gardénia
— C'est un peu louche. Tu penses qu'ils planifient un truc tous les deux ?
Alors que je m'apprête à entrer dans le réfectoire, le lendemain matin, j'entends une conversation très intéressante, alors je préfère me mettre en retrait et écouter. Une des voix est féminine et l'autre masculine.
— C'est bien possible. T'as déjà vu la Rose Noire se rapprocher de quelqu'un ? Ça fait depuis la mort d'Axel qu'il a parlé à personne excepté la Gazette du Pavillon. Et encore, même avec eux il garde une distance d'écart. Tu crois qu'ils préparent un truc pour tuer leurs cibles ensemble ?
— Ça serait leur genre. Quoique, on en sait peu sur Owen.
— Y'a pas grand-chose à savoir ! S'exclame la voix féminine d'un air outré. T'as vu la tête du gars ? Il est chauve et il te tue du regard dès que tu oses le regarder.
— J'avoue, il a même des lames à sa ceinture ! Ça se voit que c'est le genre de mec à...
C'en est trop pour moi, je suis au bord de l'explosion. J'avance dans la cantine et me plante devant les deux adolescents qui parlaient dans mon dos et celui d'Owen. Le garçon est celui qui s'était assis à ma table en début d'année.
— Répétez-moi ça en face, je demande, bien conscient qu'ils ne le feront pas.
— Je... Commence le mec.
— Je ?
— Ce n'est pas ce qu'on voulait dire...
Je me rapproche un peu de lui, et esquisse un sourire mauvais. Puis je prends le verre d'eau pesé devant lui, et je le renverse sur sa tête.
— Mais t'es ouf !
Il laisse échapper un cri de stupeur. Son amie, ou sa copine, j'en ai aucune idée et strictement rien à foutre, me regarde d'un air outré.
— Si tu veux dire un truc sur mon pote, ait au moins la décence de lui dire en face. Et c'est pareil pour moi. À moins que t'ai peur ?
Il ne réplique pas, ses yeux brûlants de fureur braqué sur moi.
— Ça m'étonnerait vraiment pas que ce qu'on dise soit vrai, finit par siffler la fille entre ses dents.
Je la regarde, excédé.
— Ah oui ? Parce qu'on est pas dans une école d'assassins, peut-être ? T'agis comme si on était mauvais, mais t'es exactement pareille que nous. Tu sais que tous les coups sont permis ici pour obtenir ce qu'on veut, et tu le sais depuis qu'ils nous l'ont dit quand on est arrivés, à trois ans, et qu'ils nous l'ont répété tous les ans après. Je sais pas pour qui tu te prends, mais à mon avis, t'as rien à envier à ce dont on parle avec Owen.
Elle n'ouvre plus la bouche. Tiens, étrange. Je me recule un peu pour pouvoir les observer tous les deux.
— Si vous vous inquiétez qu'on planifie un meurtre, dites-vous que vous feriez mieux de pas dire de la merde sur nous, parce que vous pourriez être les prochains sur la liste.
Je vais m'attraper une pomme et me rend à ma table, où Owen est déjà installé. Il hausse un sourcil en me voyant arriver.
— Qu'est-ce qu'à fait ce pauvre mec pour que tu lui donnes l'honneur de lui renverser un verre d'eau entier dessus ?
Je m'apprête à répondre qu'il a dit du mal de moi dans mon dos, mais je me rends compte que ce n'est pas ce qui m'a fait sortir de mes gonds. Je marmonne :
— Il était chiant, comme la plupart des gens ici.
Je croque dans ma pomme. Elle est sucrée. Mon camarade ne cherche pas à en savoir plus. Je lui jette un coup d'oeil, et j'observe son crâne rasé, la cicatrice sur la partie droite de son visage, la brûlure sur son œil gauche, les traits creusés dans ses bras. Qu'est-ce qui a bien pu lui arriver, pour qu'il en finisse là ?
Ce qui m'a fait sortir de mes gonds, ce n'est pas qu'on dise du mal de moi. C'est qu'on dise du mal de lui.
— Au fait, je commence, pour ne pas que le fait que je le dévisage pendant si longtemps paraisse suspect, je t'ai pas dis ce qu'on s'était dit avec le Prof' hier après que je sois parti.
Il serre les dents en essayant d'éplucher une clémentine avec les doigts. Je lève les yeux au ciel et tends ma main.
— Passe.
— Je peux le faire seul ! S'exclame-t-il.
Je le regarde galérer un petit moment, avant qu'il ne soupire et dépose la clémentine dans ma paume.
— Je peux pas le faire seul, en fait.
J'esquisse un sourire satisfait et me met dans l'épluchure de sa clémentine. Je l'entends demander :
— Bon, du coup, ce rencard, hier ?
Je sors quelques secondes de mon passionnant épluchage de clémentine pour mettre deux doigts dans ma bouche et mimer que je régurgite mon repas.
— Beurk. C'est comme mon père, et il a genre le triple de mon âge.
— Comme certains disent, l'amour n'a pas d'âge.
— Et la prison n'est qu'une pièce, c'est ça ?
Il hausse les épaules.
— Bref. Il m'a posé comme un ultimatum. J'ai un mois pour te tuer, et après ça, c'est mort. Il me renvoie chez moi.
— Eh bah, où est le problème ? On a qu'à le tuer avant.
— On a pas encore de plan, Owen.
— Au pire, on improvisera.
— On improvise tout le temps !
Il lève les yeux au ciel.
— Détends-toi, le fils à papa. Je sais que ça te stresse de tuer ton daron, je suis même très bien placé pour le savoir, mais va falloir que tu te détendes. Si tu es aussi nerveux, on va arriver à rien. On continue de vérifier les détails techniques, et ensuite on échafaude un plan. Mais si tu veux, on peut même commencer maintenant.
Je hoche la tête. Il jette un coup d'œil vers les autres tables.
— Mais certainement pas ici. Y a beaucoup trop d'oreilles baladeuses, et on a déjà beaucoup trop parlé, pour un réfectoire.
Je me mords la lèvre et j'acquiesce. Je déteste l'admettre, mais il a raison. On va devoir être plus discrets si on veut réussir à exécuter notre plan, qui n'en est pas encore un d'ailleurs.
— Dans ta chambre, après l'entraînement de cet après-midi ?
— Pourquoi la mienne ? Grogne-t-il.
— Quoi, t'as des choses à cacher ? Je raille.
Il me regarde d'un air fatigué.
— Roh, je déconne, t'es pas drôle. Parce que ta chambre est dans l'aile la plus éloignée du bureau du Professeur, et même si ça change pas grand-chose, autant être le plus éloigné possible de lui.
— Ça se tient, marmonne-t-il.
Je me lève pour ramener mon plateau.
— Allez, suis-moi, Monsieur Grognon. Je vais te défoncer, en cours de boxe.
— C'est plutôt moi qui vais te défoncer ! Crie-t-il en me rattrapant, s'attirant les regards de plusieurs élèves sur les tables attenantes.
Il leur lance un regard blasé.
— Quoi, vous voulez ma photo ? Je suis bi, pas de problème, faut juste présenter son CV.
Certains se détournent en soupirant, d'autres en grimaçant, et je souris avant de me reprendre.
— J'ai plus de prétendants que toi, déclare mon pote, amusé.
— Évidemment. T'es bi, t'as deux fois plus de chances d'obtenir un rencard.
— Sauf que mes pauvres prétendants n'auront rien, dit-il d'un air mélodramatique. Je ne suis qu'à toi, mon ange.
J'esquisse une mine écoeurée.
— Par pitié, si un jour tu arrives à te trouver quelqu'un malgré ton caractère merdique, ne l'appelle jamais “mon ange”. C'est le pire surnom sur cette terre.
— C'est toi qui le dit, réplique-t-il.
Je roule des yeux. Il vacille et manque de s'affaler contre un des murs du self. Il se frotte la tête et me fait une grimace. Je vois un surveillant nous faire les gros yeux.
— Tu vas te tuer tout seul avant que le mois soit écoulé, toi, je grommelle à voix basse.
— T'as dis quoi ? Demande Owen.
— Rien, rien.
— J'espère bien, réplique-t-il.
Il sourit, et j'ai l'impression que ça illumine la pièce. Plus que le soleil. C'est pour ça que je lui rends.
***
— Ta chambre est tellement impersonnelle, Carter, c'est un truc de dingue.
— Écoute, je t'ai déjà dis que ça servait à rien que je la décore si j'allais rester moins d'un an. Moins les gens en savent sur moi, moins ils peuvent faire quoi que ce soit contre moi.
Je finis par acquiescer, la logique étant imparable.
— Bon, commence-t-il en s'emparant d'un carnet de note.
Il s'allonge en travers de son lit et je grimpe pour m'agenouiller près de lui. Il reprend :
— Ce qu'on veut faire, c'est tuer le Professeur, pour que toute la dictature soit écroulée, et qu'on puisse s'échapper sans tuer l'autre et sans aucune incidence sur notre future.
— C'est à peu près ça, j'approuve.
— Bon, on va commencer par la règle des 5 : Qui, quoi, quand, comment, pourquoi. On a déjà répondu au qui et au quoi, maintenant il nous faut le quand.
— Dans deux semaines ? Je propose. Assez long pour qu'on se prépare, et assez court pour que le Professeur ne se plaigne pas trop de l'irrespect de la limite qu'il m'a posé.
— Pas con. Mais deux semaines, il risque quand même de se poser des questions.
— On peut pas faire ça en une semaine, Owen.
Il soupire et commence à mordiller l'arrière de son crayon.
— T'as raison.
— J'ai toujours raison.
Il me frappe à l'arrière de la tête. Il finit par s'allonger complètement, posant son calepin à côté de lui, le jugeant sans doute inutile. Je fais de même, à sa gauche.
— Comment ? Demande-t-il, comme si je pouvais avoir la réponse à toutes ses questions.
Il se tourne sur le côté, et moi aussi, pour qu'on se regarde. En jetant un coup d'œil au dessus de lui, je vois qu'il est vingt heures. Le couvre feu est dans trente minutes, alors il faudra faire attention à ce que je sois de retour dans ma chambre à ce moment-là. Tant que les enseignants pensent que je suis peut-être aux toilettes ou dans la salle de repos, tout va bien. Mais à partir du moment où ils se rendent compte que je ne suis plus là... Ça va mal tourner pour moi.
— C'est la grande question, je dis, me sortant de mes pensées. On a aucune idée de comment on va faire ça.
— Déjà, quelle arme ? Demande-t-il.
— On est tous les deux meilleurs au maniement du couteau, non ? Je fais remarquer.
— Vrai.
Il y a une petite minute de silence où on se regarde, les yeux dans les yeux. Ses iris sont vraiment bleues. Tellement bleues qu'elles sont presque transparentes.
— Il est presque toujours seul, ça c'est un bon point, réplique-t-il. Tu es quasiment sa seule garde personnelle, excepté les enseignants, qui ne sont jamais avec lui, alors ça sera compliqué pour un vieillard comme lui de se débattre contre les deux adolescents doués qu'on est.
Owen ne précise pas qu'il dit ça sans vouloir être arrogant, parce qu'il s'en fout d'être arrogant. J'aime ça, chez lui. On a peu de points communs, mais on en a au moins un : on sait ce qu'on vaut. On a confiance en nos capacités. Et je sais que c'est quelque chose de rare, chez des adolescents, alors j'en profite. Et lui aussi, je pense.
— Ne le sous-estime pas, je réplique. Il est plus intelligent qu'il n'en a l'air. Et s'il ne fait jamais rien de lui-même, c'est parce qu'il pense que rien n'est assez à son niveau pour qu'il fasse le sale boulot de lui-même, alors il me laisse tout. Il est vraiment fort. Après tout, c'est lui qui m'a tout appris.
— Les chevilles... Se met à chantonner mon ami.
Il rit et je lui envoie une pichenette sur l'arête du nez. Au moment où je demande à mon cerveau de retirer ma main, celle-ci dévie de son chemin, et finit sur la joue d'Owen. Il arrête de rire subitement et ses yeux s'ouvrent un peu plus grand. Il en faut beaucoup, pour surprendre Owen Carter. Ça m'emplit de fierté intérieurement. Je me sens aimanté, je n'ai plus aucune idée de ce que je fais.
Je caresse sa joue lentement, et je sens sa cicatrice sous ma main. Elle est rugueuse, mais ça ne me dérange pas. Il ferme les yeux et je reste à le regarder, comme ça. Il ne dégage pas ma main.
— Donc... Commence-t-il en déglutissant difficilement. Qu'est-ce que tu suggères qu'on fasse, toi qui connait le Professeur mieux que personne ?
Je laisse mes yeux vagabonder sur les murs vides de la pièce quand je réponds :
— Qu'on le prenne par surprise. C'est notre seule chance. On ne doit pas lui laisser le temps de réagir, parce que, s'il réagit, on est complètement morts, Owen.
Il hoche la tête, et je sens sa joue bouger contre ma paume.
— Et si on t'utilisais comme appât ? Suggère-t-il en mimant des guillemets en prononçant le dernier mot.
— Comment ça ?
— En gros, tu fais comme si tu voulais juste faire ton rapport quotidien habituel. Sauf que quand tu commences à parler, tu fais exprès de genre, j'en sais rien, renverser son café. Un truc du style. Improvise. Et pendant qu'il part chercher quelque chose, tu me fais entrer dans la salle, puis tu refermes la porte à clé, je me cache derrière la porte du fond, et je le prends par surprise. Lame sous la gorge, un truc du genre.
Je ne réponds pas. Je ne sais pas combien de temps je passe sans parler, mais assez pour que ça inquiète Owen.
— Sid ?
C'est mon père. C'est mon père, et je vais le tuer. Bon, d'accord, ce n'est pas mon vrai père, mais c'est tout comme. Je n'ai personne à part lui. Je ne sais pas si Owen est sincère avec moi. Et s'il ne l'était pas ? S'il ne l'était pas, je n'aurais personne et...
— Ça va, je mens. C'est juste que... Tout semble tellement plus réel, maintenant qu'on a un plan. C'est plus juste une idée floue, une pensée barrée, un truc qu'on peut révoquer à tout moment.
Je n'avais jamais vu le visage d'Owen se radoucir autant.
— Je ne savais pas que tu savais avoir l'air doux, je laisse échapper avant de pouvoir retenir mes mots.
— Je ne savais pas que tu pouvais être doux, réplique-t-il.
Il rouvre les yeux, qu'il avait gardé fermé depuis tout à l'heure.
— Est-ce que tu penses que ça vaut vraiment le coup ? Je demande.
— Tu veux me tuer ?
Je laisse échapper un soupir. J'ai envie de répondre oui. J'ouvre ma bouche pour répondre oui. Je vais répondre par l'affirmative.
— Non, je souffle.
— Moi non plus, dit-il.
Je vois sa respiration s'accélérer. On est tellement proches que ma tête me tourne. Il louche sur mes lèvres, et je me sens déglutir.
— Tu sais que je suis asexuel ? Je dis précipitamment.
Je ne sais pas si c'est une bonne idée de lui dire. Je ne sais pas si je devrais continuer à mentir.
— Maintenant, oui.
Owen se retourne pour se retrouver sur le dos. Je le sens agripper ma main, et ça me fait sourire malgré moi.
— Tu penses qu'à cause de ça, je ne trouverai jamais personne ?
Il hausse ses sourcils.
— T'es ace, ou t'es aro ?
— Juste ace.
— Alors y a pas de raison.
— Mais je n'aime pas embrasser. Et je n'aime pas coucher. Je n'ai pas essayé, mais je sais que si j'essayais, je n'aimerais pas.
Il y a un silence.
— Si j'étais amoureux de toi, que tu m'embrasses ou pas, ça serait le dernier de mes soucis, lâche-t-il.
Je serre sa main plus fort.
— T'as peur, dit-il.
— Ouais.
— De quoi ?
Je prends un moment pour réfléchir, parce que je n'y ai jamais pensé. J'ai tellement pris l'habitude de m'auto-persuader que je n'avais peur de rien que je n'ai jamais réfléchi à ce qui me faisait vraiment peur.
— D'être seul.
— Tu ne l'es pas.
— Quand le Professeur sera parti, je le serai.
Il se redresse et s'assied en tailleur sur son lit. Il tient toujours mes mains, alors je me redresse aussi, pour ne pas les lâcher. Je me mets dans la même position. On est face à face. Je sens son front cogner contre le mien, mais je ne lui reproche pas de m'avoir fait mal.
— On est seuls au monde, Sid, déclare-t-il.
— Je sais.
Et quand je prononce ces deux mots, j'ai vraiment l'impression que c'est le cas.
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