marguerite

J'ai fini par m'endormir dans le même lit qu'Owen et, à en juger par la présente situation, c'était pas l'idée la plus brillante que j'ai eu dans ma vie. C'est à dire que les enseignants se tiennent devant un Sidney et un Owen à moitié endormis, alors qu'on n'est pas censés ne serait-ce qu'aller dans les chambres des autres.

Je suis donc réveillé par deux surveillants qui arrivent dans la chambre d'Owen. Je lui décroche un coup dans les côtes qui le réveille immédiatement. J'ai dormi habillé, je sens la lame des couteaux que j'ai l'habitude de dissimuler sur moi se presser contre mes cuisses et mes hanches.

- Règlement intérieur, partie quatre, petit b, récite un des surveillants. "Les élèves ne devront pas se rendre dans les chambres d'autres élèves, à part si autorisation explicite du Professeur. Pouvons-nous avoir votre autorisation ?

Je me redresse, aux aguets.

- Nan. On en a pas.
- Alors vous allez devoir être exclu du pensionnat pour non-respect des règles intérieures. Vous retournez expressément chez vos parents. C'est la sanction réservée aux élèves de terminale qui ne respectent pas le règlement.

J'échange un regard d'effroi avec Owen. Il a l'air tout aussi terrifié que moi, si ce n'est plus.
Je ne laisserai pas ça arriver. Je me lève et vais me planter devant les surveillants.

- Non, on va pas être exclus, non.
- C'est le règlement.

J'échange un regard avec mon pote.

- J'emmerde le règlement.

Plus vite que l'éclair, je me faufile derrière un des surveillants et je lui met un coup dans la nuque. Il tombe tout net. Le deuxième tente de m'arrêter, mais Owen lui fait une clé de bras, et je m'occupe de lui éclater la tête contre le sol. Du sang gicle. Je soupire.

- Je crois qu'il est mort, commente Owen.
- Je crois aussi. Faut qu'on se dépêche de s'occuper du premier.

Mon camarade tire une des lames de sa ceinture et l'enfonce pile poil dans le cœur du surveillant, pendant que je le retiens pour être sûr qu'il ne se réveille pas pendant le processus.

Une fois tout ça fait, on s'assied sur le lit d'Owen et on se regarde en silence.

- On cache les corps où ? Demande-t-il.
- Une des salles abandonnées dans lesquelles on était allés le mois dernier, je réponds. Et ensuite il faudra qu'on nettoie par terre. T'as des mouchoirs ?

Il hoche la tête.

- Comment on va faire pour les amener là-bas sans se faire remarquer par qui que ce soit ?
- On les cache dans ton placard et on nettoie un peu. On ira cacher les corps là-bas ce soir.

On s'active sans dire un mot. Quand on a finit, je dis :

- Je ferais mieux de retourner dans ma chambre.
- Tu ferais mieux, effectivement.

Je ne sens pas de froideur particulière dans sa voix, mais ses mots me font l'effet d'une massue. J'ai envie de lui demander s'il est fâché contre moi. S'il m'en veut d'être resté dormir avec lui cette nuit, et d'avoir causé tout ça, s'il m'en veut de m'être laissé aller hier soir. S'il m'en veut de ne pas réussir à me tuer.

Mais ce n'est pas moi, ce n'est pas mon genre. Quand on s'appelle Sidney et qu'on est le meilleur tueur en série du Pavillon, à la place de se placer dans la position de la victime, de capituler, de demander si on a fait quelque chose de mal, on se retire sans broncher. Et c'est exactement ce que je fais.

Je retourne dans ma chambre, je me lave les mains. Je repense à mes empreintes digitales sur les corps. Le point positif, c'est que cette école est fidèle à sa devise : si on ne se fait pas prendre, on peut s'en sortir avec n'importe quel meurtre. Il n'y a jamais d'enquête, ce genre de trucs. Et heureusement, parce que sinon, on a été tellement imprudents et impulsifs qu'on a laissé nos empreintes partout sur les victimes. Je soupire, et décidé d'aller faire mon rapport quotidien au Professeur. Je n'ai pas de classes, ce matin. Et je suis en retard de plusieurs jours dans mes rapports.

Je me rends dans son bureau, je toque trois fois, comme d'habitude, afin qu'il sache que c'est moi, et il m'ouvre en m'offrant le sourire hypocrite qu'il m'offre à chaque fois. Ça me donne envie de me frapper la tête contre un mur, de m'en rendre compte seulement maintenant. J'aurais dû prendre conscience de tout ça plus tôt, au lieu de me laisser autant manipuler.

- Alors Sid, qu'est-ce qui explique ton retard dans ce rapport ?
- J'étais en train de peaufiner mes derniers plans, et réviser pour mes interros. Je ne dois pas délaisser les cours habituels uniquement parce que je suis à fond dans mon Examen.

Il paraît gober mon excuse.

- Alors, puisque tu as paufiné tes plans, raconte moi.

Il fronce les sourcils.

- D'ailleurs, tu n'as pas reçu d'attaques ? Car tu ne m'en parle jamais, mais c'est un peu inhabituel, aussi tard dans l'année.
- J'ai juste oublié de vous en parler, je rétorque, la langue sèche. En début d'année, comme je vous l'ai dis, j'avais eu les cafards et cette lettre étrange. Là, récemment, j'ai reçu des lettres de menace au feutre arc-en-ciel, un peu ridicules, et puis quelqu'un a renversé un pot entier de peinture dans ma chambre. Il y avait des piques, au milieu de la peinture qui m'empêchait de les voir. Ça n'a pas été une mince affaire.

Je tourne mon poignet pour montrer une griffure que je me suis fait en tombant récemment.

- Continue.
- Par ailleurs, je prévois de l'attaquer au moment où il s'y attendra le moins. Je sens que je suis proche de mon objectif.

Le Professeur se lève de sa table et vient me prendre par les épaules.

- Tu as tellement de potentiel, Sidney. Il faut juste que tu comprennes combien tu en as. Je sais que c'est difficile, de tuer tant de monde, et que tu es sans doute lassé de tout ça. Mais rappelle toi que c'est de ton futur dont il est question. Tu pourrais changer le monde.

C'est dur de ne pas se laisser happer par ses discours illusoires. Mais quand je prends conscience que je n'y crois plus, que ça ne suffit plus à me motiver et me donner envie de tuer un camarade, de tuer une personne chère à mon cœur, comme il a déjà réussi à le faire, je comprends qu'Owen a pris une place dans ma vie bien plus grande que ce à quoi je m'attendais. Ses mots me reviennent sans cesse en tête. On est trop puissants.

- Je sais. Je ne vous décevrai pas, Professeur, c'est promis. Vous pouvez compter sur moi.

Il me regarde avec fierté.

- Je te fais confiance, me dit-il.

Mais ça sonne faux. Lui-même n'y crois pas. Ici, on ne peut faire confiance à personne. Même pas aux gens qu'on considère comme sa famille.

***

Le soir venu, nous vérifions qu'il n'y a personne dans les couloirs, Owen et moi, et nous allons cacher les corps dans la salle dans laquelle nous avons failli nous tuer. L'ironie est terrifiante.

- Bon. On retourne chacun dans sa chambre ? Me demande Owen.

Je m'adosse contre la porte.

- C'est ce que tu veux ?

Il ne répond pas.

- Tu me dis toujours que je devrais savoir ce que je veux. Que je devrais prendre en considération ce que moi je veux et pas ce que veulent les autres. Owen, est-ce que tu veux rester avec moi ou est-ce que tu veux laisser le peu de confiance qu'on a instauré entre nous s'effriter ?
- Tu me fais confiance ? Demande-t-il, à moitié surpris.

Je sens mon regard s'adosser malgré moi. Je ne vois même plus l'intérêt à m'auto-persuader de l'inverse.

- Évidemment. Tu es le premier vrai ami que j'ai depuis des années. Et crois-moi, que je te fasse confiance, ça veut dire quelque chose.

Il m'interroge du regard.

- Que t'es pas n'importe qui, Owen.

Il sourit un peu.

- Tu me fais confiance ? Je demande à mon tour.

Mon ami lève les yeux vers moi, et quand il se rapproche, je sens nos épaules se toucher. Je n'arrive pas à m'empêcher de respirer son odeur. Même après avoir caché des cadavres, elle réussit à me rassurer. Owen finit par souffler :

- Je laisserais ma vie entre tes mains sans hésitation, si je devais le faire.

Je sens ma respiration se bloquer. Mon estomac se retourne.

- J'ai un endroit à te montrer, je dis. Tu me suis ?

Alors que je me décolle du mur, nos mains s'effleurent. Ses doigts se referment sur les miens. Je ne sais pas si c'est raisonnable, mais tant pis. Je l'emmène dehors. Quand on marche dans la lumière de la lune, je vois nos ombres se tenir la main.

On arrive au terrain d'entraînement, auquel on va pour s'entraîner pendant les cours de combats.

- Qu'est-ce qu'on fait là ? Demande-t-il.
- Chut, tu vas voir, je réponds.

A côté du terrain, il y a des balançoires. Personne n'y va jamais, peut-être parce que la plupart des gens ne connaissent pas leur existence. Je les ai découvertes en m'entrainant, un jour, quand je suis sorti après le couvre-feu pour bosser mes coups de feu. Il devait être une heure du matin, c'était juste après la mort d'Ax. Trouver ces balançoires, ça avait été comme une révélation. Je ne sais pas depuis combien de temps elles sont là, mais quand je me sens mal, je sors de ma chambre en cachette et j'y vais, je me balance en regardant la lune pendant des heures et des heures, en priant pour que personne ne vienne jamais me dénicher là-bas.

Je ne sais pas ce que ça signifie, que je montre ce coin à Owen, comme ça, alors que je ne l'ai montré à personne en quatre ans, mais je sais que je ne devrais pas trop laisser ça m'affecter.

Trop tard.

- C'est magnifique, souffle-t-il, époustouflé.

Même si ce n'est pas moi qu'il complimente, je ne peux pas m'empêcher de me sentir fier que quelqu'un ait appelé cet endroit magnifique. C'est moi qui l'ai découvert, c'est un peu comme s'il m'appartenait.

- T'as vu ça ? Je réponds en souriant. Viens, on fait le concours de celui qui peut aller le plus haut avec sa balançoire.

On part s'installer et élancer mes jambes dans l'air me fait sentir comme si je pouvais m'envoler.

- Owen... Je commence, craignant de le froisser.
- Dit les termes, grogne-t-il. Je déteste les gens qui ne disent pas les choses clairement.
- Tu peux me dire ce que tu fais ici ? Et... Pourquoi c'est, la cicatrice sur ton visage, et la tâche de brûlure, et puis les cicatrices de mutilation ?

Il détourne le visage, probablement pour que je ne vois pas son expression. Ou pour essayer de dissimuler ses cicatrices dans le noir. Le vent souffle plus fort qu'avant. J'ai froid.

- C'était...

Il n'arrive pas à finir sa phrase.

- Pour être honnête... J'ai peur que tu te mettes à me détester, si je te raconte l'histoire.
- Pourquoi c'est important ? Je demande, peut-être pour le provoquer, parce que je sais que quoi qu'il me dise, je n'arriverai pas à le détester à nouveau.

Owen me regarde comme s'il n'arrivait pas à le dire et que je pourrais le deviner moi-même. Je laisse tomber.

- T'inquiètes pas. Quoi que ça soit, j'ai fait bien pire.

Il rit nerveusement.

- Je sais, c'est irrationnel. Bon.

Il prend une grande inspiration avant de démarrer.

- J'ai toujours été... Fin, je suis né albinos, et mes parents, qui ne le sont pas, détestaient ça. Ils m'appelaient l'Anomalie. Au début de ma vie on va dire, ça allait. Mais plus ça avançait, plus ça devenait extrême. Ils me frappaient, ils m'insultaient, me rabaissaient, essayaient de m'enlever tout ce qui comptait pour moi... Je pense qu'ils extériorisaient juste leur frustration sur moi. La seule raison pour laquelle je ne m'enlevais pas la vie, c'était ma petite sœur, Alix. C'était mon rayon de soleil. Elle a deux ans de moins que moi.

Il arrête de parler pour reprendre son souffle. Son regard évite le mien.

- Tant que c'était moi, je m'en fichais. C'était pas important. Mais quand ils ont compris quelle était la seule qui me retenait, ils se sont attaqués à elle. En rentrant du lycée, quand je suis rentré, j'ai vu qu'ils la rabaissaient. Je suis entré dans une rage noire. La table était mise, comme si de rien était, comme si ils allaient juste détruire ma vie et puis on allait manger comme si de rien était. Alors j'ai pris un couteau dessus, et je les ai tous les deux poignardé avec, assez vite pour qu'ils ne puissent pas se défendre. Je m'en souviens comme si c'était hier. Du sang sur mes mains, et de l'expression d'horreur sur le visage de ma sœur.

Je lui prends la main, pour qu'il n'ait pas à faire face à ses souvenirs tout seul.

- Elle m'a prit le couteau des mains, l'a rincé, s'est assise, et à commencer à inventer une histoire qu'on pourrait expliquer pour justifier la mort de nos parents. C'est à ce moment là que la police est arrivée. En fait, nos parents les avaient appelé juste avant que je rentre et qu'ils tentent d'étouffer ma sœur. Il voulait faire croire que c'était moi. Ma soeur a bien essayé de me défendre, d'inventer un mensonge, mais ce n'est pas passé. La police m'a prit et je me suis retrouvé en prison.

Ma respiration est saccadée, je le sens.

- C'était pas du tout pour l'aspect pratique, tes cheveux rasés...

Il me sourit doucement. Il s'élance plus haut sur la balançoire, toujours plus haut, tellement haut que j'ai un peu peur qu'il s'envole et qu'il me laisse. Pour toujours.

- T'y as vraiment cru, Sid ?

Je me tais. Évidemment, que je n'aurais pas dû y croire. J'ai été bien plus idiot que lui, dans cette histoire.

- Je t'en veux pas, t'inquiètes. Mais oui, c'est pour ça. Ils tondent les cheveux, en prison. C'était horrible. Je suis resté deux ans, et c'est là où j'ai appris tout ce que je sais. À me battre, à tuer des gens. C'était tellement dangereux dans cette prison, encore plus pour un gosse de quinze ans. Constamment les gens dans la prison essayaient de s'éliminer, et j'ai dû suivre le mouvement. Je me détestais pour tout ce que je devais faire pour rester envie, mais je devais tenir pour pouvoir retrouver Alix. Mais au bout de deux ans, c'est là que le Professeur est arrivé. Il m'a proposé de venir ici. Il m'a dit que je pourrais être sorti au bout d'un an et rejoindre ma soeur si je réussissais l'Examen de fin d'année. Qu'il avait entendu parler de mon potentiel. Que je méritais d'être là-bas. J'étais tellement désespéré que j'ai accepté.

Il m'a regardé. Ses yeux étaient secs, le contraire de ce à quoi on se serait attendu de n'importe qui d'autre. Je pense qu'il n'a plus assez d'énergie pour pleurer. Il se tourne un peu plus vers moi, faisant grincer la balançoire.

- Même si on ne réussit pas à mettre fin à tout ça. Au Pavillon. Au Professeur. Je veux quitter le Pavillon, ou mourir en essayant. Je n'ai nulle part où aller. Si je ne réussis pas, je ne sais pas où on m'enverra. Tout ce que je sais, c'est que ma sœur vit chez ma tante, mais ils ne m'enverront jamais chez elles. Et je serais prêt à tout pour partir. À faire n'importe quoi, peu importe à quel point c'est horrible.

J'ai envie de le rassurer, mais je ne sais pas comment. Alors, je tente de me rassurer au passage :

- Si on s'enfuit, on s'enfuit ensemble, pas vrai ?

Il hoche la tête.

- Nous deux ou aucun des deux. T'es ma limite.
- T'es la mienne aussi.

Ça ne sert plus à rien de faire semblant.

- Je crois que te tuer, ça serait le signe que j'ai perdu mon humanité.
- Ma raison est plus égoïste.

Il hausse les sourcils.

- Laquelle ?
- Si t'es plus là, j'aurai plus personne.
- Sid...
- Oui ?

Owen me regarde, la tristesse dévorant son visage.

- Est-ce que ça change quelque chose, que ça soit moi ou quelqu'un d'autre ? Ça aurait pu être n'importe qui, pas vrai ?

Je sens que je devrais répliquer que c'est faux, mais je ne sais pas s'il me croirait. Il secoue la tête.

- Ouais, je le savais. Passe une bonne nuit, Sid.

Il se lève de la balançoire et s'éloigne. Mon instinct premier est de m'élancer derrière lui et le supplier de m'écouter, et ne pas me laisser seul. Mais je suis trop fier pour faire ça. Alors je m'observe perdre encore une fois tout ce qui me rend heureux. Bravo, Sidney. Bravo.

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