jonquille

Il est minuit trente, et nous reprenons le bus vers la voiture de la tante d'Owen.

Comme à l'aller, le chemin se fait dans le silence, mais pas pour les mêmes raisons.

Même si Oliver a tué Rose, je ne lui en avais jamais voulu, et au fond de moi, j'étais même heureux qu'il s'en soit sorti et ait atteint son objectif. On oublie pas une amitié de dix ans en un claquement de doigt et, même si je n'avait certainement plus le même amour pour lui et les membres de la Gazette que je n'en avais pour eux à l'époque, je ne pouvais pas m'empêcher d'être un peu content pour lui.

Mais d'apprendre qu'au final tous ses efforts, et les efforts de tous les autres adolescents à avoir gagné l'Examen avant lui, étaient tout de suite réduits en cendres, non seulement ça me rend triste, mais ça me met aussi dans une rage folle. Si je ne m'étais pas enfuis avec Owen, et que je l'avais tué à la place, c'est ce qui me serait arrivé. Au final, dans l'Examen, il n'y a pas beaucoup de choix. C'est mourir ou retourner chez ses parents biologiques. Ils te donnent l'illusion qu'un troisième choix existe, mais dès qu'il est devant toi, il disparaît soudainement. L'oasis de notre île à nous.

Alors que nous descendons du bus, Owen et moi gardons une distance de sécurité, comme si toute cette histoire nous avait refroidi, sans raison particulière. Il fait noir, il n'y a plus du tout de lumière. J'ai l'impression que les étoiles disparaissent une à une, mais c'est peut-être juste mon imagination. Alors que nous sommes seulement à une centaine de mètres de la maison de sa tante, Owen s'arrête.

— Qu'est-ce qu'il y a ? On revient pas chez ta tante ?

Il met son index devant sa bouche en regardant à droite et à gauche. Il finit par murmurer :

— Je crois qu'il y a quelqu'un qui nous suit.

Je me retourne, tentant de voir quelqu'un derrière moi, et c'est à ce moment là que je sens une main m'étouffer. Heureusement, j'ai des réflexes, alors je me retourne immédiatement et je donne un coup à mon agresseur. Je cherche Owen des yeux, pour m'assurer qu'il va bien. Il se tient en face d'un autre assaillant. Je le rejoins et prend enfin le temps de voir qui sont les personnes qui nous ont attaquées.

C'est trois surveillants du Pavillon, dont un de ceux qui nous pourchassaient quand nous nous sommes enfuis. Alors qu'ils s'apprêtent à nous attaquer à nouveau, une voix retentit.

— Voyons, voyons, ne les attaquez pas de la sorte, je vous ai mieux appris.

Les surveillants s'écartent pour laisser passer le Professeur. Il se tient entre eux, comme un roi entouré de ses chevaliers fidèles. Je le regarde, une rage que je ne me connaissais pas brûlant en moi.

— Qu'est-ce que vous faites là ? Je demande sèchement.

Je sais comment je le regarde, parce qu'Owen le regarde de la même manière.

— Je ne suis pas là pour qu'on se dispute, dit calmement le Professeur. Je suis ici pour que vous acceptiez que je vous tue d'une manière paisible.
— Comme si on allait vous laisser faire, je crache.
— Je ne t'ai pas demandé ton avis, Sid. J'adorerais pouvoir te laisser en vie, mais tu en sais déjà trop.
— Alors, c'est le un contre un que j'attends depuis le début ? Je dis en essayant de ne pas laisser transparaître l'angoisse qui m'habite.
— Tu oublies la présence des autres gens autour de nous.
— Je ne vous laisserai pas blesser Owen.

Il ricane.

— Ce n'était vraiment pas dans mes plans, ça, Sidney. Toi qui semblait tellement le détester au début, tomber amoureux de lui... On dirait bien que le destin ne t'aimes pas beaucoup. Et moi qui pensait que ça allait fonctionner, de vous monter l'un contre l'autre. Ça a plutôt eu l'effet opposé.

Je grince des dents. Je sens la colère m'envahir, laisser place à la tristesse.

— Professeur... Pourquoi vous m'avez fait ça ? Pourquoi vous m'avez élevé seulement pour me tuer ?
— Je n'avais pas le choix, Sidney, comprends moi ! Ce n'est pas comme si je te tuais de gaieté de cœur.
— Je vous déteste, je laisse échapper, presque malgré moi.
— Moi, je t'aime, réplique le Professeur, ayant l'air sincèrement profondément attristé.
— Vous êtes celui à m'avoir dit de ne pas créer d'attaches. Ne faites pas comme s'il y en avait un jour eu une.

Et je l'attaque.

Je tente de lui donner un coup de poing dans la figure, mais il esquive. Il me donne un coup dans les côtes, mais je crache un peu et me relève. Alors que je m'apprête à rendre les coups, je vois du clin de l'œil deux surveillants se battre contre Owen. Celui-ci est visiblement faible. Après réflexion, je ne crois pas qu'il ait mangé depuis hier soir. Il tente de riposter, mais je le vois bien, qu'il n'a pas l'énergie. Il a la technique, il a l'expérience, mais il n'a pas l'énergie, il n'y arrive pas.

C'est comme si un millier de sirènes d'alarmes s'allumaient dans mon cerveau. J'essaie de courir vers lui. Il se prend deux, trois coups de poing mais quand il tente de se relever il retombe au sol immédiatement. Un des surveillants s'apprête à lui en donner un de plus mais je me précipite devant lui et je m'interpose, donnant un coup au surveillant avant qu'il puisse faire quoi que ce soit. Il se recule un peu et je serre les poings en les regardant tous.

— Essayez un peu de le toucher, mais pour ça il va falloir me passer sur le corps.

Owen, allongé derrière moi sur le sol, tire sur mon pantalon pour attirer mon attention mais je dois rester aux aguets, alors je ne me retourne pas.

— T'as pas besoin de faire ça, Sid. T'as pas besoin de me défendre, je peux faire ça tout seul. S'il te plaît, arrête.

Je secoue la tête, vérifiant qu'ils ne se décident pas à venir et tenter à nouveau de nous frapper.

— Ça ne sert à rien, ce que tu fais, Sidney, déclare le Professeur en s'avançant tranquillement vers moi. Nous sommes quatre, tu es tout seul. Tu ne peux pas...

Je lui met un coup de poing dans la mâchoire avant qu'il ne puisse répondre.

J'en profite qu'il doive se relever pour aller m'attaquer aux surveillants. Je fait une clé de bras à l'un d'entre eux, et lui casse le bras. Il hurle de douleur et un deuxième essaie de me mettre à terre, mais j'esquive de justesse. Je lui fais un croche-pieds et il s'étale par dessus son collègue.

Évidemment, ça ne peut pas se terminer aussi facilement. Le Prof' s'avance vers moi, dégaine son couteau, et avant que je n'ai le temps de réagir, il m'entaille le bras de sa lame.

Je vois Owen tenter de se lever et se mettre devant moi, mais avec les coups qu'il s'est prit juste avant, il est trop sonné.

— C'est moi qui t'ai tout appris, continue le Prof'. Ne crois pas que tu peux déjouer ce que je tente de faire de cette manière.

Je passe la main dans mon pantalon et dégaine moi aussi un couteau. Je le brandis devant moi comme si c'était une épée. Je fais mine d'attaquer le Prof' et, au dernier moment, je me retourne pour planter le couteau en plein dans le cœur du troisième surveillant. Il tombe sur Owen, et celui-ci doit s'écarter pour l'éviter. Je n'ai pas le temps de m'en inquiéter.

— L'élève a dépassé le maître, je rétorque. Vous ne réussirez pas à m'avoir.
— Je te trouve bien confiant, Sidney. Ça ne t'as jamais rien apporté de bien.
— Au contraire.
— Alors, c'est juste toi et moi, maintenant ?

Je hoche la tête.

— Ça n'a toujours été que vous et moi, peu importe à quel point vous essayiez de vous persuader du contraire.

Il tente de se faufiler derrière moi pour me prendre par les épaules et me faire tomber mais je me dégage directement, il a à peine le temps de me toucher.

Owen, derrière moi, semble reprendre un peu ses esprits. Il dégaine lui aussi une de ses lames et la cache d'une main derrière son dos, alors qu'il se frotte le front de l'autre, visiblement sonné.

— Essayer de protéger ton copain est en train de te ridiculiser, gamin. Il va mourir tout seul, je n'ai même pas besoin de le faire pour lui.

Je ressens un frisson dans mon dos à l'idée qu'Owen ne se relève jamais, mais je me reprends bien vite, parfaitement conscient que tout ce qu'il recherche est me déstabiliser.

— Je m'en fiche. Le Pavillon m'a déjà tout pris. Je ne vous laisserai pas prendre ce qu'il me reste.

Je vois une tâche de sang se former autour des corps des surveillants. J'essaie de m'empêcher d'imaginer que c'est celui du garçon que j'aime.

— C'est votre dernier chance de tout m'expliquer, je dis sèchement. J'ai attendu une explication à tout ça pendant des années, et vous ne m'avez jamais rien donné. Peut-être qu'on pourra trouver une autre solution, si vous m'en donnez la possibilité.

Pendant quelques secondes, il ouvre la bouche et semble vouloir dire quelque chose. Son regard s'assombrit. Mais il se reprend bien vite et répond, d'une voix cassée :

— Il n'y a rien à dire.
— Très bien, je réponds.

Je passe derrière lui et tente de le faire tomber, mais il m'entaille à nouveau la jambe. J'ai envie de fondre en larme sous la douleur, mais j'ai déjà vécu pire que ça, alors je me force à rester debout. Je vois Owen se relever, de l'autre côté. Il tente un mouvement vers le Professeur, un coup dans la tête, mais celui-ci est plus rapide, et il le pousse en tentant de le faire se fracasser la tête la première contre le sol. Heureusement, son attaque rate, et il arrive à se couvrir la tête au dernier moment. Je serre les dents, affreusement anxieux.

Owen est toujours au sol, il n'a pas eu le temps de se relever. Le Professeur s'avance vers lui, menaçant.

— Tout est de ta faute, grogne-t-il. Si tu n'avais pas été là, si je n'avais pas pensé que tu aurais été la personne parfaite... Tu ne l'aurais pas corrompu. Tu ne m'aurais pas enlevé Sidney. C'est de ta faute !

Je vois que les larmes lui montent aux yeux. Je ne l'avais jamais vu comme ça, avant. Je sais ce qu'il va tenter de faire, alors je me rue vers lui, et je tente de lui planter mon couteau dans la poitrine. Ça rate, et c'est lui qui me plante son couteau dans la côte droite, puis la gauche. Je me sens défaillir, mais je me contrôle pour tomber vers l'avant et pas vers l'arrière et, lorsque je tombe je lui enfonce mon couteau dans la cage thoracique.

Du sang commence à couler abondamment et il me prends les joues entre ses mains. Il me regarde de ses yeux brillants, laissant des traces de sang sur mon visage. Le Professeur dit :

— Je t'ai toujours aimé, et je t'aimerai toujours, Sidney. Ne l'oublie pas. Tu es ma plus grande réussite.

Il finit par s'écrouler de nouveau par terre, les yeux ouverts, et bien que je commence à me laisser gagner par l'émotion, je décide de l'achever tant que mon sang froid me le permet encore. Je lui replante à nouveau mon couteau dans le torse deux, trois fois, pour être sûr qu'il soit complètement mort, puis je lui ferme les yeux et je m'effondre sur lui.

Le monde tourne devant moi. Je ne vois plus grand chose, mais j'entends Owen, paniqué, courir vers moi. Je me sens être dégagé de sur le Professeur et être assis par terre. L'adolescent plaque son front contre le mien et saisit mon visage de ses mains.

— Sid ! Sid, je t'en supplie, reste avec moi. (Il sanglote.) Sidney ! Tu ne peux pas me laisser aussi ! Pas comme elle !

L'entendre pleurer comme ça à cause de moi me brise le cœur, plus qu'il ne l'est déjà.

— Je suis là, je suis là, je tente de murmurer, mais ma bouche est pâteuse, j'ai du mal à articuler. Ça va aller.

Il paraît tellement paniqué que ça me fait mal, encore plus que toute la douleur physique que je ressens déjà. Il me prend par la taille pour me redresser et faire passer un de ses bras autour de mon épaule. Il commence à marcher, me tirant avec lui.

— Owen, vraiment, ne t'inquiètes pas, ça... Je dis, sans réussir à terminer ma phrase.
— Pas si tu meurs ! Réplique-t-il, la voix tremblante. Tu peux pas laisser tomber, accroche-toi jusqu'à la maison.

J'ai mal partout, mais je trouve quand même, quelque part, je ne sais où, la force de demander :

— Mais, toi, tu vas bien ?
— Mieux que toi, réplique-t-il du tac au tac, même si je le sens vaciller sous mon poids. Ce n'est pas de moi qu'il s'agit, c'est de toi.

Il me soutient par l'épaule pour m'empêcher de tomber. Lors d'un éclair de lucidité, je peux apercevoir la maison de sa tante à quelques mètres de là. Elle n'est pas si loin. Peut-être que je peux y arriver.

Mon corps me dit le contraire. Mon corps me dit que je ne tiendrai pas jusque là.

— Je veux que tu vives, je souffle. Plus que moi. Moi, c'est pas important, toi...

Je ne vois pas ses yeux se remplir de larmes, mais je les sens quand il renifle en répondant :

— C'est moi, d'accord ? Je t'aime, je préférerais mourir que te voir mourir.

En entendant ces mots, même au milieu de toute la douleur qui résonne partout dans mon corps, même parmi la pluie qui commence à tomber, j'arrive quand même à esquisser un sourire. Un faible sourire, certes, mais si j'étais dans mon état normal, je serais tellement heureux que j'en rierais de joie, alors c'est déjà ça de pris.

— Parce que tu penses que c'est pas mon cas ? Je réplique. Je t'aime aussi, idiot.

Je m'arrête pour reprendre ma respiration. Puis je reprend :

— Ça aurait été dommage que je meurs sans te l'avoir jamais dit.
— Mais tu ne vas pas mourir, tente de se rassurer Owen. Tu vas rester en vie, alors on aura le temps de se le redire plein de fois. Des dizaines, des centaines de fois. Et quand on sera sorti d'ici, je te dirai que je t'aime tellement de fois que ça te rendra malade et que t'en pourras plus de moi.
— Je suis déjà malade à cause de toi, mais c'est la meilleure maladie qui existe, je souffle.

On passe la porte de la maison, sa tante nous attend devant l'entrée. Elle nous a sans doute vu par la fenêtre, et n'a pas eu le temps d'accourir aider. À partir du moment où je passe la porte de leur maison, je dis :

— Tu vois, Owen ? On l'a fait. On est chez toi.

Puis je crois que je m'évanouis, parce que soudainement tout devient noir.

***

Quand je me réveille, je suis dans un lit propre, avec des vêtements propres. Je ne sens plus de sang sur moi. Je suis engourdi de partout, mon corps me lance toujours à plusieurs endroits, mais je suis en vie. Alors que je me redresse, je vois Owen, allongé à côté de moi, remuer.

Ça me semble tellement idiot de dire que c'est mon ami, maintenant. Il semble tellement plus que ça.

Quand je le vois bouger, je me rallonge à côté de lui. Aussi en partie parce que me redresser m'a fait vraiment mal, et m'a rappelé que j'avais failli mourir il y a peu.

— Coucou, je dis.
— Coucou.

Je m'accorde quelques secondes pour me noyer dans la mer de ses yeux avant de relancer :

— Je suis heureux que tu ne sois pas mort.
— Et moi donc...
— J'arrive toujours pas à y croire.
— Le Prof' est mort, me rappelle-t-il. Tu le vis comment ?

Je réfléchis.

— Je suis surtout très soulagé. S'il n'y a plus de Professeur... Il n'y a plus de Pavillon. Personne n'est assez qualifié pour reprendre la place.

Owen hoche la tête.

— On a réussit ce qu'on voulait faire. Les autres auront une vraie vie.

Ça me fait marrer.

— Je m'en contre fous des autres, Owen. J'en ai rien à battre, qu'ils vivent ou qu'ils meurent ou qu'ils aient une vraie vie tant qu'on est tous les deux et en vie.

Il hoche la tête.

— Je sais même pas pourquoi j'essaie de me donner bonne conscience. Pour moi aussi, c'est tout ce qui m'importe.

Ça me fait sourire. Owen se redresse sur ses coudes.

— Dis... Maintenant qu'on en a fini avec tout ça, et qu'on a plus à s'inquiéter en permanence de si on va mourir dans quelques heures ou pas...
— Oui ?

Il m'attire contre lui et je me sens vivre contre son corps.

— Est-ce qu'on peut officialiser ça en bonne et due forme, et que je te demande de sortir avec moi ?
— Avec plaisir, je réponds directement, sans aucune hésitation.

Il me sourit. Moi aussi. Il n'y a personne d'autre dans le monde que nous.

— Aussi, je reprends.
— Quoi ?
— Merci, Owen.
— Pour quoi ? Demande-t-il en haussant les sourcils.
— Pour m'avoir donné envie d'aimer quelqu'un, pour la première fois de ma vie.

Il me serre plus fort.

— Merci à toi, répond-il.
— Pour quoi ? Je réplique, comme en écho à ses précédentes paroles.
— Pour me donner une nouvelle raison de vivre.

Je souris, et même s'il ne reste plus que nous deux, même si j'ai l'impression que la terre entière ne compte plus que nous, ça me va. Pour une fois, le soleil est là.

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