adonis

Le reste de la soirée s'est déroulée comme dans un rêve. Mais un mauvais rêve.

J'avais raison de prendre Owen par les épaules, parce qu'il s'est immédiatement effondré dans mes bras. Il a pleuré, mais les vrais pleurs, les énormes sanglots, ceux qui te secouent, il a crié, encore et encore. Je sentais qu'il n'avait plus de voix, après.

Je ne voulais pas le laisser seul, alors j'ai insisté auprès de sa tante pour pouvoir dormir avec lui. Il a pleuré silencieusement toute la nuit, et je n'ai réussi à m'endormir que quand j'ai été sûr qu'il dormait.

Ce matin, en me levant, je vois qu'il n'est déjà plus dans le lit. Je me lève aussi, et je le vois sur son balcon. J'ouvre la porte vitrée pour venir m'asseoir avec lui sur le rebord.

— Tu vas peut-être tomber, je murmure.

Il hausse les épaules.

— Tant pis.

Je sens quelque chose d'autre se briser dans ma poitrine, mais ce n'est pas le moment de m'attarder sur moi.

— Je suis tellement désolé, Owen.
— Je sais, réplique-t-il.

On reste silencieux pendant quelques minutes, avant qu'il ne reprenne :

— C'est tellement injuste.

Je hoche la tête.

— La vie est injuste.

Ses cernes sont tellement grands, ils ressemblent à ceux d'Ellie quand elle a appris pour Rose. C'est peut-être même pire. Je n'ai pas entendu les sanglots d'Ellie. Je n'ai pas vu à quel point elle était hantée par la disparition de celle qu'elle aimait.

— Pourquoi est-ce que c'est toujours nous ? Finit par demander Owen. J'ai l'impression que tout le monde vit heureux, mais nous, on perd tout le monde les uns après les autres. Mes parents, ma sœur. Rose, Oliver, ton frère. Tom, Ethan et Ellie qu'on ne reverra plus jamais. Le Professeur. Dès qu'on se met à aimer quelqu'un, la personne nous glisse d'entre les doigts.

Je sais qu'il pense qu'on sera les prochains. Qu'on s'aime trop pour que ça ne soit pas mauvais. Qu'ils n'ont qu'à nous retirer l'autre, et on ne survivra pas.
Le Professeur avait peut-être raison, quand il disait que ne pas avoir d'attaches était la solution.

— Tu es toujours là. Et moi aussi, je finis par souffler.

Il détourne les yeux. Je sens qu'il a besoin de parler, mais je ne veux pas lui forcer la main, alors je le laisse pleurer silencieusement jusqu'à ce qu'il craque.

— Elle n'a jamais pu me dire au revoir ! S'exclame-t-il d'une voix éraillée. La dernière fois où on s'est vus, elle était venue me visiter en prison. Je venais de me faire tabasser par trois gars de ma cellule. Elle a passé la main sur la cicatrice que ça m'avait laissé, tu sais, celle sur ma joue droite. Ça faisait symétrique, avec la brûlure de mes parents en dessous de mon œil gauche. Elle m'a dit qu'elle était désolée pour tout, et que tout était de sa faute. J'ai essayé de la rassurer, mais elle secouait la tête. Je ne pouvais même pas la toucher, on était derrière la vitre. Quelques semaines après ça, j'ai reçu la visite du Professeur. Je ne lui ai plus jamais parlé depuis.

Sa voix se casse encore plus.

— Je suis allée voir son ancienne chambre ce matin. J'ai regardé partout, mais elle ne m'a rien laissé. Il n'y a pas de lettres, il n'y a pas de souvenirs d'elle. Il n'y a rien, Sid ! Elle est partie, et elle ne m'a rien laissé. Elle n'avait pas le droit de faire ça, c'est tellement injuste !

Il finit par chuchoter :

— Je vivais pour la revoir, alors maintenant je ne sais même plus pourquoi je vis. J'ai plus rien.

Je me décale vers la droite pour me coller à lui. Je pose ma tête sur son épaule.

— Je suis là, Owen. Je suis là.

On reste comme ça, en silence, pendant quelques minutes. Je sens son cœur battre dans sa poitrine. Il finit par dire :

— C'est le moment de l'année où la fête foraine où j'allais avec ma petite sœur arrive dans la ville. Tu veux qu'on y aille ?

Je me redresse un peu pour le regarder dans les yeux.

— T'es sûr que tu le sens ? On est pas obligés, je veux que tu puisses faire ton deuil correctement.

Il secoue la tête.

— Je proposerais pas si je voulais pas. C'est juste que là... C'est juste moi et mes pensées. Je pense que ça me ferait du bien de me changer les idées, et je t'ai promis que je te montrerais des feux d'artifices.

J'esquisse un sourire.

— Évidemment que ça me dit.

Il prend ma main dans la sienne.

— Merci d'être toujours là.
— T'inquiètes pas. Je te lâcherai plus jamais.

***

— Si tu as besoin de quelque chose, tu m'appelles, surtout, dit Linda à son neveu quand nous nous apprêtons à sortir.

Il est vingt heures, et Owen est seulement en débardeur. Je ne sais pas comment il fait pour avoir une chaleur corporelle aussi élevée, j'ai froid même avec mon gros sweat. Il m'a prêté des fringues à lui qui traînaient chez sa tante. Elles ont son odeur.

— T'inquiètes pas, Tata. Je le ferai.

Il la prend dans ses bras, et ça veut dire tous les mots qu'ils n'arrivent pas à prononcer. Je suis heureux qu'il l'ait toujours, elle, au moins. Il n'a peut-être plus sa sœur, mais il a toujours sa tante.

Il m'attrape par la manche de mon sweat et essaie de lancer joyeusement :

— Allez, viens, après on aura plus assez de temps pour profiter de toutes les attractions.

Je sais qu'il essaie de se persuader qu'il va bien, alors je rentre dans son jeu.

— Ouais, t'as raison. Au-revoir, Linda. À demain matin.
— À demain, souffle-t-elle, visiblement inquiète.

Je m'imagine ce que ça devait être, pour elle, de vivre une vie où sa nièce est morte, et où elle ne sait jamais si son neveu va bien ou pas, enfermé dans un endroit tellement dangereux qu'il pourrait bien mourir à n'importe quel moment. Ça me donne une bouffée d'empathie pour elle.

Avec Owen, on marche jusqu'à un bus dans le silence. Je lui laisse la place côté fenêtre, et on descend à un arrêt vingt minutes plus tard. Ça nous dépose pile devant la fête foraine.

Je lève la tête, et les lumières m'éblouissent. Ça ressemble à ce que j'en lis dans les livres. Il y a des lumières de toutes les couleurs, des attractions partout. Des grandes roues pas si grandes que ça, des pêches au canard, des auto-tamponneuses, comme si on était restés bloqués dans le passé.

— Alors, t'en penses quoi ? Lance mon ami à côté de moi.

Je me tourne vers lui, les yeux brillants.

— C'est le truc le plus extraordinaire que j'ai vu de toute ma vie.

Ça le fait un peu sourire, et je suis heureux d'avoir réussi cet exploit. Je ferais n'importe quoi pour qu'il sourit à nouveau.

— On commence par quoi ? Je finis par demander, me ressaisissant.
— À toi l'honneur, rétorque-t-il.

La lueur éteinte qui vibre dans ses yeux depuis hier semble vaciller un peu.

— C'était quoi ton attraction préférée, quand tu y allais avec Alix ? Je demande.

Une chose que j'ai appris sur le deuil, après la mort d'Axel, c'est sans aucun doute qu'éviter le nom de la personne auprès de la personne qui l'a perdue est l'opposé du bon comportement à adopter. Chaque fois que les gens utilisaient des synonymes pour éviter de prononcer son prénom, quand ils essayaient d'éviter le sujet et faire comme si mon frère n'avait jamais existé, ça me mettait la rage. Une personne n'arrête pas d'exister seulement car elle meurt. Son souvenir reste, et c'est rageant de voir d'autres gens essayer de l'effacer.

Alors, je préfère qu'il se souvienne des bons moments avec elle. Il n'a sans doute pas besoin que j'évite le sujet à tout prix, mais plutôt que je fasse comme si elle était toujours vivante, que je fasse ce que j'aurais fait si on était allés ici avec elle.

— La grande roue, répond-il. À chaque fois qu'on y allait, je m'amusais comme un dingue, je criais, et Alix se cachait dans mon épaule. Au début, elle ne voulait jamais y aller, mais j'insistais, et elle se retrouvait à être inclue dans mes conneries.
— T'es vraiment une personne horrible, je dis sur le ton de la blague.
— Je sais, je sais, sourit-il.
— Je veux voir si cette grande roue est aussi terrifiante que ce que tu en dis.
— Pas de problème.

On fait la queue pendant une quinzaine de minutes (les files d'attentes pour les attractions sont gigantesques) et quand on peut enfin monter dans la cabine de la grande roue, je me colle à la vitre pour observer le paysage. La ville de nuit est magnifique, avec toutes ses lumières allumées au milieu du noir de la nuit. Tous les grattes ciels qu'on peut apercevoir d'ici, tenter de toucher les étoiles. La nuit est claire, on voit toutes les constellations.

Je me cale contre Owen, et je lance :

— Cette constellation là, c'est la petite ourse.

Il lève les yeux pour la regarder à travers le toit transparent de la cabine et tend le doigt vers une autre.

— Celle-là, c'est la grande ourse. Est-ce qu'ils disent, dans les livres du Pavillon, que tout le monde les appellent la petite casserole et la grande casserole ?

Je les observe quelques secondes avant d'hocher la tête.

— C'est vrai qu'il y a une ressemblance.

Je fouille le ciel quelques instants, la cabine en marche, les étoiles semblant dégringoler au dessus de nous.

— Elle, c'est Cassiopée.
— Et elle, c'est l'étoile polaire. Elle montre toujours le Nord.
— Ça, je le savais. J'ai bouffé tous les livres d'astronomie, et même d'autres trucs que l'astronomie, de la bibliothèque du Pavillon. Plusieurs fois. Ils ne renouvellent pas trop leurs choix livresques.

Je passe un bras autour des épaules d'Owen. Il passe le sien autour de ma taille et murmure :

— Tu crois qu'Axel, Alix et Rose sont là-haut ? Qu'ils sont une des étoiles ?
— Tout est possible, je répond sur le même ton. Mais j'ai jamais cru à ces conneries.
— Il n'est pas trop tard pour changer d'avis, réplique-t-il en haussant les épaules.
— Tu connais d'autres constellations ? Je demande.
— Il y a la couronne boréale, là, dit-il en pointant une direction à ma gauche. À part ça, j'en connais pas énormément d'autres. C'est toi l'expert, après tout.

Je sens mes yeux se fermer peu à peu. J'ai envie de m'endormir ici, et d'oublier un peu tout ce qui se passe.

— Qu'est-ce que tu vas faire ? Je finis par demander.
— À propos de quoi ?
— Ta vie.
— Faudrait déjà que je me retrouve une raison de vivre, avant. Désolé de te faire attendre comme ça. J'ai juste...

Il soupire, fatigué.

— J'ai juste besoin d'un peu de temps. De réfléchir à ce que je veux faire. Tu devrais faire ça aussi.
— On en avait déjà parlé, tu te souviens ? (Je souris faiblement.) Moi, journaliste. Toi, prof de guitare. C'est peut-être vraiment possible, en fait, qui sait ? J'aimerais tellement être journaliste.
— Tu serais quel genre de journaliste ? Demande-t-il. Celui qui va sur les champs de guerre pour filmer ? Celui qui présente le bulletin météo ? Celui qui écrit des articles dans le journal de la ville ?
— Le dernier, sans hésitation, je réponds. J'ai déjà eu mon lot de dangers mortels, et j'aime écrire. J'ai pas une imagination terrible, mais j'aime les mots. Ils étaient là quand personne d'autre ne l'était.
— Un peu comme la musique avec moi.

Il y a une pause. Un deuxième tour de grande roue reprend. Owen a menti, il ne crie pas du tout, et ça ne va pas si vite que ça. C'est juste très haut. Si haut que j'ai l'impression que je pourrais m'envoler.

— Owen ?

Il bouge contre moi pour me regarder.

— Mh ?

J'en ai envie, alors je lui embrasse la joue.

— Fais-moi écouter ta musique préférée, s'il te plaît.

Il laisse un baiser dans mes cheveux et sort son téléphone de sa poche. Il cherche dans sa playlist et démarre une musique à laquelle je ne m'attendais pas vraiment. Je pensais qu'il écoutait du rock, ce genre de trucs, mais la musique n'est pas violente du tout, juste un peu triste. Je crois qu'elle parle de deuil. L'ironie est frappante.

À la fin de la chanson, c'est aussi le moment où la grande roue finit son deuxième tour. Je baille et me force à descendre de la roue. Je tends la main à Owen pour l'aider à sortir et quand on est tous les deux dehors, je crois qu'aucun des deux n'a le courage de lâcher la main de l'autre. Sa playlist passe sur une autre musique. La nuit est en train de vraiment tomber, on ne voit plus grand chose.

— Le feu d'artifice ne va pas tarder à commencer, souffle-t-il. On y va ?

Je hoche la tête.

— Je vais t'emmener là où on se posait pour le regarder avec ma sœur. Si on veut le voir sans payer nos places, faut le regarder par derrière. En général, on se posait sur le bord de l'eau. On peut le voir super bien de là.
— Je suis le chef.

Il m'entraîne avec lui, et je ne peux pas m'empêcher de penser à nos mains qui sont toujours l'une dans l'autre. C'est idiot, on a fait bien pire. Mais ça me paraît tellement irréel que... Qu'il soit là. Qu'il existe. Que je lui plaise aussi ? Je ne sais pas, je ne comprends rien.

On finit par arriver au bord de l'eau. On s'asseoit sur le rebord, j'ai un peu froid même avec mon sweat. On dirait que ça ne fait rien à Owen. Je me presse contre lui, et il me frotte les bras pour me réchauffer. Je le remercie d'un regard.

— Comment ta sœur a réagit, la première fois que tu l'as emmenée ?

Il sourit, comme s'il se souvenait de quelque chose de vraiment lointain. Peut-être que ça l'est.

— Elle était tellement heureuse qu'elle est sautée à l'eau et elle a tenté d'atteindre le feu d'artifice à la nage. J'ai dû finir par l'arrêter pour pas qu'elle se noie, mais on est restés dans l'eau un sacré moment, avant de remonter. C'était magique.

Alors qu'Owen finit de parler, les premiers feux se mettent à crépiter dans le ciel. On lève les yeux d'un même mouvement, et on se cale encore un peu plus l'un contre l'autre. Je sens le flot de l'eau sous mes pieds sans la toucher.

D'abord, il y a un bouquet vert, puis bleu, puis rouge, et rebelote. Ça va plus haut que les étoiles, c'est magnifique. Pour un premier feu d'artifice, franchement, je ne suis pas déçu. Il y a un bouquet final, et j'ai l'impression qu'il ne s'arrêtera jamais. Je perds la notion du temps. Owen a tenu sa promesse. Il m'a emmené voir un feu d'artifice.

Alors qu'il sort son téléphone pour vérifier l'heure qu'il est, je vois que son attention est détournée par autre chose.

— Ça va ? Je demande en haussant les sourcils.
— C'est juste que... Je suis tombé sur un article... Dit-il, perplexe.
— Et ?
— Tu ferais mieux de lire toi-même.

Il me tend son portable.

“Un avion en direction des États-Unis et en provenance de Valonia s'est encore crash. C'est la dixième fois en quelques mois. Les autorités s'inquiètent et essaient de comprendre la source du problème. C'était un jet privé appartenant au directeur de l'établissement le Pavillon, Monsieur Whiston. A l'intérieur : un des élèves de l'établissement partant en études supérieurs, Oliver, et deux de ses camarades, Mark et Thomas.”

Je relève la tête, un éclair d'illumination me traversant.

— Tu penses à la même chose que moi ? Je demande.
— En fait, il n'a jamais eu l'intention de nous emmener dans des universités pour criminels, pas vrai ? Je ne suis même pas sûr qu'elles existent vraiment, au final...

On se dévisage un instant, la terreur envahissant notre cerveau.

Il est minuit trente.

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