chrisanthèmes

C'était une illusion de me dire que le Professeur allait me laisser tranquille cette année à cause de l'Examen. Ça fait deux semaines qu'il a commencé, et je suis en train de cacher mon quatrième cadavre depuis le début de l'année.

Cette fois, on part sur un enfant de quinze ans, en pleine crise d'ado, qui a insulté le Professeur dans un moment sanguin. Il est idiot. Tout le monde sait très bien ce qui arrive à ceux qui osent répondre, qui osent violenter le directeur de notre pensionnat. Ils le savent tous, que la Rose Noire passera derrière. C'est pour ça qu'ils ont aussi peur.

Ce gamin aurait mieux fait d'avoir peur, lui aussi.

J'essuie le sang sur mon couteau avec un mouchoir, aussi machinalement qu'une vieille habitude. Ça en est une, en soi. Ça l'est depuis quatre ans. Je me demande ce qui se serait passé, si Axel n'était pas mort. Si je serais devenu quelqu'un d'autre. Si j'aurais été meilleur ami avec Rose, Ellis, Ethan, Oliver et Tom. Si je préférerais retourner avec ma famille biologique plutôt que tuer Owen. Si je n'aurais pas été un tueur en série.

Puisqu'Axel n'était plus là pour le faire, c'est le Professeur qui m'a modelé. Il m'a prit sous son aile, il a été la père que je n'ai jamais eu, mais dont j'avais besoin après la mort d'Axel. J'ai longtemps eu l'impression qu'il m'avait mis dans le droit chemin, mais avec un peu de recul, j'ai plutôt l'impression qu'il a achevé de tuer tout ce qu'il restait en moi.

Il m'a conditionné pour que ça soit comme ça. L'habitude. Que ça soit dur pour moi de vivre sans, comme une drogue. Il m'a déjà dit que j'étais né comme ça, avec le sang d'un tueur en série. Le sang de quelqu'un qui va changer le monde. Je pense plutôt que c'est lui, qui m'a rendu comme ça. Qui m'a modelé pour que ça soit comme ça, et que ça le reste. Leur assassin le plus doué, le plus dévoué. Le plus fidèle. Un chien de garde.

La personne qui m'a envoyé cette carte postale n'avait peut-être pas entièrement tort, au final.

Je donne un coup de pied dans le corps du garçon. Je ne connais même pas son nom. C'est un peu jeune, pour mourir, quinze ans, mais s'il n'était pas capable de me repousser maintenant, alors il n'aurait pas pu repousser les plus doués de sa promo dans deux ans. Il serait mort à l'Examen, et c'est toujours mieux de ne pas savoir ce que c'est, cet enfer. Je déteste l'Examen, mais si je le disais au Professeur, il serait sans doute outré.

Quand je reviens en classe, à treize heures trente, et que je m'assieds à côté d'Owen, il me demande :

— T'étais où, ce midi ? C'était putain de bizarre, de manger tout seul à ta table. Les gens me jetaient des regards terrifiés, sans savoir s'ils pouvaient venir s'asseoir avec moi ou pas.
— Ils pouvaient pas.
— Techniquement, si.
— Crois-moi, les répercussions ne leur auraient pas plu.

L'adolescent ricane.

— Traîner avec toi, ça m'immunise à être pote avec qui que ce soit d'autre. Personne ne veut t'approcher, et par extension, personne ne veut m'approcher moi.
— Parce que t'as besoin de quelqu'un d'autre ? Je demande en lui donnant un coup dans l'épaule.
— Bien sûr que non, dit-il en levant les yeux au ciel, mais je sais que ça le fait rire.

C'est bizarre. Je sens qu'il n'est pas encore totalement lui-même avec moi, mais c'est comme si, parfois, j'apercevais de petits bouts du vrai Owen, ici et là, comme maintenant. Quand je vois ça, je me dis qu'il faut juste que je me raccroche, et attendre que toute la carapace craque. Et là, je saurai exactement quoi faire pour le détruire.

Mais en même temps, même si je ne le veux pas, je mets un peu de moi dans cette pseudo-amitié, aussi. J'essaie de garder tout faux, mais parfois, je lâche un vrai sourire, un vrai rire, je sens mes yeux briller de bonheur, puis je me claque mentalement et je me force à arrêter, mais c'est de plus en plus dur à chaque fois. C'est pour ça que je sais qu'il faut que je me grouille.

Depuis la carte postale, je n'ai rien reçu de la personne de qui je suis la cible, mais je reste sur mes gardes. C'est en les baissant la dernière fois que ça m'a joué des tours.

— Bon, t'es prêt pour notre exposé sur Valonia et ses agencements ?
— Non, clairement pas, réplique-t-il. Je vais autant m'emmêler les pinceaux que pendant nos entraînements, si ce n'est pire.
— Ça peut pas être si terrible, je démens. On a les notes, en plus.
— Tu sous-estimes mon asociabilité.
— Owen et Sid !

Owen se lève, mais je ne bouge pas d'un pouce.

— Sid, toi aussi lève toi !

Mon camarade me fusille du regard.

— Y'a pas de Sid, ici. C'est pas mon prénom.
— Sidney, soupire l'enseignant. Viens avec ton camarade, Sidney.

Je souris.

— C'est mieux.

Owen et moi nous positionnons devant la classe et je commence, d'une voix assurée. Les devoirs en classe ne sont pas forcément bien plus durs que juste vivre en société. Il suffit de faire pareil dans les deux cas : parler fort, avoir l'air assuré même quand on ne l'est pas, et bien apprendre ses leçons.

— Notre exposé, à Owen et moi, parle des différentes régions de Valonia. Comme vous le savez tous, nous sommes environs deux mille habitants sur Valonia, dont trois cent cinquante enfants, ce qui est un sacré nombre. Nos parents doivent être fertiles. M'enfin bref, il y a donc le district originel, celui où nos parents biologiques habitent probablement, et là où il y a les magasins, etc, donc là où s'approvisionnent les dirigeants du Pavillon, et puis évidemment, le Pavillon.

Mon camarade met quelques secondes à prendre le relai.

— Après la découverte de cette île en 2036, le Pavillon a mis seulement dix ans à être construit. Les États-Unis étaient en déclin, alors quoi de mieux qu'une île au milieu de nulle part pour former les premiers tueurs en série officiels au service de personnalités politiques telles que Joe Biden ? Avoir été élevé avec notre famille nous aurait distrait de notre but originel, devenir les meilleurs tueurs possible, ce pourquoi nous sommes séparés de notre famille biologique à la naissance. Heureusement, le Professeur s'occupe de nous comme un père.

Je vois Owen grimacer en récitant cette partie de son exposé. J'enchaîne :

— Nous avons réalisé une carte qui illustre ce dont nous parlons. Ici, c'est l'océan Atlantique. Ici, Valonia, ici l'Amérique, dis-je en pointant tour à tour divers endroits marqués. Ici, le district de Valonia.
— Valonia est également une île riche, conclut mon partenaire d'exposés. Elle possède beaucoup de ressources, que ce soit au niveau de la nourriture, ou bien de l'écologie et de l'éducation. Nous avons de la chance de faire partie des premiers habitants de Valonia.

Les élèves applaudissent par politesse et nous retournons à notre place.

— Tu vois, c'était pas si mal, je dis en donnant un coup de coude dans les côtes d'Owen.

Il hausse les épaules.

— Ça va, j'ai pas trop oublié mes lignes. Ça aurait pu être pire.

Ça me fait un peu sourire, mais je me reprend immédiatement. Pas d'attaches, pas d'attaches.

Pas d'attaches.

***

Les hostilités ont commencé. Noah de terminale 2 a retrouvé une lettre de menace écrite avec des lettres de journal sur la porte de sa chambre. Il” je tape sur mon document Word, mais je me fais interrompre par Rose qui se penche par dessus mon siège.

— Il est sur quoi, l'article ?
— Sur le début de l'Examen, je réponds.
— Toi, t'as reçu des menaces, ce genre de trucs ? Demande Rose.
— Non, je mens. Et toi ?
— Quelques unes, mais pas des trucs de dingue non plus. Genre, quelqu'un s'est amusé à jeter tous mes antidépresseurs aux toilettes. Pas drôle. J'en ai demandé de nouveaux à mon docteur.
— S'il pense que c'est ça qui va te tuer...
— Ça pourrait. Mais j'ai décidé que bah, non. Juste pour énerver la personne dont je suis la cible.

Elle rit.

— Comment tu fais pour rester aussi positive et douce même avec tout ce qu'il se passe ici ? Je finis par demander.
— C'est pas vraiment comme si je l'avais choisi, dit-elle en rigolant encore plus fort. Mais je me dis : on a grandit ensemble, ici. Je ne serais pas capable de faire du mal à l'un d'entre vous. Même si maintenant t'es un crétin prétentieux et que Tom est un charo des cités, je vous aime tous quand même et je préfère mourir que vous faire du mal. Dans ce genre d'endroit, il y a besoin d'une petite dose de lumière, pour compenser. Si personne n'est prêt à l'être, je peux le faire. Je peux me sacrifier pour que tout le monde soit un peu plus heureux.

Je soupire, un peu coupable du fait que je ne vais jamais pouvoir lui retourner ces mots. Je ne l'aime pas. C'est triste à dire, mais c'est vrai. Ce qui ne veut pas dire que je ne l'apprécie pas, mais je n'hésiterais pas une seconde à la tuer si je devais le faire.

— Je sais, dit-elle en voyant mon expression, comme si elle lisait dans les pensées. (Elle tire sur une de ses mèches rousses.) Si tu voulais que je sois morte, si ça pouvait servir tes intérêts, je serais déjà six pieds sous terre. Je ne t'en veux pas, t'inquiètes pas.

Je m'apprête à répondre quelque chose, sans doute un mensonge, du style “ce n'est pas ce que je pensais”, mais Rose me coupe avant.

— C'est comme ça que j'ai deviné que ta cible était Owen. Tu fais en sorte qu'il te fasse confiance pour mieux le détruire après, c'est ça, Sid ? C'est vraiment batard ce que tu fais, mais je comprends.

J'en reste bouche bée. Celle là, je ne m'y attendais pas. Bon, ça ne sert plus à rien de nier.

— Attends, comment le cheminement s'est fait dans ta tête ?
— T'es le plus puissant, ici. Si t'es encore ici, c'est que tu n'as pas encore tué ta cible, et si tu n'as pas encore tué ta cible, ça signifie qu'elle est aussi forte que toi. Mais on sait tous ici que personne ne t'égale, à part Owen.

J'aimerais pouvoir la contredire, mais ça ne ferait que me ridiculiser encore plus. J'ai bien vu Owen, aux entraînements. Ce mec, c'est une dinguerie. Je ne sais même pas comment il fait, mais il se débrouille super bien, que ce soit au pistolet, au couteau, aux esquives... Le regarder se battre, c'est toujours passionnant, en tout cas pour moi. Je n'arrive pas à croire qu'il a appris ça entièrement tout seul... C'est dingue.

— Et tu vas faire quoi à ce propos ? Je demande.
— Rien. Je te laisse gérer comme un grand. Tu es mon ami, pas Owen. Mais fais gaffe à toi, je te le dis juste comme ça, parce que tu es mon ami, justement. Je sais que t'as l'impression que tu peux tout faire, tout contrôler, tout gérer, mais il est sans doute moins bête que ce qu'il fait paraître.
— T'inquiètes, il est vraiment con, je dis. Il s'est même pas encore rendu compte que notre amitié, c'était basé sur de l'hypocrisie. Je gère.

Je ne gère pas du tout. Je sais que je le sous-estime peut-être, je sais qu'il se doute que notre amitié est fausse, et que j'ai quelque chose derrière la tête. Le seul problème, c'est qu'il ne laisse rien paraître, alors je n'ai aucune idée de ce qu'il va faire, et ça me fait paniquer. À l'origine, je suis fort pour lire les gens, alors ça n'a pas intérêt à changer.

— Si tu le dis... Fais juste attention à toi, Owen. T'es pas en tête de liste des personnes que j'ai envie de perdre. Surtout après... Je ne vais pas dire son nom, je sais que ça te met en colère, mais, tu sais.

Je lui souris.

— T'inquiètes pas, Rose. J'ai tout sous contrôle. Je peux retourner à mon article ?

Elle laisse échapper un rire nerveux.

— Oui, oui, évidemment.

Elle repart rejoindre Ellie, et elles se chamaillent un peu avant de s'embrasser. Je les envie. Je ne suis jamais tombé amoureux, je n'ai jamais été attiré par qui que ce soit, même. Ce n'est pas comme si j'étais assez proche de qui que ce soit pour développer un crush, en tout cas pas depuis mes treize ans. Mais quand même, dix-sept ans et toujours aucun crush à son compteur, ça commence à faire beaucoup.

Pas comme si j'avais le temps, avec tous les gens que j'ai à tuer, de toute façon. Et je préfère me concentrer sur mon objectif.
Je me force à détourner les yeux.

***

— Alors, tu avances ?

Je pose mes pieds sur le bureau, et le Professeur me regarde d'un air réprobateur, mais je sais qu'il ne fera rien. Il m'adore.

— Un peu. Je fais craquer sa coquille petit bout par petit bout. Quand j'en saurai plus, je pourrai faire en sorte de le faire craquer psychologiquement jusqu'à ce que je trouve le meilleur moyen de le tuer. Si il a des traumatismes, ça serait quelque chose en rapport avec eux, pour qu'il soit trop choqué et paralysé pour essayer de se défendre. J'ai mes chances que si j'arrive à le neutraliser d'abord. Il a un trop haut niveau.

Mon mentor hoche la tête.

— Je suis complètement d'accord. C'est bien que tu arrives à te raisonner et te rendre compte qu'il est au même niveau que toi.

Les mots font mal à entendre, mais ils sont vrais, alors je suis bien obligé de laisser couler.

— Cependant, fais attention à ne pas t'attacher à lui. Les liens, les attaches, l'affection, ce ne sont que des entraves pour ce que tu désires vraiment, c'est à dire la liberté et le pouvoir. Tu ne dois surtout pas le laisser contrecarrer tes plans.

Mon sang commence à chauffer. Décidément, le Professeur m'énerve aujourd'hui.

— J'ai fais l'erreur une fois, et je ne la referai pas deux fois, je répond froidement. Ce garçon n'est qu'un pion pour moi. Tout ce que je souhaite, c'est sortir d'ici.

J'ai répété ces phrases tellement de fois qu'à ce stade, j'ai l'impression d'être un robot, qui a été programmé pour dire toujours la même chose en boucle. Mais, est-ce que c'est ce que je veux ? Est-ce que j'ai envie de tuer quelqu'un, sortir d'ici, et devoir me débrouiller seul dans un endroit où je ne connais personne ? Alors que je pourrais avoir un toit, un endroit où dormir, et que je pourrais rester avec des personnes que je connais bien ?

J'essaie de faire en sorte que tout reste clair, comme ça l'a toujours été, mais c'est difficile. Je ne fais que douter de mes choix. Peut-être que j'ai été trop aveuglé par la mort d'Axel pour me rendre compte que ce que je faisais était mal. Maintenant, la rose noire sur ma main ne me rassure plus, elle m'intoxique. Je sens son poison s'insinuer dans mes veines.

Malheureusement, il n'est plus possible de faire machine arrière.

Quand je reviens dans ma chambre ce soir-là, je me rends compte que j'ai oublié que je devais travailler sur un autre projet avec Owen, cette fois un entraînement de groupe, pour s'améliorer en frappe. Alors que je m'apprête à lui envoyer un message pour qu'on reporte au lendemain, je remarque une boîte, juste devant ma porte. Je la prends, vérifie que personne ne m'a vu, et ferme la porte avant de rentrer.

Dans la boîte, il y a des chrisanthèmes et elles sont recouvertes de sang.

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