ancolie
J'avais oublié à quel point la vie était fade, quand on est seul. Owen ne mange plus avec moi au réfectoire. Il ne s'assied plus à côté de moi en cours. Et je m'en veux tous les jours de plus en plus de ne pas l'avoir retenu. On a gâché une semaine. Si dans une autre semaine on ne s'est pas débarrassé du Professeur...
Encore la faute de ma satanée fierté. Moi qui ne veut pas avouer que je m'attache à des gens. Je ne me rappelle pas la dernière fois où j'ai eu si mal. Je crois que je devrais dire que c'était la mort de Rose, mais je trouve ça bien plus dur d'imaginer le reste d'une vie où je dois tuer Owen et aller à l'université sans lui. Il faut que je mette ma fierté de côté et que je rattrape le coup.
Je mâchonne mes pâtes mais même avec la sauce elle me semblent fades. Je m'apprête à me lever et mettre mon repas dans la poubelle quand j'entends la voix du même garçon que la dernière fois, derrière moi. Apparemment, de ce que je vois, il n'a pas appris la leçon. Je ne me sens pas d'humeur à lui faire à nouveau la morale. En revanche, peut-être que je pourrais le tabasser, voire le tuer, quand je me sentirai à nouveau bien.
Même si j'ai l'impression que ça n'ira plus jamais.
— Pourquoi le Professeur est aussi indulgent avec lui ? Se plaint-il à ses amis. Qu'est-ce qu'il a de plus que nous ?
— C'est vrai ! Renchérit la fille. Si j'avais fait autant de conneries qu'il en avait fait, je serais déjà six pieds sous terre.
Je jette un coup d'œil à Owen, par dessus la table qui nous sépare. Il ne me le rend pas. De nouvelles traces rouges se distinguent sur ses bras. Je soupire et me lève. Je ne vais pas m'énerver à nouveau pour ça. Ils peuvent bien dire ce qu'ils veulent de moi. Dans tous les cas, ils ont sans doute raison. Je ne joue pas de manière juste. Si je suis aussi privilégié pour plein de choses, c'est seulement parce que je suis le chouchou du Professeur, pour une raison qui m'est inconnue. J'aime penser que c'est mon talent, mais il se peut que j'ai tout faux, et que je sois juste l'enfant le plus facile à manipuler ici.
Réfléchir me donne mal à la tête. En fait, en ce moment, tout me fait mal.
Je sors de la cantine et part m'adosser contre un mur de la cour en attendant que les cours reprennent. Je n'en peux plus de quoi que ce soit. Je ne fais que ruminer. Je sens les larmes monter, et je finis par craquer, et péter un câble pour la première fois depuis quatre ans. Ce n'est pas juste des pleurs, c'est un vrai craquage, les joues qui se gonflent, l'eau qui m'obstrue la vision, les sanglots, les gémissements de douleur. J'ai l'impression d'être compressé de partout. Je sais que la douleur n'est pas physique, mais c'est comme si elle l'était. Je la ressens partout dans mon corps.
Je ne sais pas combien de temps je reste là, à ressasser tout ce qu'il s'est passé dernièrement, la mort d'Axel, tout ce que m'a dit le Prof pour me retourner le cerveau, la mort de Rose, le départ d'Oliver, les immenses cernes d'Ellie, tout ce que m'a dit Owen, quand il s'est ouvert à moi à propos de son passé, quand je lui avais entaillé le cou de mes propres mains. Me le remémorer me rend dingue. Je me souviens de nos soirées à parler, à se faire confiance plus qu'à personne d'autre ici, à élaborer des plans pour s'en aller ensemble, et ma respiration se hache encore plus à cette idée. C'est la première fois que je m'autorise à penser ça en des années, mais Axel me manque.
J'ai l'impression que la rose noire sur mon poignet cherche à m'étouffer. Ça brûle tellement que je me mets à me gratter le poignet, je sais que c'est dans ma tête mais je n'arrive pas à me détacher de cette impression que je n'aurais jamais dû me faire ce tatouage, qu'il est une cage qui me retient. Je finis par abandonner, je n'ai pas assez d'énergie pour faire quoi que ce soit, où pour me lever. Je crois que je m'endors dans mes larmes, mais rien n'est trop sûr. Les murs de pierres me font mal, mais ça ne m'empêche pas de sombrer dans le sommeil, épuisé d'avoir trop pleuré.
Dans mes rêves, je vois Axel.
Il se tient devant moi, ses yeux marrons, ses cheveux aussi roux que les miens. On m'a toujours dit que j'étais sa copie conforme. Je suis à nouveau un enfant face à lui, si grand, si fort. Le sourire sur son visage n'a pas changé, et j'ai l'impression qu'il pourrait me protéger de n'importe quoi.
Seulement maintenant, je ne suis plus l'enfant que j'étais à l'époque. J'ai le même âge que lui, alors je me tiens devant lui, en le regardant dans les yeux. Combien de fois j'ai espéré le revoir, je ne les compte plus. Combien de fois je me suis endormi en pleurant dans mon oreiller, son visage collé à ma mémoire. Maintenant, il est flou. Je me souviens de ses mèches rousses, seulement car elles étaient identiques aux miennes. Je ne me souviens plus de son visage. Pourquoi ai-je oublié son visage ? Comment est-ce que j'ai pu lui faire ça ?
Je tends la main vers lui, j'essaie de marcher dans sa direction, mais je le revois, la balle fichue dans sa tempe, le sang dégoulinant partout. Je recule, je commence à courir, à me cacher les yeux, je me gratte les paupières, j'ai envie de m'arracher les globes oculaires, je ne veux plus jamais voir, je ne veux plus jamais voir ça, plus jamais le voir lui. Mais ça ne change rien, et tout se remplit de sang, je le sens poisseux contre ma peau. À force de courir, je trébuche dans cette mer de sang, je le sens tâcher mes habits, j'ai l'impression de venir d'entrer d'un seul coup dans une piscine.
Je rouvre les yeux, je me noie, j'essaie de remonter vers la surface mais je n'arrive pas à respirer. Je me sens paniquer, j'ai peur de mourir. Mais en même temps, je me dis que j'aimerais mourir. J'aimerais bien que mon existence s'arrête là.
C'est alors que je vois Owen. Lui aussi, il essaie de remonter à la surface, mais cette mare de sang est trop gigantesque. Je tente de nager vers lui, j'essaie d'attraper ses doigts, mais chaque fois que je pense le toucher, il s'éloigne encore plus.
— Ça pourrait être n'importe qui, pas vrai ? Me dit-il, en me regardant comme si j'étais le plus gros déchet qu'il ait jamais vu.
— Je peux t'expliquer... Je commence. Je te jure que je...
Mais je vois sa tête s'enfoncer sous le sang. Je sais que c'est irréel. Ça ne peut pas être réel, pas vrai ? Mais, et si c'était réel ? Et s'il était vraiment en train de se noyer sous tout ce sang, comme moi ? Et si je ne me réveillais jamais, et qu'il était mort, et que je n'avais rien fait pour l'en empêcher ?
J'essaie de plonger et le récupérer, mais j'ai l'impression que c'est mission impossible. Je tente de revenir à la surface pour reprendre une respiration, mais c'est comme si quelqu'un avait diffusé du gaz dans la pièce, je me sens m'assoupir.
— Owen ! Je tente. Réponds ! Owen, Owen !
Je regarde partout, mais je sens mes membres me lâcher.
— Owen ! Je crie.
— Je suis là, je suis là.
J'ouvre les yeux d'un seul coup, et je prends de longues respirations hachées. Je lève les yeux, et je le vois. Ses sourcils sont froncés, et je n'ai jamais vu ses yeux bleus emplis d'autant d'inquiétude. Je peux enfin respirer, dans tous les sens du termes. Je ne pense plus à rien, ni aux conséquences de quoi que ce soit que je fasse.
Je commence à pleurer, et c'est seulement en sentant que mon visage est déjà trempé que je remarque qu'il pleut. Je suis encore plus trempé que je ne l'étais en début d'après-midi. Je m'en fous. J'en ai vraiment rien à cirer.
J'agrippe les doigts d'Owen et je le pousse vers moi. Je veux m'assurer qu'il est réel, que mon cerveau ne me joue pas encore de mauvais tours.
— Tu vas bien, hein ? Je demande, plus terrifié que je ne l'ai été depuis des années.
Il me regarde, la tristesse dévastant tout sur son visage. Je ne peux plus rien voir d'autre. Il hoche la tête. Je souffle de soulagement.
— Dis-le à voix haute, s'il te plaît.
— Tu veux que je mente ? Dit-il, sa voix se brisant.
Lui aussi n'en a rien à faire de la pluie.
Il s'accroupit devant moi, et je prends son visage entre mes mains. Je pose mon front contre le sien, et je murmure, tellement bas que ça serait inaudible pour n'importe qui à part lui :
— Mens-moi, s'il te plaît.
— Je vais bien, Sid. Je vais bien. Ne t'inquiètes pas.
Je décolle nos fronts pour pouvoir le regarder.
— Je suis tellement désolé, si tu savais. C'est l'enfer sans toi.
Il tente un sourire, même si je vois ses yeux briller. Il n'a même pas pleuré en parlant de sa sœur et ses parents. Il n'a pas pleuré quand on a enterré le cadavre. Il n'a jamais pleuré depuis que je le connais.
— Tu ne cherches même plus à donner l'impression que tu t'en fous de moi ?
Je ris d'un rire sans joie.
— Je m'en suis jamais foutu. Avant, je te détestais, et c'est pas s'en foutre. Maintenant... Maintenant je m'en fous encore moins.
Owen regarde ailleurs, et je vois ses cernes, presque aussi grandes que celles sous les yeux d'Ellie depuis la mort de Rose.
— Tu peux juste le dire tu sais, si tu le penses...
Je sens mes yeux s'humidifier à nouveau. Je pensais que j'avais utilisé toutes mes larmes.
— De quoi ? Je demande, alors que je sais parfaitement bien de quoi il parle.
— Si tu...
Il ne finit pas sa phrase, et je lui souris doucement.
— Tu vois ? Je ne suis pas prêt, et toi non plus. Ça ne rend pas ça moins réel.
Ses larmes s'apprêtent à couler, mais il les ravale au dernier moment. Ou peut-être pas. C'est difficile à voir, avec la pluie.
— Bon, maintenant que je me suis assuré que tu vas bien, je vais retourner à l'intérieur, dit Owen, se reprenant.
Je me met à paniquer. J'attrape sa main et le force à se rasseoir devant moi.
— Non, non, non, je dois te parler.
Il soupire.
— Dépêche toi.
Je prends une grande inspiration.
— T'es pas n'importe qui, je m'y suis mal pris. Ça fait quatre ans qu'Axel est mort, et à ce moment là j'ai éloigné tout le monde. Certaines personnes ont essayé de passer à travers la coquille que je m'étais construit, mais ils sont loin d'avoir réussi. Rose, Oliver, Tom, Ethan, Ellie. Ils ont tous essayé, mais j'ai réussi à rester éloigné d'eux. Mais toi...
Je le regarde dans les yeux. Je sais quel regard je lui lance. Je le sais, et ça ne me fait pas baisser les yeux.
— Peu importe à quel point j'essaie de te pousser en arrière, de t'empêcher de traverser mes barrières, ça ne donne rien du tout. Je sais pas ce que tu m'as fait, Owen, mais c'est vraiment pas ouf, et si tu pouvais arrêter tout de suite, ça serait sympa, je pouffe.
Il esquisse un sourire aussi. Je continue :
— Sur une note plus sérieuse, non, tu n'es pas n'importe qui. Ça, c'est ce que j'essayais de me dire quand j'ai commencé à te faire confiance bien plus qu'à n'importe quel autre personne.
Je soupire.
— Tu sais, une des dernières fois où j'ai vu le Professeur, il m'a demandé si je lui faisais confiance. Je lui ai répondu par l'affirmative. Que bien sûr, je lui faisais confiance plus qu'à n'importe qui au Pavillon. Qu'il était le seul qui avait ma confiance.
Je sens le regard d'Owen se durcir et je serre ses mains plus fort dans les miennes.
— Je lui ai menti. Je ne fais confiance qu'à une seule personne dans le Pavillon, et ce n'est certainement pas lui. C'est toi.
— Tu mens tout le temps, Sid.
Mes larmes reprennent le contrôle de mon corps, et je n'arrive plus à supporter son poids. Je me laisse tomber contre mon ami, et même si j'ai peur qu'il soit toujours en colère contre moi, il me rattrape. Et il me serre contre lui, tellement fort que j'ai l'impression que je vais étouffer, mais ça fait du bien. La pluie n'a pas d'importance. Le ciel est aussi triste que nous. J'enfouis mon visage dans son épaule. Je le tiens par la taille pour ne pas lui faire mal en touchant ses cicatrices.
— Pas avec toi.
Il se détache de moi, doucement, comme s'il ne voulait pas me brusquer, mais je l'attire à nouveau à moi.
— Je suis tellement désolé, Owen. Pour tout, depuis le début. Pour comment je t'ai traité, pour avoir essayé de te tuer, pour ne pas t'avoir fais confiance, pour avoir laissé sous entendre que tu étais n'importe qui alors que tu ne l'es pas du tout, pour t'avoir détesté pendant tant de temps, pour t'avoir coupé avec mon couteau quand on a failli se tuer.
— Je suis désolé pour les cafards, les lettres de menace et les mensonges, réplique-t-il. Tu n'es pas le seul à avoir eu tort dans l'histoire. J'aurais dû te parler et te convaincre de te joindre à moi avant de tenter quoi que ce soit d'autre.
Cette fois c'est moi qui commence à me détacher, mes mains glissant sur ses bras, en essayant de le faire le plus doucement possible.
— J'aurais pas accepté, je rétorque.
— J'avais oublié que t'étais l'idiot le plus insupportable et têtu du Pavillon.
Je sens mon cœur battre dans ma poitrine, tellement fort que j'ai l'impression que même Owen ne peut entendre que ça. Toute ma peau me brûle. Il m'aide à me redresser et passe un bras autour de ma taille pour m'aider à marcher. J'ai un peu plus d'énergie que tout à l'heure, mais bon, on est toujours pas sur quelque chose d'extrêmement glorieux.
Je vacille un peu, mais le garçon me retient. Il le fait toujours.
— On est ensemble, hein ? Me dit-il. On se lâche plus jamais.
— Nous deux ou aucun des deux, je dis en hochant la tête.
On se sourit, et je remarque que la pluie s'est arrêtée. Au milieu des nuages gris, je vois des rayons de soleil filtrer.
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