Chapitre I : Ereane Laoric
Le temps était mauvais. Les nuages s'étaient amassés de sorte qu'aucun rayon de l'astre du jour ne puisse éclairer la région. Sur tout le duché d'Heim, personne ne pouvait clamer avoir vu le soleil briller en ce jour. Une pluie diluvienne s'abattait sur les collines de Suze. Aucun villageois sensé n'aurait mis le pied dehors sauf s'il voulait prendre un bain ou se désaltérer. En ces cas, l'effet aurait été immédiat, une magnifique trombe d'eau descendante faisant office de robinet.
Toutefois, ce n'était pas le cas de deux individus. Les membres de ce couple arboraient la même tenue visible, soit une longue cape sombre de couleur beige qui couvrait leurs habits de la tête aux genoux. Leur marche était pénible, entravée par les longs brins d'herbe qui recouvraient le sentier. Un des deux fatiguait plus que l'autre, traînant sans cesse ses chausses dans le sol trempé. Le premier se retourna, préoccupé par la démarche du second.
-Vous devriez vous dépêcher, petit comte. Accélérez votre marche si vous ne voulez pas trébucher.
-Dois-je comprendre que tu n'hésiteras pas à me faire tomber dès que tu en auras l'occasion ? Et je t'ai déjà dit d'arrêter de m'appeler ainsi.
-Croyez ce que vous voulez, mais évitez de me donner des idées, petit comte.
-Les ruines ne vont pas disparaître comme ça, Laya.
-Ce n'est pas une raison pour me faire attendre...
-Appeles-moi Mak.
-...d'accord, petit comte Ensta.
Le second grommela avant de tirer sa capuche vers l'arrière, révélant alors ses courts cheveux blonds. Une avalanche d'eau vint s'aplatir sur sa tignasse dorée. Son acolyte se mit à pouffer de rire avant que Mak ne lui enlève sa capuche : "Hey, arrêtez ça !". Il était trop tard, Laya avait déjà ses longs cheveux noirs complètement trempés.
-Alors ? Dit le jeune comte en souriant avant de tomber à la renverse dans une flaque.
-Alors, respectez vos aînés ! Fit la jeune femme en se recouvrant la tête.
Après ce moment de détente et de repos, les deux partenaires s'arrêtèrent enfin. Ils étaient dans un creux situé entre trois collines. Alors que Mak s'arrêta, Laya fit le tour du creux en scrutant le sol. Enfin, après quelques minutes de recherches, elle ramassa un bout de bois, l'examina puis se remit en route. Mak, consterné de voir que son trajet n'était pas encore terminé, se remit à sa suite en pestant contre le mauvais temps. Finalement, les deux individus arrivèrent à destination.
-Quoi, nous devons aller dans la forêt maintenant ? Se plaignit le petit comte.
-C'est à l'intérieur que sont les ruines, répliqua Laya.
-Bon, j'espère qu'elles ne sont pas trop loin, gémit Mak.
-Plaignez-vous encore une fois et je vous arrache la mâchoire, gronda la jeune femme.
Sur cette menace, l'adolescent se tut et le couple s'engouffra dans la forêt. Le jour semblait avancer lentement, mais les deux compagnons observèrent que la nuit pourraient tomber sans même qu'ils n'aient trouvé ce qu'ils étaient venus chercher. Pendant que Mak ruminait en pensant qu'il n'avait rien emmené pour camper, Laya restait calme, le visage décontracté. Elle savait qu'ils arrivaient bientôt à destination. D'ailleurs, ce qu'elle était venue montrer au jeune noble était presque en vue.
Quelques pas plus loin, elle s'arrêta brusquement. Mak arriva quelques secondes plus tard avant de s'immobiliser. Le spectacle était jouissif pour lui . Après plusieurs instants de contemplation, le jeune garçon réussit enfin à faire sortir des sons de sa bouche.
-Fabuleux...
-N'est-ce pas ?
-Elles sont magnifiques, encore plus belles que je ne les avais imaginées. À quelle époque appartiennent-elles, à ton avis ?
-Sans doute à l'Age sombre. Vous n'êtes pas déçu du voyage ?
-Si c'est pour voir ça, absolument pas ! Allons voir ce qui nous intéresse.
-Vous ne préféreriez pas attendre demain pour investiguer ces ruines, jeune seigneur ?
-Ah non, s'exclama-t-il. Je veux tout voir tout de suite ! Incroyable... Comment une ville a pu être construite dans ce sous-bois ? Comme j'ai hâte de raconter tout ça à Eri !
Alors que la jeune femme allait répliquer, Mak partit en courant vers les colonnes de marbre. Il était émerveillé par tout ce spectacle. Les restes de roches, dont certaines étaient encore intactes, témoignaient de la solidité de ces édifices de pierre et de leur splendeur passée. Ces vieilles ruines, qui apparemment dateraient de plus de cinq cents ans, Mak n'en connaissait l'existence que par les légendes du pays, racontées de génération en génération, et un certain ouvrage qu'il avait trouvé une fois chez lui. Voir ces vestiges d'une gloire antérieure ne faisaient pas qu'illustrer ce qu'il avait lu dans son bouquin. Il s'agissait surtout d'une preuve et d'une révélation pour lui.
Avant de toucher à ce patrimoine, le noble prit le temps de se signer, en traçant un triangle sur son front, avant de prononcer une courte prière : "Gloire au Trian...". Alors qu'il terminait son adoration, Laya l'appela : elle se trouvait au centre des ruines. Lorsque Mak arriva à l'endroit ou se trouvait son compagnon, il remarqua qu'elle tenait une sorte de tablette dans ses mains.
-Qu'est-ce ? Demanda-t-il en tendant les mains.
-Une inscription.
Laya donna la plaque d'argile à l'adolescent qui chancela sous son poids ? Lorsqu'il eut enfin retrouvé son équilibre, il dit à Laya.
-Elle est lourde... Ah non, s'exclama-t-il. Mais je ne comprends rien du tout.
-L'inverse m'aurait étonné. J'ai eu du mal à déchiffrer ce qu'il y avait dessus, mais je pense avoir compris les grandes lignes. Ici se trouve la cité d'Einar, capitale du royaume. La famille Ciroal souhaite la bienvenue aux vertueux et aux justes. Quant aux autres, qu'ils prennent gardent car la roue tourne.
-La roue tourne ?
-C'est une expression qui signifie que l'on n'est pas maître de son destin, et que la chance peut jouer en notre défaveur.
-Drôle d'avertissement. Penses-tu que ces habitants accéléraient ce processus ou bien laissaient-ils la roue tourner d'elle-même ?
-Vous voulez dire s'ils aimaient bien donner un petit coup de pouce au destin ? Ça, je n'en sais rien du tout, mais si c'était le cas, cela a dû mal se passer pour eux.
-Comment ça ?
-S'ils "encourageaient la fortune" pour punir les mauvaises gens, finalement, ils perdraient la vertu qu'ils étaient censés avoir. Et par conséquent, ils seraient victimes de leur propre avertissement ou menace.
Mak demeura silencieux, contemplant la stèle qu'il portait dans ses bras. Et s'il s'agissait de ce qui s'était vraiment passé ? La capitale aurait-elle pu punir ses propres habitants ? Cela semblait absurde ! Mais s'il s'agissait d'une intervention divine ? Et si c'était l'œuvre du Trian ou d'une quelconque autre entité supérieure ?
Quoiqu'il en était, ces habitants avaient dû profondément offenser la divinité en question pour être condamnés à l'extinction pure et simple de leur civilisation. Il ne pouvait en être autrement puisque qu'aucune trace de leur culture n'avait subsisté. Alors que le jeune garçon réfléchissait à d'autres hypothèses, le soleil disparut derrière la cime des arbres. La nuit était tombée.
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C'est par une journée ensoleillée qu'Ereane, apprenait ses leçons. Son professeur, Patrid Lok, enseignait pour tous les enfants de la cour royale. L'instruction du jour portait sur la politique, ce qui incluait histoire et géographie.
-Ereane, demanda-t-il, peux-tu me résumer la leçon d'hier ? Qu'Olan puisse s'en inspirer.
Olan Mus était le plus mauvais élève de la classe. Par conséquent, les élèves devaient toujours faire des rappels de cours en début de leçon. Et, étant donné qu'il n'arrivait jamais à répondre au professeur, il semblait que ces rappels étaient inutiles.
-Oui professeur, répondit la jeune fille. Notre royaume de Laor se situe sur Kneil, l'île sud de l'archipel. Il occupe la quasi-totalité de l'île en plus de quelques possessions sur l'île d'Emeran, au nord-ouest. Les autres royaumes de l'archipel sont Agil et Feren. Les trois royaumes ont chacun une frontière avec les deux autres.
-Très bien, Ereane, fit le professeur d'un air satisfait. Prenez exemple sur votre camarade Olan, au lieu de rêvasser en cours.
Toute la classe éclata de rire. Ereane avait un peu de peine pour le jeune homme : il avait du mal à apprendre et, à chaque fois, c'était à elle de réciter la leçon. A l'âge de dix-huit ans, il était considéré comme pire qu'un cancre. Elle se demandait si tous les premiers de classe ressentaient la même chose qu'elle envers le moins bon, en revanche, Ereane savait qu'Olan ne l'appréciait pas. Malheureusement, il ne pouvait pas le montrer à cause du rang de la jeune fille. C'était l'inimitié entre premier et le dernier de la classe. Cela la suivait depuis son enfance jusqu'à aujourd'hui, c'est-à-dire ses treize ans.
Depuis l'âge de quatre ans, Ereane avait toujours été animée par sa soif de l'apprentissage. Si bien qu'à seulement treize ans, elle avait cumulé autant de connaissances que bien d'autres brillants élèves plus âgés qu'elle de trois à quatre ans.
Patrid Lok termina le cours du jour. Lorsque tous les élèves furent sortis, Ereane fit sa révérence habituelle au professeur après quoi, elle le quitta. Car bien qu'elle adorait étudier, la jeune blonde s'octroyait toujours une partie de l'après-midi, il était alors près de trois heures. L'adolescente quitta les appartements du professeur, situés à l'est du château et le parcourut pour rejoindre la sortie ouest. Elle arriva dans le jardin et y trouva Oria. Celle-ci était la seule véritable amie d'Ereane et cette dernière était la seule amie d'Oria.
Presque tous les jours de la semaine, les deux amies se retrouvaient dans cette aire du jardin. Elle faisait à peu près la même taille qu'Ereane. Pour deux ans de plus, elle mesurait à peu près un mètre cinquante. La jeune courtisane avait de courts cheveux noirs qui s'arrêtaient avant ses épaules et contrastaient avec ceux de sa camarade, plus longs et imitant la couleur de l'astre du jour.
Les deux amies échangèrent sur leur journée. Oria travaillait aux cuisines. Elle était chargée des commissions à faire en ville. Elle connaissait toutes sortes de commérages qui circulaient dans la capitale. Cette fois, elle parla de ce qui se passait aux cuisines et aussi des préparatifs de la Skandrulia, cérémonie de passage à l'âge adulte durant laquelle l'héritier se fait couronner :
-Les préparatifs pour la fête sont déjà terminés, dit Oria.
-Vraiment ? Fit Ereane. Pourquoi ont-ils été faits aussi rapidement ? Ma sœur terminera sa retraite dans deux jours et la fête devrait avoir lieu un mois après la fin de la retraite.
-Je ne sais pas. Peut-être que le roi a décidé d'avancer la cérémonie pour qu'elle ait lieu avant le mariage...
-Le mariage ?
-Oui, votre sœur aînée va se marier. Vous n'étiez pas au courant ?
-Non... Mon père ne m'en avait pas parlé... Qui sera son époux ?
-Prince Kona d'Agil.
-Le second fils du roi d'Agil...
Ereane resta pensive. Oria ajouta :
-Ne soyez pas si triste. Le roi sait que vous aimez beaucoup vos sœurs. Il voulait sans doute ne pas vous faire de peine.
Ereane demeura muette :
-Princesse ?
-Oui.
-Vous ne dites rien.
- ... Et ma sœur Melonie ?
-Je ne sais pas.
-Je me disais que mon père la marierait sans doute au dernier fils du roi Gehar. Dans ce cas, il ne me resterait plus qu'à épouser un noble du pays. À quelle maison serais-je promise ? ...
-Sans doute aux Eine, ils possèdent la plus grande partie des terres de l'ouest et leur capitale se trouve à seulement dix kilomètres d'ici. De plus, j'ai entendu qu'ils étaient plutôt "remuants" ces temps-ci. Vous savez... Depuis la révolte d'il y a dix ans...
-C'est vrai, mais de l'autre côté, il y a les Anar.
-Votre famille éloignée ?
-En effet, notre maison cadette. Leur réseau d'influence touche même les familles les plus à l'est. De plus, ils sont méfiants envers nous depuis la mort de leur héritier l'an dernier. Père pourrait marier l'une d'entre nous pour les apaiser.
-Mais au fait, quand j'y pense, les Eine contrôlent l'ouest, les Anar l'est et le roi le centre, non ? Dans ce cas, j'imagine que votre père vous mariera, ainsi que votre sœur, chacune à une des deux familles, non ?
-Les terres royales sont très limitées, tu sais. Ce sont plutôt les Anar qui contrôlent le centre. En fait, nous sommes plutôt un tampon.
Ereane s'arrêta. Un tampon, c'était exactement cela. Les terres de la couronne étaient juste un glacis entre les deux familles. Cela avait-il été prévu par le premier roi ? Ou bien était-ce le fruit du hasard ? Aussi loin qu'elle avait lu dans les livres d'histoire, les maisons Anar, Eine et Laoric étaient déjà existantes. Et, même si les chroniques du royaume avaient débuté une cinquantaine d'années après la fondation du Laor, ces trois familles paraissaient avoir eu une histoire commune qui semblait dater de bien avant la création du royaume. Une part sombre et inconnue de l'histoire qui intriguait les savants et les curieux.
-En y réfléchissant bien, il est possible que mon père marie ma sœur et moi aux deux maisons. Ainsi, il s'assurerait la loyauté des Anar et des Eine. L'alliance avec le royaume d'Agil peut attendre. Nous sommes en paix depuis quelques années déjà...
Ereane faisait allusion au dernier grand conflit. Il y a plus de soixante-dix ans, une guerre sanglante avait ravagé le continent. L'affrontement, qui avait détruit des familles entières et laissé nombres d'orphelins, s'était terminé alors laissant place à l'armistice entre les trois nations de l'archipel. Aujourd'hui, la paix semblait acquise entre les différents royaumes. Oria perçut une note de désapprobation dans la voix d'Ereane.
-Mais... Cette perspective ne vous enchante pas...
-Tu vas sans doute me trouver idiote ou niaise... Je préférerais pouvoir me marier à l'homme qui me plaira. Cependant, je sais bien que c'est impossible... Si seulement j'étais un garçon ! Je pourrais au moins tenir tête à mon père...
Oria ne releva pas la remarque, mais s'inquiétait pour son amie. Bien que la plupart des courtisans l'admiraient pour son intelligence, beaucoup de nobles en étaient gênés, et même certains étaient irrités de voir une petite fille leur être supérieure ou même être leur égal. Il s'agissait là de l'infortune d'Ereane : être née dans un monde où on l'écraserait pour son sexe et pour son génie.
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