— Je t'avais bien dit qu'il y avait un lien avec la légende de la rivière ! s'exclama John d'un ton triomphant.
Ce dernier avait prononcé ces mots alors qu'ils venaient de rendre visite à l'ancienne femme de chambre de Mlle Mélianne. La bâtisse ancestrale se découpait sur la lumière dorée, écrasant de son ombre majestueuse l'avenue qui la bordait. Les pierres anciennes étaient à demi enfouies sous un lierre envahissant lequel débordait sauvagement de l'autre côté du mur d'enceinte. L'air était frais, et de légers nuages pointaient tandis que le crépuscule se coulait doucement.
— C'est vrai que le lien est troublant... admit Lucia, qui l'accompagnait.
Cette dernière se rappelait encore leur échange avec la domestique. Elle leur avait raconté que sa maîtresse aimait se promener le long de la rivière. C'était une jeune femme mélancolique et poète à ses heures perdues. Elle venait d'ailleurs souvent chercher l'inspiration près des flots paisibles. Et ce soir-là, elle était justement sortie à son endroit favori pour ne finalement jamais revenir.
— Sauf que tout est logique ! La femme a disparu près de la rivière, l'autre homme aussi. Peu de temps après, on les retrouve mort sans aucune indication sur ce qui a pu les tuer. D'ailleurs la police a simplement conclu à une crise cardiaque... argua John devant la mine peu convaincu de Lucia.
— Tu ne vas pas me dire que cette rivière est hantée ou je ne sais quoi ?
John tourna son regard excité vers la jeune femme et s'exclama :
— Et pourtant si ! D'ailleurs tu connais bien cette légende ! Celle qu'on raconte aux enfants pour éviter qu'ils trainent la nuit. Une créature aquatique vivrait dans l'eau et le soir, il lui arrive d'attirer ses victimes en jouant sur leur générosité et leur altruisme. Elle en profite alors pour hypnotiser sa proie jusqu'à ce que cette dernière la rejoigne dans les flots glacées pour qu'elle lui prenne son âme.
Lucia lança un regard septique au jeune homme. L'idée se tenait mais elle ne parvenait à croire que quelque chose de surnaturelle puisse lier ces deux morts ni le comportement étrange de Yaël.
— Ça reste logique mais ne peut-on pas y voir un lien plus rationnel ?
John secoua la tête et s'empressa de lui démontrer sa théorie :
— Lorsque Yaël a retrouvé cette femme, cette dernière s'est enfuie en ne laissant derrière elle que des flaques d'eau. Première preuve. De deux, il l'a trouvé au bord de la rivière et tu le connais, il ne recule devant rien pour aider les autres. Ce qui me laisse penser que notre ami est sa prochaine victime !
— Tu sous-entends donc que ce n'est pas Mlle Mélianne qu'il a trouvé ? C'est vrai que c'est plausible puisque cette dernière est morte il y a déjà neuf jours ce qui ne coïncide pas avec la date où Yaël l'a ramené. Et cela pourrait expliquer les flaques ...
— Tu vois que j'ai raison ! Il y a un truc surnaturel dans cette histoire, et je le sens très mal !
Mais Lucia afficha une moue perplexe. Les arguments étaient bons et cela expliquerait les agissements pour le moins étrange du jeune homme. Pourtant son côté rationnel peinait encore à y croire.
— En attendant, il faut qu'on retourne au café pour trouver Yaël et essayer de lui faire entendre raison. Ce sera le seul moyen avant qu'il ne fasse n'importe quoi !
Mais ils étaient loin de savoir qu'il était déjà trop tard. Tandis que les deux amis couraient pour revenir au café, la nuit tomba pour laisser place au croissant argenté de la lune. Dans le ciel, scintillaient les étoiles, reflet des milliers de constellations. Une route serpentait entre les arbres, comme un reptile dans les herbes hautes. Bientôt un pont apparu à l'horizon, surplombant une rivière aux flots argentés. C'était la même qui en ce moment occupait toutes les lèvres.
La silhouette d'un homme se découpait sur la route grise, son ombre s'étirant à l'infini sous l'orbe blafard. Il marchait, seul, ses mèches brunes voletant sous le vent. Mais ses prunelles grises ne reflétaient rien si ce n'est la forme ronde de la lune.
Une fois parvenu au pont, il posa sa main sur le rebord en pierre et s'arrêta un instant. Une drôle de lueur passa dans son regard. Détermination ? Colère ? Non, ce n'était rien de tout cela. On aurait plus dit du regret. Mais aussi vite qu'elle s'était allumée, la lueur s'éteignit.
C'était comme un fil étrange qui le reliait à cette rivière. Un nœud inextricable qui le consumait de l'intérieur pour le dévorer peu à peu. Les flots glacés en contre-bas l'attiraient. Les rêves de cette semaine le lui avaient prouvés. Mais Yaël en avait à peine conscience. Plongé dans un état second, il semblait hypnotisé. Bientôt l'esprit de la rivière ferait une nouvelle victime.
Sa main, posée sur le rebord, se serra. Puis il enjamba le garde-fou et se retrouva debout, perché au-dessus du vide. Le vent se leva brusquement et fit claquer sa veste grise. C'était un curieux spectacle que cet homme dressé dans la nuit, tel une statue antique que le temps finit toujours par briser.
Brusquement, le fil qui le reliait à la rivière se resserra. L'esprit des eaux sentait que sa proie était proche et que bientôt, elle irait peupler le cimetière de toutes les autres qu'elle avait déjà sacrifiée. Une chape de plomb se coula dans l'esprit du jeune homme déjà pris dans les mailles de son filet. Un à un les souvenirs de sa vie défilèrent comme un album qu'on effeuille trop vite. Son enfance. Sa jeunesse hasardeuse. Le visage souriant encadré de mèches noires de sa tante. Sa vie d'étudiant. Les soirs au café. Ses amis.
Tous ces visages et ces souvenirs se mêlèrent et se déformèrent comme un gigantesque kaléidoscope pour ne former plus qu'une masse informe. Vide de sens. La main de fer étendit son ombre sur le jeune homme. Ce dernier ouvrit les bras, comme pour répondre à l'appel qu'il ressentait dans les tréfonds de son être. En dessous bouillonnaient les flots et leurs grondements résonnaient comme une musique à ses oreilles. L'appel devenait de plus en plus fort, presqu'irrésistible.
Alors, dans un geste fou, il bascula son corps dans le vide. Mais la chute lui fit l'effet d'une gifle et le carcan qui enserrait son esprit, desserra d'un coup son emprise. Durant les quelques secondes avant l'impact, sa terreur atteignit son paroxysme lorsqu'il réalisa l'énorme erreur qu'il venait de commettre. Mais il était trop tard. Le piège s'était refermé sur lui et il était impossible d'en échapper.
Le choc avec l'eau glacial lui coupa le souffle et il sentit sombrer dans les abysses de la rivière. Yaël essaya de se débattre, mais ses membres semblaient être de plombs. L'air commençait à lui manquer. Sa poitrine se contracta furieusement et il ouvrit la bouche dans un réflexe désespéré. Mais seules des bulles en sortirent comme un poisson à la face globuleuse se débat hors de son habitat naturel. L'eau s'infiltra dans ses poumons, l'étouffant un peu plus à chaque seconde. Il se sentait couler, attiré par les profondeurs glacés. C'était la fin. Et malgré sa furieuse envie de vivre, il ne parvenait à remonter. Son propre poids le tirait vers le fonds, comme si une ancre était attachée à ses pieds.
Ses paupières commencèrent à se fermer, sa vision devint floue tandis que les bulles s'échappant de sa bouche ouverte, se faisaient plus rare. Là-haut, il s'imaginait entendre le rire moqueur de la lune peser au-dessus des flots endormis. Les ténèbres se rapprochèrent, impatients de saisirent leur victime. Yaël n'essaya même plus de se débattre tant son corps était faible. Le manque d'air lui sapait ses dernières forces, grignotant peu à peu sa volonté de vivre.
Dans un dernier sursaut de sa conscience, ses paupières entrouvertes distinguèrent une silhouette vague qui se mouvait dans les flots. Un rayon de lune solitaire illumina durant un instant le visage d'une femme aux cheveux pâles ondoyant autour d'elle. Mais ses traits étaient flous dans son esprit que la mort enserrait déjà de ses griffes. Il la sentait approcher jusqu'à ce qu'elle ne soit qu'à un souffle de lui.
La créature lui toucha la joue dans un sourire triste puis elle se pencha vers lui. Son regard accrocha les yeux de l'apparition. Des yeux fins en amandes desquels se réfléchissait une lueur hypotonique et irréelle. Elle l'observa un instant avant d'apposer ses lèvres sur les siennes dans un baiser glacé. Mais insensible à ce contact, le jeune homme se sentit lâcher prise dans un dernier hoquet, laissant les ténèbres le happer de leurs griffes silencieuses. Puis le noir se fit.
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