gentiane blanche

Une fois l'euphorie passée, Owen et moi nous remettons en route. Je ne sais pas trop où on est censé aller.

— Bon, Owen, vient on résume, parce que je suis un peu paumé. Déjà, on se rend vers où ?
— Un train sous-marin pour qu'il nous emmène à New York.
— Comment ça, un train sous-marin ? Je demande, perplexe.
— Tu sais, ceux dans les albums, qui passent par l'océan. Dans les lignes construites sous les mers et les océans. C'est assez récent, mais maintenant c'est ouvert au public.
— Ah oui, je me souviens ! T'as assez d'argent ?

Il hoche la tête.

— Oui, j'ai pas mal économisé quand j'étais encore avec mes parents, donc j'ai une somme largement nécessaire. T'as pas d'argent, toi ?

Je détourne la tête.

— Ouais, désolé. Au Pavillon, ils attendent notre sortie pour nous donner de l'argent, vu qu'au Pavillon il nous sert à rien, et puis je crois que c'est pas possible d'avoir un compte en banque sans avoir de nom de famille, et du coup ça serait nous révéler qui sont nos parents.
— Pourquoi ça leur importe tant ? Demande Owen. Que vous n'ayez pas de nom de famille ou je sais pas quoi ?
— Selon ce qu'ils disent, pour mettre tous les enfants sur un pied d'égalité. Le Professeur m'a dit, une fois : “Même un nom de famille peut avoir des avantages ou des inconvénients, c'est pourquoi personne ici n'en a.”
— Je suis le premier ?
— T'es le premier.

Il sourit, son sourire avec les dents, celui qui me fait un peu peur.

— Ça fait toujours plaisir d'être le premier dans quelque chose.

T'es aussi le premier mec dont je tombe amoureux, j'ai envie de rajouter, mais je me retiens, parce que ça lui ferait sûrement peur, et que je ne suis pas le genre de personne à dire les choses. Je préfère lui prendre la main, et espérer qu'il comprenne ce que je veux dire.

C'est dur de communiquer sans dire de mots.

— Une fois qu'on est en train, on va chez ta tante, c'est ça ?
— Oui, elle est dans New York, et normalement ma soeur habite avec elle.

Je vois un panneau indiquant une gare.

— Ça doit être par là.

On bifurque à droite et je reprends :

— Qu'est-ce que ça te fait ? De savoir que tu vas la revoir ?

Il se met à regarder un peu partout sauf vers moi.

— Un mélange de plein de trucs. À la fois, évidemment, je suis heureux de la revoir. Elle m'a manqué comme personne. Mais... J'ai aussi peur.
— De quoi ? Je demande, même si je pourrais deviner moi-même.
— J'ai peur de ce qu'elle pourrait penser de celui que je suis devenu. Je ne suis plus son gentil grand frère qui joue à Mario Kart avec elle et l'emmène sortir tous les dimanches. Maintenant je suis un meurtrier, j'ai tué tellement de gens que je ne compte plus. Pas seulement le meurtriers de gars aléatoires au Pavillon et en prison, mais aussi le meurtrier de ses parents. Le meurtrier de sa seule famille, à part moi. Et si elle me détestait ?

Il se tourne vers moi, les yeux brillant. Je sais qu'il attend que je le réconforte. Je sais mentir, d'habitude, mais là je n'y arrive pas.

— C'est possible, je dis, mais je ne pense pas. Enfin, même moi j'ai essayé de te détester mais ça n'a pas tenu très longtemps. (Il étouffe un rire dans son poing.) Owen, t'es le gars le plus drôle, le plus effrayant et le plus sympa que j'ai rencontré depuis un sacré bout de temps, alors même si tu es le meurtrier de sa famille, à mon avis, tu es toujours son frère, et elle n'arrivera pas à te détester. Mais dans l'hypothèse où elle te déteste bel et bien...

Il se mord la lèvre et détourne les yeux.

— Je t'ai dis que c'était peu probable ! Mais dans cette hypothèse...

Je serre sa main plus fort.

— Tu m'auras toujours avec toi. Je te l'ai dit, non ? C'est nous deux ou aucun des deux. Tu le sais déjà, je suis super égoïste. Si je ne t'ai plus, je n'ai personne. Alors, honnêtement, si t'es dans la merde, au moins on sera dans la merde ensemble. C'est pas un peu rassurant, ça ?

Des larmes se mettent à couler sur ses joues.

— Désolé... J'ai tellement peur.
— Je comprends, je le rassure.
— J'ai tellement peur, mais au moins, avec toi ça va mieux.
— C'est mon but.

Il me sourit, et on arrête de se parler, parce que le silence le fait très bien pour nous. On marche encore quelques minutes, et on arrive à la gare. Il y a un contrôleur, juste sur le devant. Owen sort sa carte de sa poche. Il n'a rien d'autre sur lui, comme moi. Pas de sacs. Rien à manger. Juste une carte bancaire, sûrement une carte d'identité, et nos téléphones. Il a fini par m'envoyer notre photo d'Halloween. Je l'ai mise en fond d'écran. Je suis presque sûr que lui aussi.

On s'avance vers le contrôleur et je laisse Owen parler, parce qu'il s'y connait sans doute mieux que moi.

— Bonjour Monsieur, j'aimerais savoir à combien sont les places pour New-York, et si je pourrais en prendre deux.
— Pas de problème, lui répond le contrôleur d'un sourire hypocrite. Ça vous fera soixante-quinze dollars par places.

Je vois mon ami serrer les dents. Je n'ai pas une très grande notion de l'argent, vu que j'ai vécu dans un trou paumé pendant toute ma vie, mais j'imagine bien que ça ne doit pas être donné. Il finit quand même par tendre sa carte à l'homme, qui la scanne, et nous donne nos billets.

On monte dans le train, on cherche nos places. Owen m'autorise à prendre celle à côté de la fenêtre, mais en contrepartie je dois l'autoriser à dormir sur moi. J'aurais accepté même sans la contrepartie, honnêtement.

On s'asseoit à nos places. Il fait noir dehors, je ne sais même pas quelle heure il est. Peut-être minuit, une heure du matin. Je n'ai pas le courage de sortir mon téléphone pour vérifier. Je grelotte sous mon sweat. Il fait froid. Le train est quasiment vide.

— Je n'ai jamais pris de train, je déclare en me tournant vers mon ami.
— Tu vas voir, ça a rien d'extraordinaire, me dit-il. Juste un truc qui roule vite. On sera arrivé dans quatre-cinq heures maximum.

On ne dit rien pendant un petit moment, puis il reprend :

— J'ai peur de rater l'arrêt si je m'endors. Tu me promets de faire attention à l'arrêt et me réveiller ?
— Je vais mettre un timer sur mon téléphone, je le rassure.
— Super. Merci.

Il se laisse tomber contre mon épaule et je m'appuie contre la vitre. J'attends patiemment que le train démarre. Je caresse les bras et le dos d'Owen pour l'aider à s'endormir. Je me rends compte que quelques petits cheveux recommencent à pousser par-ci par-là. Ça fait bizarre. C'est étrange de m'imaginer Owen avec des cheveux, qui plus est blancs.

L'idée me fait rire sans raison. Je suis vraiment pas bien, ce soir.

Je sais que je devrais sans doute être triste d'avoir quitté définitivement Tom, Ethan et Ellie, ou j'en sais rien, effrayé que le Prof leur fasse quelque chose. Mais tout ce que j'arrive à ressentir, c'est de l'excitation, du soulagement, du bien-être. Je ne crois pas que j'ai déjà été aussi bien dans ma vie.

Je suis avec la seule personne qui compte vraiment pour moi sur terre, et on se dirige vers la liberté. Une fois qu'on sera à New York, on sera avec sa famille, il sera à nouveau un peu heureux, peut-être que je réussirai à m'intégrer, vu que je fais déjà presque partie de la famille. Peut-être que je me fouterai de sa gueule avec sa soeur. Qu'il s'inscrira à une école de musique, et moi à une fac de journalisme. Qu'on sera enfin heureux tous les deux.

En me prenant à rêver éveillé comme ça, à me laisser avoir trop d'espoir, je n'arrive pas à me rappeler comment j'ai un jour pu détester ce garçon. Maintenant, quand je le regarde, je sais qu'il y a tellement de tendresse dans mon regard que ça me rend malade, alors j'ai du mal à me rappeler comment c'était quand ce n'était pas le cas.

C'est là que le train démarre. J'observe le ciel disparaître, les couleurs se confondre, pour laisser place à la nature sous marine. Il y a des poissons partout, du corail. Tout est si beau, comme dans mes livres que je n'en crois pas mes yeux. Je me retiens de réveiller Owen pour lui montrer la beauté des paysages. Je n'ai pas besoin de le faire parce que je le sens remuer sur mon épaule.

— Wow, dit-il simplement.

Je sens sa chaleur me quitter et je me mords la lèvre. Il se redresse sur ses coudes.

— C'est tellement beau.
— T'as vu !
— Ça me donnerais limite envie de rester réveillé.
— Nan, dors. Faut qu'on soit reposés pour arriver chez ta famille.
— T'as raison.

Il se cale à nouveau contre moi et je passe un bras derrière son dos. Il soupire.

— Sid ?
— Ouais ?
— Je crois que je me suis jamais senti aussi bien et excité et terrifié de toute ma vie. 
— Tu verras, on s'habitue. Allez, dors.

Il souffle.

— J'y vais, Maman, j'y vais.

Je me retiens de rire.

— Bonne nuit, Owen.
— Bonne nuit, Sid.

***

— Bon, Sid. La grande question. Est-ce que tu es plus doué que moi pour te retrouver dans New York ?
— Mais mec, c'est ta ville, pas la mienne ! Et y a tellement de gens, j'ai l'impression que je vais avoir une crise d'angoisse.
— Roh, t'abuses.

Nous avons été déposés en plein milieu de New York, seulement accompagnés d'une adresse, mais le problème c'est qu'aucun de nous ne sait vraiment se repérer dans cette ville. Moi parce que je n'y suis jamais allé, et Owen parce qu'il a le sens de l'orientation d'un poisson rouge.

Je ne vais pas mentir, je trouve quand même ça impressionnant. Je ne me suis jamais retrouvé au milieu de tant d'adultes, ou même de gens tour court. Ils sont tellement, à courir partout, de toutes les couleurs de peaux, de cheveux, de tous les styles vestimentaires.

— OK, pas grave, reprend Owen, je vais aller demander à quelqu'un dans la rue.
— C'est pas impoli ? Je demande en haussant les sourcils.
— Nan, t'inquiètes. Les gens font ça tout le temps, dans le monde extérieur. Faut juste trouver la bonne personne. Pas quelqu'un qui a des écouteurs, parce qu'en général la personne ne veut pas être dérangée. Pas quelqu'un de trop vieux, il sera sans doute aigri. Pas quelqu'un qui marche trop vite, il est sans doute pressé. Par exemple...

Le garçon dégaine l'adresse écrite sur un bout de papier, puis il se dirige vers une femme d'une vingtaine d'années qui traîne un chariot de course derrière elle. Il se dirige vers elle et je reste derrière. Autant j'ai toujours eu confiance, au Pavillon, autant maintenant, avec toute cette nouveauté et ces choses qui me sont étranges, je ne me suis jamais senti aussi démuni.

Je m'assieds au bord d'un caniveau et je regarde Owen échanger quelques mots avec la femme, lui faire un sourire charmeur et lui tendre l'adresse. Elle vérifie quelque chose sur son portable, sûrement ladite adresse, puis elle adresse à nouveau quelques mots à mon ami, griffonné quelques mots sur le papier qu'il lui a donnée, lui tend et il se dirige à nouveau vers moi avec un sourire satisfait.

— Elle nous a écrit quelques indications pour s'y rendre de là. Faudrait qu'on se mette en route.
— Comment t'as fais ça ? Je demande, ébahi.
— Sid, le monde réel, c'est pas vraiment différent du Pavillon. Il suffit de mentir un peu et utiliser ton joli sourire pour obtenir tout ce que tu veux.

Je détourne les yeux. Il se met en route et je le suis en essayant de garder le rythme. Il marche vite.

— C'est à combien de temps d'ici ? Je demande.
— Pas aussi longtemps que je ne le pensais. Une petite vingtaine de minutes de marche.

Je hoche la tête. On dépasse des immeubles qui semblent aller jusqu'aux nuages. Le soleil est en train de se lever. C'est bizarre de voir tant de gens dehors, si tôt. Les nuances roses et orangées m'émerveillent. J'ai l'impression de découvrir un autre monde.

Alors que j'arrive à rattraper Owen, je le vois frissonner. Il ne fait pas si froid que ça, pourtant.

— Tu vas bien ? Je demande, d'une voix moins assurée que je ne l'aurais aimé.

Il hausse les épaules.

— Je ne sais pas trop. Je te l'ai déjà dit, mais j'ai vraiment peur. Encore, avant, ça allait. Je vis un peu tout au jour le jour, je me dis bon, ce qui arrive arrive, mais là c'est tellement proche et ça me terrifie.

Je ne sais pas quoi répondre, alors je lui attrape la main et je la serre fort dans la mienne. J'ai beau essayer tant bien que mal de le rassurer, moi aussi j'ai un peu peur. Et si la famille d'Owen ne m'aimait pas ? S'ils me jetaient dehors, qu'ils refusaient que je reste avec leur fils ?

Je secoue la tête. Pas besoin de me pourrir avec ça pour le moment.

Après la vingtaine de minutes de marche prévue, nous arrivons dans une ruelle qui semble être restée bloquée dans les années 2000, ce qui commence à remonter. Les maisons sont en briques et en ciment. Je ne savais même pas qu'il en restait. L'adolescent avec moi commencé à trembler encore plus fort, et je comprends que nous sommes dans la rue de la maison de sa tante.

Il finit par s'arrêter devant une petite maison, pas très haute. Je le vois prendre une inspiration et expirer bruyamment, alors je l'imite. Je caresse un peu le dos de sa main avant de la lâcher à contrecœur. Sur la boîte aux lettres, il est écrit “Linda Carter.”

Il prend son courage à deux mains et sonne à la porte. Un grésillement se fait entendre, puis une voix finit par demander :

— Qui c'est ?
— Est-ce que je suis bien chez Linda Carter ?
— Oui...
— Je suis de retour, Tata.

Silence au bout du fil. On entend quelqu'un raccrocher. Un instant, j'ai peur qu'elle ne vienne pas nous ouvrir, mais cette peur se dissipe quand elle nous ouvre la porte quelques minutes après. En la voyant, Owen se jette dans ses bras. Linda lève un sourcil.

— Qui est ce garçon ? Demande-t-elle.
— Il s'appelle Sid.
— Oui, mais... (Elle cligne des yeux, sûrement sous le choc.) Tant pis, on en parlera quand vous serez à l'intérieur.

Nous entrons en nous débarrassant de nos chaussures. Elles sont dégueulasses, pleines de terre.

On dirait que la maison n'a pas bougé depuis des centaines d'années. Rien est en fer. Du bois et du plastique, comme au bon vieux temps. Nous nous asseyons à la table, et Linda se passe une main sur le visage.

— Vous voulez un truc à boire et à manger ? Finit-elle par demander.

Nous hochons la tête timidement. Owen ajoute :

— On a pas mangé ni bu depuis hier midi. J'ai un peu la dalle.

J'acquiesce. Owen rapproche sa chaise de la mienne pour se coller contre moi et mettre sa tête sur mon épaule. Je peux sentir son stress d'ici. Sa tante revient avec du chocolat chaud et des barres de céréales, alors je la remercie. Elle s'assied en face de nous, et elle finit par demander :

— Bon, Sid, qui es tu ?

J'hésite un peu, avant de dire :

— Quelqu'un qui ferait tout pour Owen. Vous avez pas de raison d'être méfiante.

Elle se tourne vers son neveu, qui confirme d'un hochement de la tête. Elle finit par capituler.

— Tu étais pas censé passer une année de probation au Pavillon ?
— Si. Je me suis échappé. Alix dort encore ?

Le regard de Linda s'assombrit, et quand elle acquiesce, je sens mon estomac me remonter dans la gorge. Quand je me cache la bouche avec mes mains pour m'empêcher de vomir, la tante d'Owen me regarde tristement, et celui-ci hausse les sourcils, ne comprenant pas.

— Elle ne va pas se réveiller, pas vrai ? Je demande d'une voix blanche.

Owen nous regarde tour à tour, ne comprenant rien. Quand sa tante ouvre la bouche, je le prends par les épaules pour éviter qu'il fasse une connerie, ou qu'il tombe, ou que sais-je.

— Owen... Commence Linda. Alix s'est suicidée, quelques mois après ton départ en prison.

Et quand je regarde le garçon, je vois que son monde vient de s'effondrer.

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