvraient ensemble la librairie.

Adama se comportait de manière de plus en plus étrange, et cela ne plaisait pas du tout à Rachel. Elle avait le sentiment que l'arrivée du corbeau avait tout bouleversé, en mal. Oh, comme elle le détestait !

Elle entra. Adama ne se retourna même pas. Haussant les sourcils, Rachel se promit qu'elle prendrait un moment dans la journée pour la confronter. Un client venait de passer la porte.

Adama se dirigea vers lui, ce qui étonna Rachel. D'ordinaire - mais elles n'étaient plus dans un temps ordinaire - Adama préférait la comptabilité, les chiffres, les livre, le rangement. Rachel, elle, aimait débattre passionnément avec le client, pour déterminer qui, de Bonnefoy ou de Beaudelaire, était le plus touchant poète.

D'autant plus que ce client cherchait de la poésie ! Adama n'en était pas friande ; elle lisait des ouvrages politiques, féministes, luttant pour des droits sociaux, dénonçant les atrocités de l'autre côté de l'océan. À la rigueur, un peu de science-fiction dystopique, quelques fois une uchronie. Mais la poésie ! Elle laissait les obscur vers de rimaillons maudits à Rachel.

Pourtant, aujourd'hui, elle le conseilla tant bien que mal, et il repartit presque satisfait.

Adama se mit aussitôt à déchirer les cartons de livres reçus la veille, ce qui laissait Rachel désœuvrée. Bien sûr, cette activité physique n'était pas sa favorite, mais elle pouvait s'en acquitter tout autant que sa collègue.

Déterminée à comprendre, elle se planta devant Adama à l'heure de la pose. Les mains sur les hanches, le visage plissé en une curieuse mimique de frustration, teintée de colère et de lassitude, elle lui barrait le passage et l'invective d!une voix forte :

- Adama, j'en ai marre. Arrête de faire comme si je n'existais pas. Explique moi ce qui ne va pas, crie moi dessus, pleure, je sais pas mais pas ce silence et cette ignorance ! Je t'en prie...

Elle leva une main à la hauteur des épaules de sa collègue, comme piue la toucher, mais se retint au dernier moment ; elle n'était pas sûre qu'elle apprécie le geste.

Comme Adama ne répondait pas, elle agita sa main devant ses yeux ; celle-ci ne bougea pas d'un iota.

Rachel ne supportait plus ce mutisme ; d'une main ferme, elle attrapa l'épaule de la jeune femme et la secoua sans ménagement.

Adama se contenta de passer devant elle et de sortir, sans lui accorder un seul regard.

Le corbeau franchit la porte d'un puissant coup d'ailes, faisant longuement tinter le carillon et se percha sur la tête de la soi-disante élue.

Ses griffes puissantes enserraient le crâne de Rachel, mais bizarrement, elle ne sentait pas la douleur.

- Tu vois, prononça-t-il avec une délectation certaine, même elle t'a abandonné. Tu ne vaux rien. Elle se débrouille sans toi, et toi, tu désespères sur ton pauvre sort tandis que des milliards de personnes meurent parce que tu es trop égoïste.

- Des milliards ? Non, à la télé ils ont parlé d'un million... chuchota Rachel, comme si chuchoter allait atténuer la gravité de ses paroles, en un vain effort de se raccrocher à des chiffres et non en la culpabilité qui l'étreignait.

- Rachel, Rachel... le corbeau secoua la tête avec condescendance. Il n'y a pas que ton monde qui est impliqué... mais nier ne sert à rien, tu le sais comme moi. Tu es responsable.

Ses mots semblaient vouloir perforer l'esprit de Rachel et le forcer à valser sur un air de rap tout en essayant d'éviter le baiser baveux d'un homme-grenouille (anectode terrible du collège, qu'elle associait à présent à une véritable descente en enfer).

- Écoute moi, tu es capable de le faire. Rien ne te retiens ici et l'aventure qui t'attends est digne de tes plus beaux romans. Suis la voie des élues, Rachel.

Elle avait beau savoir que l'heure était grave, qu'Adama ne changerait pas de comportement demain, qu'elle mettait potentiellement en danger la vie des huit-milliards-moins-un-million d'êtres humains sur terre, elle ne parvenait pas à empêcher le rire nerveux de se propager. Cette histoire était tellement absurde !

Bien sûr, elle ne le croyait pas. Du moins, la part raisonnable de son esprit - qui perdait peu à peu la bataille contre le côté folie et aventure - persistait à imposer une dictature à son cerveau et l'endoctriner, le gaver de rationalité.

- Rachel... meurs.

Et d'un coup de griffes puissantes, il lui trancha la gorge.

***

Rachel flottait dans un brouillard de lumières, de sons et de couleurs. L'ambiance lui faisait penser... à une boite de nuit ?

Elle avait terriblement mal à la gorge - c'est comme si une minuscule créature retournait chaque parcelle de sa peau avant de la déchirer, puis de la mordre, puis de la réduire en bouillie. Ce n'était pas une sensation des plus agréables. Non, en effet, c'était tout bonnement atroce, et elle avait envie de hurler sa douleur ainsi qu'une floppée de jurons bien grossiers.

Sauf que... elle ne sentait pas le reste de son corps. C'était une sensation bien étrange, comme si rien n'existait à part sa gorge, tombeau de sa souffrance.

Même sa tête semblait avoir disparue ! Elle ne sentait rien. Pas même le moindre petit coussin de nuage, pas les vibrations des basses qui résonnaient ordinairement dans sa poitrine, pas la lumière forte qui filtrait à travers ses paupières. Si elle était dans une boite de nuit, bien entendu. Sinon, ces exemples parfaits ne serviraient à rien si jamais elle se trouvait... oh, elle ne savait pas, elle était si fatiguée.
Rien du tout. Elle ne sentait rien du tout.

Enfin, elle ouvrit les yeux. Pas d'angelot rondouillard, pas de diables ricanant, pas de Chiron ni de Cerbère, elle se sentait un peu déçue.

Bien. Si elle parvenait à faire de l'ironie alors qu'elle était possiblement morte, tout allait bien.

Bien suuuuûr.

Elle avait surtout envie d'hurler :
<< Non mais c'est quoi ce bordel ? Saleté de piaf, tu me prétends élue, tu menace de me tuer, tu parsèmes le tout de répliques sarcastiques, et tu me tues ! Quel incapable de pourriture de poulet ! Dinde moisie ! >>

Elle n'eut pas le temps de terminer sa réflexion hautement philosophique qu'une voix désagréable la tira de son état comateux.

Le corbeau était là, devant elle.

- Rachel, viens... Tu vas comprendre.

Ne cachant pas son animosité à son égard, elle attendit qu'il reprenne la parole. De toute façon, il y allait bien y avoir un moment où il allait baisser sa garde, et là... elle supposait qu'elle aviserait à ce moment précis. De toute façon, il était bien trop méfiant pour l'instant.

Devant eux se tenait un serpent à deux têtes, tout droit sortit des cauchemars de Rachel. Il était d'un vert sombre, ses yeux luisaient et il était doté d'un curieuse barbe et d'une toute aussi curieuse chevelure rouge flamboyante. Des petits bras malingre ornaient son... cou ?
Sa tête, jurant horriblement par rapport à son corps, avait l'aspect d'un dieu maya à l'allure féline. Le tout contrastait fortement avec la petite cape noire et vide à ses pieds : elle était assise sur un fauteuil Molière couvert de rubans et de moulures.

Devant l'air tout de même curieux de Rachel, le corbeau se sentit obligé de répondre à quelques éventuelles questions essentielles :

- Comme tu devrait le savoir, il y a sept mondes. Et tu viens de mourir dans le premier, donc ton âme se retrouve ici. Et nous allons passer devant M'obuko et Sral'Nzé pourqu'ils te catapultent - façon de parler - dans le monde suivant. Tu les reverra souvent, si tu rassembles les sept reines...

Sous le choc, Rachel ne savait que penser de ces affirmations. Elle avait peur qu'il ne s'agisse que d'un rêve, qu'elle se réveille le lendemain d'une soirée un peu trop arrosée avec une migraine atroce et le souvenir fugace d'un songe mystérieux.

Le corbeau contempla un instant le duo immobile qui leur faisait face. Ses yeux insondables s'exprimaient rien. Il avait beau être plus petit que Rachel, il exprimait dans son attitude une puissance si écrasante qu'elle se serait enfuie si elle le pouvait.

-Je cherche depuis des millénaires les élues de la prophétie. Elle je viens d'en trouver une. Mais ne te monte pas à la tête, ta mère ou ta fille, voir ta nièce auraient fait l'affaire, mais tu es la seule en âge. Ne va pas t'imaginer que tu es vraiment spéciale.

Il inspira avant de fixer le serpent à deux têtes et la cape.

-M'obuko et Sral'Nzé gardent cet endroit depuis toujours.

Se tournant vers Rachel, il lui asséna :

- Tu as une âme.

Elle se contenta d'hausser un sourcil, ne sachant que répondre.

- Elle doit passer ici. Sral'Nzé inscrira ton nom dans le registre, à côté du numéro de ton âme - tu es déjà passé ici des milliers de fois, puisque le cycle de réincarnation est infini - et ils t'enverront sur Ballae.

Devant eux s'étendait une immense file de silhouettes transparentes, passant par toutes les nuances d'un magnifique arc en ciel. Aucune de ces étranges âmes ne semblait avoir de vêtements ; à ce moment là, Rachel fut soulagée d'être une élue ; elle avait conservé sa veste en cuir et son pantalon.
Le corbeau se percha tout en haut d'un pilier de marbre, bailla puis déclara :

- Observe, en attendant. Ça t'évitera d'hurler comme une idiote lorsque ce sera ton tour...

Et sur ces paroles pleins de sagesse, il s'endormit.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top