CHAPITRE DEUX : De l'autre côté (1/3)
Il était absolument hors de question que Rachel meure.
Absolument. Elle aimait trop sa vie, ses livres, ses jeux vidéos, son chat, son emploi, son monde douillet...
Elle avait peut-être quelques fois rêvé de partir à l'aventure, certes, mais... mourir ? Pour sauver une poignée de personnes, dont elle n'était même pas certaine de l'existence ? Quelle blague.
Elle avait donc continué sa vie, sans rien faire d'autre que sa routine ; elle n'était même pas sûre d'avoir vraiment vécu sa rencontre avec le corbeau.
Le lendemain, elle était donc retournée à la librairie ; elle avait salué Adama, comme à son habitude, mais cette dernière n'avait eu aucune réaction. Son regard ne laissait rien entrevoir.
Peu méfiante, elle laissa la journée s'écouler tranquillement. À la fin de ses heures de travail, lorsqu'elle sortit, elle s'aperçut qu'Adama ne la suivait pas. Cette dernière observait le vide devant elle, comme s'il allait lui révéler tout à coup un secret particulièrement fascinant.
Rachel, perplexe, s'en retourna la chercher. Ce comportement las ne lui ressemblait pas, mais alors pas du tout. En s'approchant, elle remarqua qu'Adama tenait serré dans sa main une page d'un livre. De plus en plus étrange ! Rachel espérait que ce n'était pas une page d'un livre de la librairie, et que ce n'était pas elle qui l'avait arrachée.
Elle regarda plus attentivement ; c'était une page de L'oubli des petites choses, un livre sur l'Alzheimer. Cette page précisément - car elle arrivait à lire un petit passage qui n'était pas froissé - parlait de l'héroïne, une femme d'un âge respectable, qui s'épouvantait de ne pas reconnaître un de ses proches.
Adama déplia la feuille, passa une main dessus pour la lisser, la relut, puis se leva et passa devant Rachel en la frôlant. Pareille à un fantôme, elle se déplaçait doucement, et ses bottines semblaient flotter au-dessus du sol. Rachel se fit la réflexion que, depuis que le corbeau s'était introduit dans leurs vies, Adama avait changé. Elle le maudit de nouveau pour cela ; ne pouvait-il pas aller pourrir la vie de quelqu'un d'autre ?
- Adama, l'appela-t-elle doucement.
L'interpellée se contenta de fermer la boutique, et partit les mains dans ses poches. La lumière tremblotante des lampadaires se reflétait sur elle, lui donnant un air presque éthéré.
Rachel soupira et haussa les épaules. Si sa collègue décidait de l'ignorer, elle ne pouvait rien faire de plus. Et mis ses écouteurs et se dirigea vers le parking souterrain où sa voiture l'attendait patiemment.
Du coin de l'oeil, elle aperçut un mouvement brusque en périphérie de son champ de vision, mais ne s'inquiéta pas outre mesure. Sans nul doute un autre salarié pressé de rentrer chez lui.
Sans se presser, elle se dirigea vers sa voiture. Elle aimait quand le parking était presque vide, quand cet immense espace était à l'arrêt, comme suspendu dans le temps.
Un poing percuta avec une violence inouïe ses côtes. Transpercée par la douleur, elle s'effondra au sol, des larmes s'échappant de ses yeux.
Son agresseur était l'homme qu'elle avait aperçu en rentrant. L'avait-il repérée lorsqu'elle était arrivée, et avait décidé de la passer à tabac ? Ou était-ce une pulsion ? Pourquoi ?
Ce mot résonna longtemps dans l'esprit de Rachel, tandis que l'inconnu martelait son corps de coups.
Dans un brouillard de larmes et de douleurs, elle aperçut des yeux qui les regardaient. Elle s'apprêtait à crier au voyeur de venir l'aider, mais elle comprit soudain qu'il ne l'aiderait pas.
C'était le corbeau.
Il se rapprocha en un puissant battement d'ailes. Il semblait observer la scène avec un rictus moqueur, presque mesquin. Forcément, si c'était lui qui avait organisé son... assassinat ?
Il voulait qu'elle meure. Non ? Elle ne savait plus. Elle ne savait même plus si elle délirait, si elle s'inventant des histoires, si tout cela était réel... elle savait juste qu'elle avait mal, si mal...
Ses bras en protection autour de sa tête, son corps recroquevillé en position fœtale, elle tentaient tant bien que mal de se protéger de la souffrance.
Elle ne criait pas ; elle n'y arrivait pas. La terreur la paralysait.
Soudain, les coups qui pleuvaient jusqu'à présent sur elle s'interrompirent. Elle se redressa sur ses coudes, pour accéder à une image glaçante : son agresseur sortait un couteau de son manteau.
Il lui sourit, puis pointa la lame vers elle.
Alors elle hurla. Elle hurla si fort que les pigeons à l'extérieur du parking sous-terrain s'envolèrent, effrayés.
Elle hurla si fort que son agresseur se boucha les oreilles. Elle hurla si fort que le corbeau recula de quelques plumes.
Elle hurla si fort que la gardienne du parking, celle qui gérait les tickets perdus, les cartes bancaires qui ne marchaient plus et les engueulades matinales, sortit en trombe et courut vers eux.
Un peu dérangé par l'irruption imprévue de cette femme, l'homme jeta un coup d'œil vers elle et continua son funeste geste. Il semblait se délecter de la terreur de sa victime et ne se privait pas de son petit plaisir d'agir lentement. Rachel ne pouvait pas bouger, paralysée par la peur. De toute façon, ses blessures ne lui permettraient pas d'aller bien loin.
Elle se fit l'étrange réflexion que de toute façon, elle ne pouvait pas mourir si le corbeau avait besoin d'elle pour accomplir cette prophétie absurde.
Ou pas ? Peut-être que son manque d'entrain l'avait conduit à lui préférer Adama. Peut-être que c'était pour ça qu'elle l'avait ignoré.
En trois bond, la gardienne fut sur eux.
Elle plaqua l'homme au sol, lui tordit le poignet, retourna habilement l'arme sur lui et l'enfonça dans son épaule. Ce fut au tour de l'agresseur de crier. Rachel en tira un peu de satisfaction.
Mais d'où sortait cette déesse du combat ? L'altercation n'avait duré seulement quelque secondes.
Rachel prit un temps pour observer sa sauveuse, tandis que cette dernière assommait le malfaiteur. Sa peau était blanche, reflétant la lumière des néons, comme ses cheveux, - pourtant, elle ne devait pas avoir plus de quarante ans - et elle était gracile et immense. Rachel se fit la réflexion qu'elle serait une magnifique paladin de l'empereur blanc, découpant ses ennemis avec finesse, parfaite partenaire d'aventure d'Adama.
La femme se tourna vers Rachel et grimaça en voyant son état. Ses yeux, rouges, paraissaient luire dans la semi-obscurité.
La suite sembla se dérouler dans une espèce de chaleur douloureuse. L'esprit de Rachel était partit ailleurs, dans un lointain pays, déconnecté de son corps qui souffrait le martyre...
Elle ne sentit pas la femme fouiller dans ses poches, trouver ses clefs de voiture, l'ouvrir, faire monter Rachel sur le siège passager et démarrer.
Elle ne se souvint pas d'avoir indiqué à la femme son adresse ; pourtant, comment aurait-elle pu sinon la ramener chez elle ? Elle avait du lui murmurer dans son délire fiévreux.
De plus, on ne devait pas transporter les blessés ! Il fallait appeler les secours mais les bouger ? Nom d'une coquille ! Jamais ! Elle ne semblait pas avoir de grandes connaissances médicales, mais avait pourtant pris soin d'elle - et en le faisant bien.
Sa sauveuse l'avait porté jusqu'au troisième étage. Plus tard, Rachel se ferait la réflexion qu'elle était une femme tout à fait étonnante.
Mais pour le moment, elle s'était de nouveau évanouie et se reposait sur son lit tandis que la femme cherchait des bandages dans la minuscule salle de bain que comportait son appartement.
À son réveil, Rachel découvrit une tasse de café, une assiette de petits biscuits et un petit papier comportant le numéro de la femme, ainsi qu'un petit mot :
<< Comme vous ne vous réveilliez pas, j'ai pris la liberté de vous soigner.
Ci-joint, mon numéro, si vous avez besoin de discuter un peu. Bon courage et bon rétablissement. >>
Et c'était signé : Blanche.
Quelle ironie, songea Rachel. Sa maladie - car elle était presque sûre qu'elle était albinos - la poursuivait même quand on l'appelait par son prénom.
Elle ne ressentait plus la douleur. Comment ? Ç'avait une allure presque mystique, magique si elle osait le dire. Ses connaissances en livres de fantaisie lui revinrent d'un coup, mais ce n'était absolument pas logique, et elle se refusait à s'imaginer de telles fariboles ; on était sur la planète terre, et en dehors des livres, la magie n'existait pas. Quoi que ce mot veuille dire.
Ne sachant que faire, Blanche s'était merveilleusement occupée d'elle, elle alluma la télévision. L'écran, bien que cassé, lui permettait tout de même d'assister aux malheurs du monde - ou en l'occurence, aux dessins animés Pat Patrouille. Elle n'avait pas envie de penser au corbeau, à sa tentative d'assassinat - elle était sûre de son implication dans son agression. Elle voulait juste se vider la tête ; elle réfléchirait plus tard.
Tandis que le chien bleu, le policier - elle avait oublié son nom - cherchait une nouvelle façon de sauver la terre, elle s'endormit. Son corps épuisé n'avait pas assez récupéré.
Lorsqu'elle se réveilla, sortie du sommeil bienfaiteur par la soudaine augmentation drastique du bruit, elle put constater qu'un flash spécial avait remplacé le dessin animé.
La voix nasillarde du présentateur envahit la pièce plongée dans le noir. Il était deux heures du matin. La lueur de la lune peinait à se faire de la place dans la pièce, étouffée par la lumière crue de la télévision qui illuminait le visage blafard de Rachel.
<< ... une nouvelle épidémie s'est déclarée il y a quelque semaines en Asie centrale, et s'est répandue à une vitesse fulgurante - des centaines de milliers de cas sont déjà comptés en Europe et aux Amériques. Elle a déjà causé un million de morts, et ça ne paraît être que le début. Des milliers de chercheurs sont en ce moment même en train d'essayer d'isoler les cellules malades sur un individu qui a choisit de servir son pays en devenant cobaye - nous pouvons applaudir Jean-Michel, trente ans, qui... >>
À ce moment là, Rachel, épuisée, perdit le fil. Elle secoua la tête, retrouvant ses esprit, et continua d'écouter.
<< la maladie se reconnait entre toutes par ses symptômes peu communs ; en effet, les malades sont peu à peu brûlés de l'intérieur. Tout d'abord, ce sont des plaies à vif qui apparaissent sur vos bras ; à leur apparition, il est préconisé de laisser le membre touché dans un bac d'eau froide. La brûlure s'étendra moins vite ; mais elle continue de brûler en profondeur, ce qui laisse perplexe les plus éminents scientifiques.
Quand les organes internes tels que le cœur, les poumons, les intestins sont touchés par la souche inflammatoire, aucune chance de survie n'est possible. On estime que les malades mettent entre trois et cinq semaines à décéder ; cependant, on ne peut pas en être sûr, car peut-être que la souche inflammatoire est implantée depuis plus longtemps et brûle des endroits moins visibles ; les aisselles, derrière les oreilles, entre les orteils.
La douleur apparaît au moment où un point rouge et purulent, d'environ quelque millimètres de diamètres, apparaît sur la peau. Quelques rares cas - 0,00000398 % - sont touchés à l'oeil et dans la bouche, ou encore dans les organes génitaux, et le malade ne met alors seulement quelques heures pour mourir. En cas de douleurs de type : brûlure, écorchure, grattage, sans intervention extérieure, veuillez contacter le numéro affiché sur l'écran : >>
Le présentateur marqua une pose où il adressa un regard las à la caméra. Ensuite, il reprit avec la même vitesse sa diatribe affolée :
<< et nous...
Il s'arrêta soudain, jeta un regard paniqué vers le plateau de tournage, porta la main à son oreille, serra les dents et reprit comme si de rien n'était :
>> Nous venons d'être informés : le virus ne se transmet pas ; il est déjà implanté en chacun de nous ! La souche inflammatoire est en latence en chacun de nous ! On murmure déjà un nom à la hauteur de sa cruauté, " burn sickness " en anglais, Le Mal Des Brûlés. >>
Sur ce, il s'effondra en sanglot sur son bureau lustré et l'icône : "Flash Spécial"
disparut du coin de l'écran pour laisser la place à un film, La créature, par Blanche Lepâle, qui tournait en boucle depuis des jours.
Dans un état second, Rachel saisit la télécommande, éteignit au moment où Jack rencontrait la créature. Elle ne parvenait plus à réfléchir. Quoi ? Comment ? Pourquoi ? Mais... Qui ?
Les questions se bousculaient, et les réponses la fuyaient. Elle se sentait confuse ; elle était sûre d'avoir déjà entendu ce mot, mais où ?
Soudain, tout lui revint en mémoire. Le corbeau... il avait dit...
Il avait dit qu'elle était l'élue, et que si elle le voulait bien, elle sauverait des milliards de personnes du mal des brûlés ! Elle en était sûre ! Presque sûre...
Tout cela était donc de sa faute ?
Perdue dans ses pensées, les larmes aux yeux, assise en tailleur sur le canapé, elle sursauta quand elle entendit toquer à sa baie vitrée.
Le corbeau était là, et il lui souriait. Un air de profonde supériorité était peint sur son visage.
- Alors, pérora-t-il d'un ton sarcastique, et elle entendait sa voix même à travers l'épaisseur de sa vitre, tu es prête à reconsidérer ma proposition, madame l'élue ?
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