CHAPITRE CINQ : Les poilécailles (1/2)

Reine jaune

Luciole démêle les poilécailles de Lal.
Ils sont glissants, longs
Et très emmêlés.
Luciole jure.
Elle déteste les poilécailles
Surtout ceux de Lal
Qui sont particulièrement
Difficiles.
Son démon
La toise avec dédain.
Ses yeux semblent dire :
Dépêche toi !
Elle en a marre.
Luciole souffle.
La corbeau l'observe
...

Luciole se releva avec difficulté, s'ébrouant pour se débarrasser des poils collés à sa tenue. Elle secoua la tête en émettant un bruit guttural, ce qui fit valser les pousses bleues et légèrement transparentes qui étaient plantées sur sa tête.

Claquant de la langue, elle tourna les talons, et Lal la suivit. Il ouvrit ses ailes noires comme la nuit et se percha sur le poing tendu de Luciole. Malgré le poid conséquent du démon, elle ne faiblit pas, et rentra au camp avec lui.

Les cases de terre séchées se confondaient presque avec le paysage de terre brûlée. Des champs d'herbe folle et jaune s'étendaient à perte de vue, entrecoupée par de vastes étendues désertiques de poussière, de terre et de boue. C'était là l'habitat des démons, qui creusaient dans la terre des galeries profondes dans lesquelles ils passaient les premières années de leur vie.

Luciole avait rencontré Lal à l'âge de
trois lunaisons*, lors de la cérémonie de l'accueil. Chaque lunaisons, les ombres allaient et venaient de plus en plus tôt, et les cérémonies de l'accueil se tenaient dès lors à la fin de la saison bourbeuse.

Lal était son démon, et elle était son Deux-pattes. Les relations marchent comme ça, tu donnes et tu reçois, tu appartiens et tu possèdes.

Luciole entra dans la plus grande case du village et déposa les résidus accrochés dans les poilécailles par terre. Ils étaient essentiels à la construction des cases.

Quand elle sortit, un sentiment étrange la saisit. Un frisson la parcourut. Elle parcourut le village d'un regard. Ses trois yeux se mirent à briller et elle s'effondra, presque au ralenti, puis sa tête toucha le sol et les ténèbres l'engloutirent.

***

Quand elle reprit ses esprit, une douleur innommable pulsait de son épaule ; des tremblements parcouraient tout son corps, et une assemblée de regards peinés la recouvraient.
Luciole tenta de se relever mais rien n'y fit, la souffrance était trop forte.
Une main tranquille vint appuyer sur ses épaules et la contraindre à rester allongée.

Des spasmes se mirent à l'emporter, pendant ce qui dura être de longues heures, ou peut-être même des jours ?
Dans un brouillard de douleur, elle se demanda soudain où était Lal.
Elle leva une main faible et désespérée, sa gorge était carbonisée, ses yeux en feu, mais pourquoi la douleur ne voulait elle pas s'arrêter ?

La guérisseuse prit sa main, tenta de sourire, mais on distinguait une peur muette derrière ses trois yeux verts.
Elle caressa de ses longs doigts le front de Luciole, doucement, apportant une fraîcheur bienvenue dans la moiteur étouffante de la case. D'après l'odeur, la nuit était tombée, mais les chants et les rires qui habitaient d'habitude le village semblaient avoir disparus.

La guérisseuse émit une série de sons, grattements, claquements de langue et de main, vibrations du palais et grondements, ce qui voulait dire à peu près : Ton épaule brûle, l'air est chargé de particules de feu, les démons sont touchés aussi, Giallo va mourir, son œil flambe rouge sang.

Cela voulait dire tout ça à la fois, sans doute un peu plus mais aussi un peu moins.

Luciole retomba dans des brumes de douleur et d'inconscience sous le yeux d'un Lal affolé et de la guérisseuse.
Quand elle le rouvrit quelques heures plus tard, une effervescence angoissée gagnait le camp. Les démons s'agitaient.

Une série de grognements de la part de la guérisseuse firent tout à coup trembler Luciole de peur. Giallo était mort. Son démon...

Elle comprenait tout à coup l'atmosphère mouvante du camp. Son démon devait entamer sa Fureur-chagrin.
La guérisseuse confirma sa théorie en ajoutant, de quelques claquements secs de palais :

- Il est devenu fou... il a détruit la pouponnière des Démonceaux et le toit de mon abris. Il faut qu'on l'accompagne aux gorges de la peine... Luciole, on va tous partir... personne ne pourra veiller sur toi et tu n'es pas en état de te déplacer...

Luciole ferma les yeux, anéantie. Elle s'était rendue une seule fois aux gorges de la peines, juste après avoir accueilli Lal. Le démon de l'ancien guérisseur était mort, et le survivant avait failli tuer un démonceau ; il ressemblait trop au défunt. La tribu s'était mise en marche pendant des jours et des jours avant d'arriver aux gorges de la peine. Durant le trajet, le guérisseur avait été enfermé dans une immense cage en bois, le bois sacré, celui du seul arbre poussant dans le marais. La cage devait être portée par tous les membres de la tribu, sauf les malades et les moins d'une lunaison, pour montrer la peine qu'ils ressentaient envers l'être à présent seul.

Les gorges étaient un enchaînement de canyon rouges, colorés d'ocre et sang. Au bout d'un temps plus ou moins long, le fou se jetait invariablement du haut de la plus haute falaise, devant la sculpture du Deux-Pattes et du Démon Enlacés.

La tribu laissait le Deux-Pattes ou le démon entrer dans sa phase la plus violente de Fureur-chagrin. Il détruisait alors tout ce qui se trouvait à sa portée avant de se détruire lui-même, mais curieusement, jamais personne n'avait endommagé la statue.

Il y avait autant de tribu de Deux-Pattes et de démons que d'étoiles dans le ciel, du moins selon la légende. Mais personne n'avait jamais rencontré une autre tribu aux gorges de la peine. C'était pour le mieux, par ailleurs. Que pouvait faire ensemble deux fous en Fureur-chagrin, à part s'entretuer ?

La guérisseuse s'affairait dans son coin.
Elle se tourna finalement vers Luciole, un larme perlant au coin de son œil du milieu.
D'un claquement de langue et d'une frappe de sa main, elle annonça :

- Je suis désolée, on doit partir... J'espère qu'à notre retour tu seras libéré de ton feu. Pense à Lal...

Dans un sanglot, Luciole leva la main, se frappa le torse et émis un son qui faisait un peu poc poc toc clic bam, ce qui voulait dire à peu près ; je ne veux pas mourir... pourquoi personne ne peux rester avec moi ?

La guérisseuse répondit avec beaucoup de douceur, mais aussi une fermeté non-dissimulée, que tout le monde devait partir pour le bien de la tribu. Personne ne pourrait rester à veiller sur un malade alors qu'un membre de la tribu se mourrait de Fureur-chagrin, et elle était impossible à transporter.

D'un geste, elle désigna de ses trois doigts un empilement de rations et d'eau tout près de la tête de Luciole, ce qui lui devait permettre de tenir les quelques jours que la tribu mettrait pur aller et revenir des gorges de la peine.

D'un dernier geste d'au revoir - peut-être même d'adieu, songea Luciole - elle sortit de la case et la tribu s'élança. Sans elle. Cette pensée amère fit vite interrompue par la douleur qui pulsait de son épaule. D'une grimace, elle décala légèrement sa tête pour apercevoir ce qui la tourmentait tant.

Une tout petite tache rouge, qui luisait faiblement dans la pénombre, un peu comme une braise. Une tache rouge dont se dégageait un léger filet de fumée.

Lal se rapprocha d'elle, frottant doucement ses poilécailles contre le pousse bleues qu'elle avait sur sa tête. Ce geste lui procura un peu de réconfort, mais il fut rapidement remplacé par la tâche qui lui brûla tout à coup. La douleur vive reflua, laissant place à une gêne, une lourdeur dans l'épaule si horrible qu!elle en perdit son souffle. Et cela alternait pendant des heures, des pointes de douleurs atroces qui la laissaient en larmes, mais qui disparaissaient très vite, à des gênes lourdes et douloureuses.

Lal se pressait contre le corps de Luciole. Il émettait de nombreux gémissements et claquements de dents, des larmes coulaient de ses joues... quelques fois il se levait et sortait, dans l'espoir d'un membre de la tribu revenant au galop...





SAVOIRS DU MONDE-JAUNE

Une lunaison équivaut à 2 ans sur la terre.

Les Deux-Pattes et les démons partagent une connexion par l'esprit. Lorsque l'un des deux meurt, l'autre devient fou et doit se rendre aux gorges de la peine, accompagné par la tribu entière pour le canaliser, afin de mourir de chagrin.

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