aconit

Quand je me réveille, le lendemain matin, il y a des cafards partout sur le sol de ma chambre. Au début, je dois bien avouer que je me fais avoir par l'effroi. Mais comme je ne peux pas me le permettre longtemps, je reprends vite contenance. J'attrape l'aspirateur dans un coin de la pièce, et j'aspire tous les cafards de la chambre.

Je dois bien avouer que ça m'inquiète un petit peu. Si la personne à réussit à s'introduire comme ça dans ma chambre, c'est qu'elle doit avoir un minimum de matière dans le cerveau.

Et c'est que j'ai bel et bien été assigné à quelqu'un, cette année. Ce n'est pas comme si je ne le savais pas, mais l'avoir devant moi est différent.

Ce n'est pas bon que je relâche ma garde déjà, si tôt dans l'année. Il faut vraiment que je me reprenne.
Comme chaque mardi matin, après m'être préparé, je glisse un couteau dans la poche intérieure de mon jogging et je sors de ma chambre.

Je monte au premier étage et je me dirige vers la pièce du fond, la salle informatique.

Je fais partie de l'équipe du journal du Pavillon, appelé de manière très banale “La Gazette du Pavillon”, et ce depuis que j'ai treize ans. Après ce qui est arrivé à Axel, j'avais besoin de quelque chose pour me changer les idées, et mon tatouage n'a fait que la moitié du travail. Me noyer dans une nouvelle passion a fait l'autre moitié. Je n'ai jamais envisagé de quitter le journal du pensionnat depuis.

C'est un journal bimensuel, il y a deux réunions par semaines, une le mardi et une le vendredi, et le journal est distribué à qui le veut dans l'école un mercredi sur deux. Ellie et Rose, les filles d'hier, font partie de l'équipe du magazine, ainsi que deux garçons, Tom et Ethan. Je n'ai pas particulièrement d'animosité envers eux, mais ça ne veut pas dire qu'ils sont plus que des connaissances. Pour moi, ils sont juste les gens avec qui je fais le journal du Pavillon depuis quatre ans, et ça s'arrête là.

— Alors, de quoi on peut parler, ce mois-ci ? Demande Ethan.
— Ben, y a tellement de trucs de quoi parler, tu peux pas me dire que t'as pas d'idées ! S'exclame Tom.
— J'ai jamais d'idée, tu sais très bien que je suis juste ici parce que j'aime écrire, alors balance.
— Bah déjà, dit son ami en levant un doigt, on a le début de l'Examen de cette année. Ensuite et surtout, il y a l'arrivée de ce nouvel élève, qui a un nom de famille. C'est trop bizarre.
— En parlant du nouveau, lance Rose. J'ai tenté de lui parler hier, mais il était super froid avec moi. Fin, la manière dont il me regardait, on avait l'impression qu'il aurait voulu me tuer.
— On est littéralement dans une école pour assassins, Rose, lui fait remarquer Ellis. Y'a que toi qui joue aux Bisounours, ici.
— T'abuses, marmonne-t-elle en roulant les yeux dans ses orbites.
— Perso, je rajoute, je pense juste que c'est sa manière d'être en général. Il a été particulièrement désagréable avec toi, je veux dire, oralement ?

Rose se met à réfléchir en fronçant les sourcils et Ellie tente de faire passer un rire pour un toussement. Ethan lui met une tape à l'arrière de la tête pour qu'elle arrête, ce qui ne fait que la faire rire encore plus fort.

— Pas vraiment, finit par déclarer Rose. Tu dois avoir raison.
— C'est vrai, on choisit pas la manière dont on regarde les gens, ni sa gueule d'ailleurs, sinon Ethan serait bien plus beau gosse, ricane Tom.

J'esquisse un sourire, ce qui est déjà beaucoup pour moi, et les autres se tapent une barre.

— Donc on centre surtout ça sur le nouvel élève ? Récapitule Ellie.
— Oui, je pense que honnêtement ça serait ce qui intéresserait le plus les élèves, approuve Tom. Eh, Sid, tu lui as parlé, non ?
— C'est Sidney ou La Rose Noire pour toi, enfoiré, je grommelle. Et sinon oui, je lui ai parlé.
— Je vais faire comme si j'avais rien entendu. T'as remarqué un truc bizarre chez lui ?

Je me mord la lèvre pendant que je réfléchis. Je n'ai pas envie de laisser passer une information compromettante à mon sujet ou celui du Professeur sans le vouloir. Je repense à son changement subit de comportement quand je me suis montré amical avec lui. Ça me fait mordre ma lèvre encore plus fort, et je sens le goût du sang sur ma langue.

— Pas vraiment, à part peut-être le fait qu'il se trimballe avec plein de lames super visibles, mais c'est sûrement un effet de style.
— Ou une protection nécessaire quand on fait notre rentrée dans une école d'assassins, nuance Ellie.
— Touché. Mais ouais, j'ai vraiment rien vu de bizarre avec lui. Il agissait normalement et je l'ai trouvé super sympa.
Sid qui trouve quelqu'un sympa, on aura tout vu ! Raille Tom. Faut sortir le Champomy !
— Et les confettis, renchérit Rose.

Ça me donne presque envie de sourire. Mais je me recompose vite. Ma devise, c'est “pas d'attache”. C'est juste que... Être proche de gens pendant dix ans et subitement tous les abandonner, c'est difficile, et parfois je me rappelle encore de l'époque où on trainait ensemble, Rose et Tom et Ethan et Ellie et Oliver et Axel et moi, les gens qui me connaissaient le mieux au monde. L'époque où on pouvait juste aller à l'école, et rire les uns avec les autres, et se montrer les nouveaux mouvements qu'on avait appris, sans que rien de tout ça ne soit compliqué. Quand je ne devais pas encore tuer des gens qui avaient peut-être un jour compté pour moi, en faisant comme si ça n'avait pas d'importance.

Ce qui est bien, avec l'auto-persuasion, c'est que parfois, elle est tellement forte que tu y crois bien plus qu'à ce qui est vrai. Je me suis tellement forcé à penser que rien n'avait d'importance, que ce qui était arrivé à Axel n'avait pas d'importance, que la perte de mes anciens amis ne me faisait rien, je finis par y croire.

Après, c'était il y a longtemps. En quatre ans, j'ai eu le temps de perfectionner mon motto. C'est de moins en moins compliqué, d'annihiler mes sentiments. Maintenant, j'ai l'impression d'être une coquille vide qui ne ressent plus rien, et peut-être qu'au final ce n'est pas si mal.

***

Je passe toute la journée à m'asseoir à côté d'Owen, à traîner avec Owen aux pauses, et à bouffer avec Owen. Je l'ai même invité à s'asseoir à ma table au réfectoire, c'est dire à quel point je rentre dans le jeu !

Il ne m'a pas donné un seul signe qu'il pourrait avoir un motif ultérieur en étant sympa avec moi. Ça a vraiment l'air d'être un bon gars, mais apparemment, il n'a pas la lumière à tous les étages, pour ne pas se rendre compte que quelque chose cloche ici. Que les gens n'osent même pas m'appeler par mon prénom, tellement je les terrifie. Que personne ne s'est jamais assis à ma table depuis quatre ans, à part lui désormais.

— Tu feras quoi, quand tu seras sorti d'ici ?

Je sursaute.

— Hein ?
— Quand tu seras sorti d'ici. Que t'auras buté ta cible, tout ça. Qu'est-ce que tu feras ?
— C'est pas une question, ça. J'ai pas le choix. J'irai à New York, à une des universités pour assassins professionnels. Je continuerai à bosser, je deviendrai le meilleur, et je me débrouillerai pour gravir les échelons jusqu'à passer d'assassin pro du premier ministre à celui du président. Et à partir de là, on verra à quel degré je peux changer le monde.
— T'as de l'ambition, dis donc.

Sans blague. C'est tout ce que j'ai...

— Pas toi ?

Il soupire.

— Pas vraiment. Je veux sortir d'ici, mais quand je le ferai, je m'enfuirai. Je prendrai leur vol jusqu'à New York, et puis je prendrai de l'argent dans mon compte en banque et je me prendrai un appartement quelque part. Je me ferai des amis. Ce genre de trucs. Je serai normal.

Ça me fait un peu me sentir coupable, de me dire qu'à cause de moi, il ne fera jamais ça.

— Pourquoi t'as les cheveux rasés ? Je demande en prenant une bouchée de pâtes.
— L'aspect pratique. C'est plus pratique d'être au Pavillon quand t'as pas besoin de t'occuper de tes cheveux tous les matins, raille-t-il.
— Ils étaient de quelle couleur, quand t'en avais encore ?

Sa peau est tellement blanche qu'on dirait du papier. Ses cheveux pourraient être de n'importe quelle couleur.

Je ne sais même pas pourquoi ça m'intéresse. Mais si, mon inconscient. Mon inconscient veut se renseigner sur ma future victime, pour trouver le meilleur moyen de le tuer. Oui, je me disais bien que ça ne pouvait être que ça. Il faut que j'en apprenne le plus possible sur lui, pour prévoir le moyen le plus optimal de l'assassiner.

— Blancs.
— Blancs ? Je répète. Tu t'es teint les cheveux ? Je parlais de ta couleur naturelle.
— Non, vraiment. Je suis albinos, je sais pas si ça se voit.

Après réflexion, oui, ça se voit totalement. Sa peau est aussi blanche que de la neige et ses yeux sont d'un bleu si limpides qu'on pourrait s'y noyer.

— J'ai lu quelque part qu'une personne sur 20 000 était albinos. C'est quand même un sacré hasard que tu fasses partie de ces personnes.
— Et en plus, seulement 1,5% de personnes se définissent bisexuelles, comme moi, selon une étude récente. Je me demande à combien s'élève le pourcentage d'albinos bisexuels.
— Sans doute pas beaucoup. Comme le nombre de tueurs en série homosexuels.

On se dévisage, près à se foutre une baffe si un de nous dit un truc de travers.

— Oh, à mon avis, y'en a plus que ce que tu penses.
— Pourquoi t'es entré au Pavillon que maintenant ? T'es pas entraîné du tout, tu survivra jamais à l'année.
— Ne me sous-estime pas. J'ai pas mal d'expérience derrière moi.
— Comment c'est possible ? Je demande. Y a d'autres établissements un peu comme le Pavillon, où ils donnent les meilleures techniques pour tuer quelqu'un ? Les cours sur comment cacher un cadavre, tout ça ?
— Nan. J'ai appris seul.

Le garçon décolle son plateau de la table, sans doute pour clore la discussion, et je le suis.

— On se met ensemble pour le travail de groupe en géo ? Je demande. Tu sais, celui où il faut faire la carte de Valonia.

On se dirige machinalement vers la salle de repos. C'est interdit, d'aller dans les chambres des autres, alors en général, les gens vont dans la salle de repos. Le seul problème, c'est que c'est bien trop bruyant pour être vraiment reposant, alors si tu veux vraiment te reposer, tu vas seul dans ta chambre.

— C'était l'idée, oui. Surtout que je suis pas de Valonia, alors ça me paume vraiment, de devoir faire une carte.
— Tu verras, je vais t'aider, et dans une semaine tu seras in-co-llable sur tout ce qui concerne Valonia.

Je sens mon portable vibrer dans ma poche et le sort pour y voir un message du Professeur.

— Bon, excuse-moi, je dis en direction de mon camarade, mais je vais devoir y aller. J'avais oublié que j'avais une réunion urgente avec le club de journalisme.
— Pas de problème, dit-il. Je peux juste avoir ton numéro, pour qu'on s'arrange pour le devoir ?

Je sais que c'est un défi. Je le sens dans sa voix. Mais si je ne le relève pas, alors ce sera moi le faible, dans l'histoire. Je prends sur moi et lui dicte mon numéro. Il m'envoie un message pour que je l'enregistre, et Owen Carter devient définitivement le troisième contact que j'ai eu sur mon téléphone de toute ma vie.

Je commence à m'éloigner, juste à temps pour voir ses yeux aller et venir entre la salle de repos et moi, ses sourcils se fronçant, avant de serrer les dents. Je ne sais pas ce qu'il y a vu, mais ça n'a pas dû lui plaire, alors je ferais mieux de faire plus attention.

En entrant dans le bureau du Professeur, je vois qu'il est assis derrière son bureau et qu'il m'attend.

— Bonjour.
— Sidney. C'est un plaisir de te voir.
— Nous nous sommes vus hier, Professeur.
— Oui, mais il s'est passé beaucoup de choses, depuis. Je voulais savoir ta progression. Est-ce que tu as déjà un plan pour tuer Owen ?
— Oui, Professeur.

Il s'avance un peu en avant sur son bureau, intéressé, et je frissonne.

— Assieds-toi et parle m'en un peu plus, Sidney.

Je hoche la tête et m'exécute.

— J'ai décidé de devenir ami avec lui, de faire en sorte qu'il me fasse confiance. Et une fois cela fait... Je le poignarderai dans le dos, dans le sens propre, comme le figuré. C'est assez bateau, comme plan, mais il est nouveau, et probablement naïf, alors je me suis dis que ça en serait un bon.

Le Professeur paraît sceptique.

— Ne le sous-estime pas. Il a beau ne pas avoir pris de cours d'assassinat auparavant, il a tout appris de lui-même, et ça n'en fait qu'un ennemi plus redoutable pour toi. Il est peut-être même le seul qui pourrait rivaliser avec toi, sur cette île.

Je serre les dents, la colère affluant dans mes veines. Je suis le meilleur ici, j'ai travaillé toute ma vie pour en arriver là, et qu'on me manque de respect de cette manière, ça fait chauffer le sang dans mes veines.

— Mais j'ai quelque chose qu'il n'a pas, et c'est l'absence de sentiments, je réplique, pinçant. Peut-être qu'il est redoutable, mais s'il s'attache à moi, il me fera confiance. Alors que moi, je ne fais confiance à personne, je ne m'attache à personne, je n'ai pas de réels amis, n'importe qui peut-être un pion à mes yeux.
— Je te l'accorde.

Le Professeur réfléchit quelques secondes avant de reprendre.

— Même à moi, tu ne me fais pas confiance ?

Je sens que c'est une question-piège, alors, comme toujours dans ces cas-là, je mens.

— Évidemment que je vous fais confiance. Vous êtes la seule personne de confiance, ici.

Il n'a pas l'air de vraiment me croire, mais je suis un bon acteur. Il finit par hocher la tête.

— C'était tout ce que je voulais savoir. Ah, et aussi, j'aimerais que tu me fasses des rapports hebdomadaires sur ton avancée.
— Pourquoi ?

Je sens que j'ai fais une gaffe, parce qu'il répond :

— Ne pose pas de questions.

Je ne fait qu'acquiescer, parce que je sais que je risque de dire une autre bêtise si j'ouvre ma bouche à nouveau.

En retournant dans mon lit, ce soir-là, une petite carte postale m'attend sur mon lit. Dessus, il y a une image de Valonia. Quand je retourne la carte pour la lire, je vois que derrière il est écrit, en majuscules arc-en-ciel :

Je fous le bordel et tu nettoies derrière, bon chien. Continue comme ça, et tu ne m'attraperas jamais.

Je sens la rage me monter au cerveau, et je déchire la carte postale, puis je marche sur les bouts laissés au sol. Il veut jouer à ça ? Eh bien, qu'il en soit ainsi. On dirait bien que je vais devoir tuer deux personnes différentes, cette année.

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