primevère

— Bon, toujours pas d'idée ?

Je suis allongé sur sur mon lit avec Owen, et ça fait depuis une heure qu'on cherche des idées, comme la plupart du temps depuis presque deux semaines.

— Pas vraiment, me répond-il, mais il y a quelque chose qu'on doit faire pour que ça soit pas trop suspect.
— Quoi ? Je demande.
— Il faut vraiment que je continue de t'envoyer des menaces de morts et tout, pour qu'on pense pas qu'on a décidé de passer une alliance, même si c'est le cas.
— Ok, pas de problème. Juste, pas des trucs trop chiants à nettoyer, par pitié. Les insectes étaient vraiment trop saoulants à nettoyer.
— Je sais ! Je suis sympa, j'ai pas recommencé.

Je ris. On est déjà presque en décembre, le temps passe vite. Tout le monde passe ses Noël au Pavillon, exactement comme le reste de l'année, et le Professeur nous offre ce dont on a envie. En général, c'est mon jour préféré de l'année. C'est peut-être même le seul jour où je m'autorise à relâcher la pression, où je redeviens moi-même. Celui où je peux rire avec Ethan, Tom, Ellie, Rose et Oliver comme si de rien était. Mais maintenant, tout est tellement différent.

Rose et Oliver ne sont plus là, et je n'ai même pas eu le temps de leur dire au revoir. Ça me semblait tellement dérisoire, avant qu'ils ne s'en aillent, d'être ami avec eux, mais peut-être que si je l'avais été, ils seraient partis en sachant qu'ils comptaient pour moi, avant. Et que ça serait peut-être toujours un peu le cas. Cette année, je ne peux pas me reposer à Noël, comme chaque année. C'est bien trop stressant. Peut-être qu'ils s'attaqueront à Ellie, ou Tom. Ou Ethan. Ou...

Mon regard dérive vers le garçon à ma droite.

Je ne supporterais pas ça.

— Dis... Commence Owen, me sortant de mes pensées.
— Quoi ?
— J'ai fait le malin à ce moment là, mais est-ce que tu m'aurais vraiment buté, si je ne t'en avais pas empêché ?

Je soupire.

— J'en sais rien. J'aime me dire que oui...

Il détourne les yeux.

— ... Mais je ne sais pas si c'est vrai.

On se regarde l'un en face de l'autre.

— Sur ce coup, il va falloir qu'on soit plus intelligents que ça. Que lui. Il a tout prévu depuis le début. On doit changer ça.
— Comment ? Je demande.
— Faut s'attaquer au cœur du problème. S'il n'est plus là, tout le Pavillon tombe à l'eau. C'est lui qui dirige, ici.
— Tu sous entends qu'il...
— Faudrait qu'on le tue ? Oui, exactement.
— Mais on y arrivera jamais !

Il secoue la tête.

— On peut. À nous deux, on est plus fort que lui, c'est pour ça que ça le terrifie autant, qu'on soit tous les deux en vie à la fin de notre année de terminale. Et il a peur qu'on se retourne contre lui. C'est pour ça que c'est exactement ce qu'on va faire.
— Tu penses sérieusement qu'on est à la hauteur pour un meurtre de cette envergure ?
— Rappelle-moi, t'as tué combien de personnes avant ?
— Je tiens pas une liste !
— Environ.

Je tente de me rappeler mentalement, mais il y en a tellement que tout est flou. J'arrive quand même à un chiffre approximatif.

— Plus ou moins quatre vingt.
— Une quinzaine, mais c'était des gros morceaux. Et tu penses sérieusement que comme ça, nous deux, avec tellement d'expérience derrière nous, on ne peut pas tuer un vieux de cinquante ans qui laisse faire tout le sale boulot à son fils adoptif de dix-sept ans ?
— C'est vrai que vu comme ça...

Owen attrape un crayon sur mon bureau et fouille dans mon sac pour en sortir mon cahier de brouillon. Il s'adosse contre le mur attenant à mon lit et se met à gribouiller dessus. Je me recule pour voir ce qu'il écrit.

— Donc, il y a quelques trucs à faire pour garder les apparences, en plus de continuer les menaces. Il y a des caméras de surveillance dans tous les grands endroits du Pavillon, on est d'accord ?

Je hoche la tête.

— Dans le réfectoire, je dis en comptant sur mes doigts, la salle de repos, presque toutes les salles de classes. Il n'y en a pas dans les couloirs, la cour, les chambres et la salle de bain. Pas non plus dans les salles abandonnées où on est allés la dernière fois.
— OK. Donc dans toutes ses pièces, pas un seul mot de travers. On fait comme si on était toujours remplis d'hypocrisie l'un envers l'autre. Aux entraînements, on continue de faire comme si on voulait juste faire du mal à l'autre, mais on ne le fait pas, on l'aide à s'améliorer.
— Pas besoin que tu te ménages pour moi, j'éviterais quand même à coup sûr.
— Ouais, c'est ça. Besoin d'un coup d'aide pour dégonfler tes chevilles qui sont passées en mode hélium ?

Je me marre. Ça fait du bien, de pouvoir être naturel avec quelqu'un. D'être moi.

— Ça va aller, merci. Quoi d'autre ?
— Le Prof va sans doute vouloir que tu continues tes rapports quotidiens, et en plus de ça, il voudra sans doute savoir ce qui t'as empêché de me tuer l'autre soir. Mens-lui.
— Je dis quoi ?
— Improvise. Tu sais faire. Je t'ai vu à l'action.
— Comme...?
— Tout le temps. Je ne pense pas qu'une seule chose que tu m'ai dite depuis le moment où on s'est rencontrés soit vraie.

Je me mords la lèvre. Cramé.

— Je dois bien avouer que... Ouais, j'ai pas dis grand-chose de vrai.
— Et ça... (Il nous désigne à tour de rôle et je fronce les sourcils.) Est-ce que c'était vrai ?
— Je capte pas, Owen, je dis en me retenant de rire.
— C'est gênant de me le faire dire ! S'exclame-t-il en baissant la tête.

Le voir gêné, c'est vraiment drôle, alors j'éclate de rire.

— Va falloir être plus précis.

Il tourne la tête vers moi.

— Est-ce que t'aimes vraiment les mecs ?

Je ne m'y attendais pas vraiment, mais je crois que c'est la seule information qui n'est pas personnelle que j'ai dis à Owen. Sachant que toutes les autres que j'ai dis sont des mensonges.

Je ne devrais pas répondre ce que je réponds, mais je le fais quand même.

— Pourquoi ça t'intéresses ?

Il se mord la lèvre.

— Comme ça. Vu que je suis bi. Je voulais m'assurer que tu te foutais pas de ma gueule, et que t'es pas secrètement homophobe, ou je ne sais quoi.

Je ne sais pas à quoi je m'attendais, mais je suis un peu déçu. Un petit peu. Je balaie ça d'un revers de la main.

— Je sais pas trop. En terme de physique, les mecs m'attirent plus, on va dire, mais je n'ai jamais été amoureux, donc je n'en sais rien, en fait.
— En dix-sept ans sur terre ?
— Quand t'es un tueur en série, pas vraiment.

On se regarde en souriant bêtement, et je suis obligé de secouer la tête pour me reprendre.

— Et toi ? Vu comment tu réagis, j'assume qu'il y a déjà eu quelqu'un.
— Tu assumes mal, réplique-t-il. Moi non plus, c'est pas vraiment comme si j'avais le temps. Mais bon, vu que je vois tout le monde ici sortir avec tout le monde, je me dis que c'est peut-être normal à notre âge, et que le temps n'y change pas grand chose. J'veux dire, Rose et Ellie, Tom et Ethan...
— Attends, attends, je l'arrête en levant la main. Comment ça, Tom et Ethan ?

Il me regarde comme si j'étais la personne la plus bête qu'il ait vu cette semaine.

— C'est tellement évident qu'ils sont ensemble que je me demande comment t'as fait pour pas remarquer, alors que tu les connais depuis quatorze ans !

C'est vrai qu'en y réfléchissant, je me rappelle de toutes les fois où ils se charrient, où ils se donnent de petites bourrades, où ils se sourient, et c'est soudain beaucoup plus clair. Sachant que Tom, qui est connu pour être un vrai charo, n'est pas sorti avec quelqu'un depuis un moment déjà. Si j'ai réussi à être aveugle à ce propos, alors pour combien d'autres choses est-ce que je suis aveugle ? Qu'est-ce qui se passe devant mes yeux et dont je ne me rend pas compte ?

— C'est vrai, c'est tellement logique, je murmure, les yeux dans le vague.

La sonnerie de mon téléphone me sort de ma rêverie. Je le regarde pendant quelques secondes, sans aucune envie de décrocher.

— Tu devrais répondre, suggère Owen. J'dis ça pour toi, après, tu fais ce que tu veux.

Je soupire et tend le bras pour attraper le téléphone. Le Professeur.

Évidemment.

— Allô ?
— Allô Sidney. C'est le Professeur.
— Je sais.

Mon camarade me fait signe de monter le son et je mets sur le haut parleur.

— Alors, ça avance, avec ta cible ?
— Vous ne pensez pas que les téléphones sont sur écoute ? Je demande, changeant de sujet. C'est l'Examen après tout, et tout le monde sait que je suis proche de l'organisateur. Il ne faudrait pas plutôt se voir en personne ?

Il y a une pause. Puis il reprend :

— Oui, tu as raison. Et si tu venais dans mon bureau ?
— Maintenant ?
— Oui. À moins que tu n'ai autre chose de prévu...

J'échange un regard avec Owen. C'est une menace, lui aussi le sait.

— Non, je suis libre. J'étais en train de réviser mes cours. J'arrive dans quelques minutes.
— Très bien. Je t'attends avec impatience.

Il raccroche et je me laisse tomber en arrière sur mon lit.

— C'est reparti pour les mensonges, on dirait, je marmonne.
— Comme si tu n'avais pas fait ça toute ta vie, réplique l'autre garçon de la pièce d'un air amusé. Un de plus ou un de moins...

Je le fusille du regard.

— Ne parle pas comme si tu me connaissais.
— Je ne te connais pas ?

Son regard me brûle, alors je détourne les yeux. Je me relève et frotte mon pantalon.

— Je vais y aller. Tu ferais mieux de retourner dans ta chambre avant qu'on se fasse choper.
— Ouais.

Il se relève lui aussi. Alors qu'il s'apprête à passer le cadran de ma porte, il me jette un dernier regard. Je sens qu'il a envie de me dire quelque chose, mais il ravale ses mots et sort de ma chambre.

***

— Bon, tu n'as toujours pas trouvé le temps de coincer Owen pour le tuer ? Demande le Professeur sans détour quand j'entre dans son bureau.

Pour bien lui montrer que son petit jeu ne me fait pas peur, je prends le temps d'aller m'asseoir sur la chaise devant lui et de croiser les jambes sur son bureau. Il roule des yeux, agacé.

— Je crois que vous ne vous rendez pas bien compte de la difficulté de l'exercice, Professeur, je réplique avec toute la confiance en moi que je peux rassembler. J'ai enfin compris, grâce à votre aide, que ce garçon n'était pas une mince affaire à faire tomber. Il ne dit presque rien sur lui-même, et ma tentative de l'autre jour n'a pas fonctionné.
— Tu ne m'as toujours pas dit ce qui avait dérapé.
— Il n'y a rien de plus que ce que j'ai dit. J'ai tenté de le coincer dans une des pièces du bâtiment, mais quelqu'un a débarqué, et un meurtre ici n'est légal que s'il est bien dissimulé. Je ne compte pas vraiment me faire renvoyer chez mes parents si tôt dans l'année. Alors, je prends le temps d'élaborer un plan plus intelligent.

Mon père adoptif tapote des doigts sur la table, marmonnant dans sa barbe.

— Sidney, j'ai vraiment besoin que tu te dépêches.

Je me lève du fauteuil et part me balader dans la pièce, ouvrant et fermant les livres comme si c'était chez moi. Dans un sens, c'est chez moi, ici. C'est l'endroit où j'ai passé la plupart de mes pauses depuis que j'ai treize ans, c'est l'endroit où je me retrouve plusieurs fois par semaine, où je prends du thé, et le seul endroit où je peux profiter d'une discussion d'égal à égal avec quelqu'un. Le seul ami que j'ai eu depuis des années. Mais je ne lui ai jamais fait confiance. En tout cas, plus après ce qui est arrivé à Axel. Il est intelligent, il le sait. C'est pour ça qu'il veut autant me garder sous son coude, qu'il a tellement peur que je lui échappe. Owen n'était que le déclic qu'il manquait.

Je hausse un sourcil.

— Expliquez-moi pourquoi c'est aussi important que je le tue rapidement. Vous savez très bien que je veux m'amuser avant de tuer mes proies. J'ai toute l'année pour le tuer, alors pourquoi est-ce que vous ressentez le besoin de me presser autant ?

Je lui envoie un regard qui veut tout dire. Le sien s'assombrit. Il prend une gorgée de son café, puis il répond, avec méfiance :

— N'est-ce pas ce que tu as toujours voulu, Sidney ? Partir du Pavillon dès que possible ?

Je décide de jouer la carte qui je sais fonctionnera le mieux.

— Professeur, j'ai ma seule et unique famille, ici. Il me faut un peu de temps pour me faire à l'idée que je ne la reverrai plus jamais, une fois sorti d'ici.

Le regard de mon mentor s'adoucit, et j'expire intérieurement. Garder un masque en permanence devient dur, même pour quelqu'un de qui c'est la nature entière. Mais je tiens le coup. Je dois tenir le coup.

— Tu sais, Sidney, je te l'ai toujours répété. Tu ne dois pas avoir d'attaches. Ça inclue les enfants du Pavillon, et ça m'inclue aussi. Je te suis reconnaissant de me faire confiance, mais l'affection que tu me portes ne doit pas entraver tes objectifs.

Tu dis ça parce que c'est exactement comme ça que tu me voit. Quelqu'un pour qui tu as de l'affection, mais qui est une entrave à tes objectifs.

— Ne vous inquiétez pas. J'essaie de me ressaisir.
— Très bien.

Son regard pèse sur moi comme du plomb. Il reprend la parole avant que j'ai pu ouvrir la bouche :

— Je vais t'accorder un délai, Sidney, mais c'est bien parce que tu es mon élève préféré, et que tu es comme un fils pour moi. Tu as un mois pour tuer Owen Carter. Si tu n'y arrives pas, je serai au regret de te dire que tu seras renvoyé chez tes parents. Je ne peux pas avoir parmi mon réseau d'assassins des gens dont le potentiel est muselé par leurs proches. Le tien est phénoménal, gamin. Tu dois en prendre possession.

Ouais, en gros tu veux des machines de guerre. On avait compris, ça.

Pour lui, nous sommes des objets.

Mais je ne peux pas ignorer qu'au fond de moi, j'ai presque envie de le laisser m'utiliser. Il est tout ce que j'ai. Depuis Axel, je n'ai plus rien eu. Et maintenant, Rose est morte. Autour de moi, je n'ai plus personne. Si jamais je le perds, je me retrouverai sans rien. Je suis presque tenté de me soumettre à son plan, de l'écouter, de ne pas tenter de me rebeller.

Puis je revois Owen, dans mon esprit, son sourire moqueur, sa tête quand il était déguisé en monstre de Frankenstein à la fête d'Halloween, la sensation de nos bras qui se touchent quand je lis ce qu'il fait par dessus son épaule. Et soudain, je ne me sens plus si seul, finalement.

— Aucun risque, je réplique, en espérant que mon mensonge ne transparaisse pas trop. Vous savez que je ne ressens plus rien.

Il me regarde comme s'il y croyait, mais lui aussi est un très bon acteur.

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