rose rouge

Nous sommes le matin du vingt-quatre décembre. Quand je me lève ce matin, je me douche, j'enfile mon uniforme, je glisse mes couteaux dans les poches intérieures, je vérifie que je n'ai pas de messages du Professeur ou des enseignants, je mange à une autre table que celle d'Owen, et la première fois où on se voit est aux entraînements au combat.

— Partant pour une revanche ? Je demande, content de le voir pour la première fois de la journée.
— Toujours.

On se retient tous les deux de sourire et quand je ne m'y attends pas il me donne un coup dans le genoux, assez fort pour me déstabiliser mais pas assez pour me faire mal.

— Quel connard, je siffle avant de lui administrer un coup dans les côtes.
— Et c'est toi qui dit ça ?!

On continue à se battre jusqu'à tomber de fatigue. Quand on a plus la force de lever un seul doigt l'un sur l'autre, je m'allonge sur le sol du terrain, parmi le synthétique et les cailloux qui picotent le dos. J'imagine ce que ça me fera de voir le monde extérieur. Les avions, les trains, la mer, tous les immeubles. Ce n'est pas comme si je n'avais jamais rêvé du monde extérieur, mais maintenant que je connais quelqu'un qui y est déjà allé, qui sait à quoi il ressemble, qui sait qu'il existe, qui peut me confirmer que c'est bien la réalité...

C'est irrationnel, mais une partie de moi n'y a jamais vraiment cru, à ce monde dans lequel les gens se déplaçaient en engins roulant sur quatre roues, ou on voyait les arcs-en-ciel filtrer à travers les nuages, où de la lumière explosait dans les airs de temps en temps. Où certains immeubles étaient tellement hauts qu'on aurait dit qu'ils touchaient le ciel. C'est dangereux, d'espérer autant, mais maintenant que j'ai commencé, je ne sais pas si j'arriverai à m'arrêter.

C'est un peu ce qui m'a donné du courage, ces derniers jours. Me dire que, bientôt, on sera sortis, et je pourrai voir tout ça. Vu comment notre premier plan avait capoté, je ne sais pas si celui-là fonctionnera mieux, mais on peut toujours rêver.

Je me relève à l'aide de mes coudes et je jette un regard à mon camarade. On hoche la tête et on se sépare, parce qu'on ne peut pas faire plus.

J'aimerais faire tellement plus.

Ce midi là, je mange à nouveau seul à ma table. Quand je dois me rendre chez le Professeur, je suis plus nerveux que d'habitude. En me levant avec mon plateau, je vois Owen me regarder, de sa table, me lancer un sourire encourageant. J'essaie de lui rendre, mais je suis juste terrifié.

Je sais que toute la confiance que le Professeur avait placé en moi s'est évaporée à l'instant où j'ai tenté de le tuer, mais je sais aussi que si jamais j'arrive à assez bien le baratiner, je peux réussir à le faire changer d'avis sur les choses. Il faut juste que j'aie l'air assez effrayé mais pas trop, qu'il ait l'impression que je culpabilise, que je regrette. Il lui faut une preuve que je ne cherche plus à contourner ses ordres. À le contourner lui. Que je me mette dans la place de la victime, et pas du coupable. Il me suffit juste de mentir assez bien.

Je toque trois coups, comme d'habitude. Il m'ouvre presque immédiatement, referme la porte derrière moi, et je baisse la tête sur mes chaussures.

— Sidney, dit-il.

Je n'ai pas la force de lui dire de m'appeler Sid.

— J'espère que cette idée de tenter de me tuer t'es passée, réplique-t-il froidement.

Je me mords la lèvre, mimant le remord.

— Je suis vraiment désolé pour ça, Professeur, si vous saviez...
— Avant que l’on ne commence avec le rapport, j'aimerais que tu me racontes comment tout ça vous est venu à l'idée.

J'essaie de m'inventer une version qui me mettrais dans la position de la victime sans pour autant porter trop préjudice à Owen. Je me frotte les yeux, comme si je chassais des larmes imaginaires. Je fais tout pour que mon épuisement de ces derniers jours se retranscrive sur mon visage.

— Quand j'ai tenté de le tuer, il y a quelques mois... Je n'ai pas réussi. Il bloquait tous mes mouvements. Je me suis rendu compte que je ne pouvais rien faire contre lui. Alors, je lui ai proposé une alliance. J'étais désespéré, et j'espérais le persuader de m'épargner en lui faisant croire que je voulais être de son côté. Il me parlait de ce plan qu'il élaborait, pour sortir d'ici, et m'a proposé de venir avec lui, si je voulais tant m'allier avec lui. Je prévoyais de lui tourner le dos et faire capoter son plan à la toute dernière minute, en le poignardant de derrière, mais les surveillants sont arrivés et je n'ai pas eu besoin de le faire. Malheureusement, je dois repenser à un plan entier pour le tuer.

Je soupire, comme si l'idée de repenser un plan entièrement me fatiguait.

Je guette la réaction du Professeur craignant qu'il ne croit pas à mon histoire. Je pense très fort à il y a quelques jours, sous la pluie, à Axel, aux mots d'Owen après qu'on se soit disputés, et j'arrive à faire monter les larmes. J'espère que ce sera plus crédible de cette manière. Le Prof' sait que je ne pleure jamais. Peut-être qu'il pensera qu'ainsi cette histoire aura fait craquer mes derniers nerfs.

Il soupire, se lève de son bureau, et fait tout ce à quoi je ne m'attendais pas : il me prend dans ses bras et m'enlace, tellement fort que je sens mes os craquer. Quand il se reprend, il se racle la gorge, et dit :

— Je suis désolé d'avoir mis toute cette charge mentale sur toi, je me doute que ces dernières années ont dû être très difficiles pour toi, et que c'est en train de te faire craquer mentalement. Je suis désolé de ne pas pouvoir te retirer toute cette charge, et aussi d'avoir cru un seul instant que celui que je considère comme mon propre enfant pourrait se retourner contre moi. Malheureusement, tu ne peux pas te permettre d'éviter cette charge. Il faut absolument que tous les deux nous trouvions un moyen pour que tu tues ce garçon. Il est ta cible, et tout cela ne marche pas si tu tues quelqu'un d'autre que ta cible. Si j'avais pu, je t'aurais assigné quelqu'un d'autre, mais malheureusement les cibles sont assignées aléatoirement, c'est ça qui rend ce jeu malheureux. Il faut être le meilleur pour être sûr d'avoir le dessus. Rencontrer quelqu'un de ton niveau... Ça doit être bien compliqué.

Je serre les dents. Quel menteur. Évidemment, qu'il l'a fait exprès. Il veut nous éliminer. Mais l'espace d'un instant, je me laisse happer dans ses mots réconfortants. Le seul parent que j'ai jamais eu. Mes parents qui m'ont laissé quand j'avais trois ans, qui n'ont jamais cherché à me récupérer, jamais cherché à m'appeler. Qui n'auraient sans doute pas accepté de récupérer Axel s'il avait échoué à l'Examen. Et cet homme qui s'occupe de moi depuis mon arrivée... C'est dur, de croire qu'il pourrait chercher volontairement à me détruire, alors que parfois, je semble si important pour lui. Mais je ne dois pas me laisser avoir.

Pourtant, je m'accorde cinq minutes de répit, parmi le chaos de ces derniers mois, où je redeviens l'enfant que j'étais quand j'avais sept ans. Je redeviens le gosse qui souriait de bout en bout quand le Prof' lui disait qu'il était fier de lui pour cette nouvelle technique qu'il avait appris. J'avais toujours été si entouré, et pourtant j'avais l'impression de ne pas l'être. Même mon grand frère n'avait jamais pris un instant pour me dire qu'il était fier de moi et qu'il m'aimait, pas avant sa mort.

Je finis éventuellement par me reprendre, et je hoche la tête.

— Oui, j'aimerais beaucoup avoir vos conseils. Je suis en train de me rendre compte que tout mon entrainement de ces dernières années ne suffit pas. J'ai tant travaillé, et pourtant j'ai toujours besoin d'aide.
— L'horrible ultimatum de la condition humaine. L'attachement ne mène qu'au malheur, mais sans personne pour nous aider, il n'en réside que la mort. On peut se voiler la face tant qu'on veut, il est impossible de vivre une vie sans aimer personne.

Le Professeur soupire.

— Viens, Sid. Nous allons bosser ça ensemble. Tu es ma plus grande fierté, tu le sais, ça ?

Je hoche la tête. Mes yeux se remplissent à nouveau de larmes, mais cette fois ce n'est pas forcé.

— Oui, je sais.

C'est le plus douloureux. Je suis au courant. Je suis au courant que je suis sa plus grande fierté, et pourtant je vais bientôt devenir sa plus grande déception.

***

Je rate les cours pour passer l'après-midi dans le bureau du Professeur, à préparer une espèce de tactique perchée pour faire tomber Owen alors que je sais très bien que je n'aurai jamais le courage de la mettre en pratique. En retournant dans ma chambre je suis lessivé, et je me rends compte que ça fait plusieurs semaines que je ne me suis pas rendu aux rendez-vous hebdomadaires de la Gazette du Pavillon. Je n'arrive même plus à soutenir leurs regards, depuis la mort de Rose. Je ne suis pas allé à son enterrement.

Je ne viens pas manger le soir, je n'ai pas faim. Je suis trop nerveux pour le lendemain. Et peut-être que j'espère que quelqu'un vienne me voir. Qu'il vienne me voir.

Ce que j'espérais finit par arriver un peu après vingt-trois heures, quand le couvre-feu est passé, que la nuit s'est couchée et qu'il n'y a plus aucun risque qu'on nous chope parce que les surveillants sont à l'autre bout du couloir.

Je vois ma porte s'ouvrir et Owen apparaît devant moi, dans son débardeur noir habituel, ses lames toujours coincées dans sa ceinture, son même pantalon cargo, ses mêmes boucles d'oreilles et ses mêmes gants noirs. Il ressemble exactement à ce à quoi il ressemble habituellement, mais je le trouve tellement beau que ça me donne envie de vomir.

— T'as quand même pas cru que j'allais pas passer te voir alors que le grand jour c'est demain ? Me demande-t-il en souriant. Et qu'en plus c'est Noël.

Le garçon se laisse lourdement tomber sur mon lit et je me décale un peu pour lui faire de la place.

— On sait jamais, avec toi.
— Tu m'as pris un cadeau ? Demande-t-il, changeant de sujet.
— Ah mince, j'ai oublié, je feinte, mais mon sourire me trahit.
— Tiens, réplique Owen, si t'as oublié, alors peut-être que je devrais garder mon cadeau pour une autre fois...

Je lève les yeux au ciel et proteste :

— Mais non, mais non, j'ai pas oublié. Montre !

Il se marre mais finit par sortir de son sac à dos un exemplaire de Frankenstein. Il est rempli de post it, et en le prenant dans mes mains pour l'examiner, je vois qu'il est annoté de partout. Des phrases sont soulignées, d'autres surlignées, il y a des écritures en lettres majuscules et plein de points d'exclamation. Je tourne la première page, et je vois une dédicace écrite au stylo bille bleu.

Pour le Frankenstein de ma créature,
Merci d'avoir sauvé le début de mon année de terminale. Dis-moi ce que t'en penses quand t'as fini !
<3
Ton Owen

Je lève les yeux du livre pour le regarder.

— Tu me donnes ton exemplaire de Frankenstein..?

Il hoche la tête vigoureusement et je pense que je n'ai jamais autant eu envie d'enlacer quelqu'un de toute ma vie.

— Merci beaucoup, Owen.
— De rien. Allez, donne-moi ton cadeau.

Je roule des yeux.

— Sois patient.

Je vais chercher dans le tiroir de mon bureau et j'en ressors un dessin de nous deux que j'ai fait. Je n'ai pas vraiment d'argent, et je ne savais pas quoi faire d'autre, alors c'est juste nous deux, pendant les entraînements, en tenue, et il y a un cadre, et des petits dessins arc-en-ciel partout sur le cadre. J'ai un peu honte, parce que ça fait vraiment bébé, mais l'intention est là.

— Comme ça tu auras quelque chose avec quoi décorer ta chambre à New York... Je marmonne.

Il prend le dessin dans ses mains et le dévisage comme si c'était la huitième merveille du monde.

— Est-ce que quelqu'un t'a déjà dit que tu dessinais vraiment bien ? Me demande-t-il.
— Il faut bien faire des plans des meilleures techniques de combat pour les réussir de la manière la plus efficace...
— Tu sais vraiment pas prendre un compliment, Sid.

Je détourne les yeux.

— C'est si évident que ça ?

Il pose le dessin sur mon bureau avant de s'allonger sur mon lit et enfouir la tête dans mon oreiller.

— Plus qu'évident même, je dirais que ça crève les yeux.

Je lui enfonce la tête dans mon oreiller en guise de vengeance, puis je m'allonge à côté de lui. On est en face l'un de l'autre, et je vois tous les détails de ses yeux bleus limpides. Ils sont vraiment magnifiques. Est-ce que quelqu'un lui a déjà dit ça ?

— Tes yeux sont magnifiques, je laisse échapper.
— J'adore tes taches de rousseur, réplique-t-il.
— Tu déconnes ! Je m'exclame. Je les ai toujours trouvées hideuses.
— C'est la partie physique que je préfère chez toi.

J'essaie de garder ma respiration régulière, mais je sens que je suis en train de perdre le fil de mes pensées.  Owen saisit mes doigts et m'embrasse les phalanges. Je me sens frissonner. Ses lèvres sont douces.

— J'aime quand tu regardes les gens mal, je dis.
— Même toi ?
— À ton avis ?

On rit tous les deux.

— J'aime quand tu parles aux gosses plus jeunes comme si t'étais mille fois supérieur à eux.
— Parce que je le suis.
— Prends pas la grosse tête.
— Tu m'as pas contredit.

Il pouffe.

— Tu l'es.

Je ne sais pas pourquoi, mais je relance.

— J'aime quand tu dis quelque chose de vraiment intelligent et que je n'arrive pas à trouver quelque chose à répliquer.
— J'aime quand tu mens tellement bien que si je ne savais pas que tu mentais je n'arriverais pas à le deviner.
— J'aime quand tu me parles de toi.
— J'aime quand tu retournes mes propres tactiques de combat contre moi.
— J'aime quand tu m'apprends des tactiques de combat.
— J'aime la couleur de tes cheveux.
— J'aime les cicatrices sur ton corps. Elles te rendent réel.
— J'aime quand tu les touches sans avoir l'air dégouté.

Je sens trois mots me coller à la langue, et je n'arrive plus à ouvrir la bouche, parce que j'ai trop peur qu'ils sortent. Si ça arrive, il n'y aura plus de retour en arrière. Ce que je fais à la place, c'est que je prends la main d'Owen, et je la mets sur mon cœur, qui est en train de courir un marathon.

— Regarde, je murmure. Il bat tellement vite.

Il fait pareil avec le sien. Je sens son torse sous ma main, et son cœur qui bat aussi vite que le mien. Je lève les yeux vers lui.

— Tu penses toujours que tu pourrais être n'importe qui ?

Il lève aussi les yeux vers moi. On entrelace nos jambes, sans se concerter au préalable.

— Si j'arrêtais de le penser, je serais tellement heureux que ça me porterait préjudice.

Je lui embrasse le sommet de la tête, comme s'il était un enfant.

— C'est tout ce que je souhaite.

Il m'attrape par la taille et enfouit son visage dans mon épaule. Je crois qu'on s'endort comme ça, emmêlés l'un dans l'autre. Je pense que j'aimerais qu'il n'y ait jamais de lendemain.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top