Acte III

— Mais quelle histoire horrible ! Où avez-vous donc entendu de telles inepties ?

— Je vous assure pourtant que c'est vrai ! Une sublime créature aquatique attirant ses victimes dans les eaux glaciales de la rivière pour y prendre leur âme... Une légende mais n'aurait-elle pas des fonds de vérités avec les deux corps retrouvés sans vie il y a quelques temps ?

Tout en finissant d'essuyer un verre, Yaël écoutait d'une oreille distraite les délibérations des trois clients attablés non loin du comptoir. Sujet du jour : une vieille légende locale qui faisait s'agiter les langues et les esprits. Pourquoi ? Il n'en savait rien et n'avait guère le temps de s'en préoccuper. Ce n'était que les bourgeois qui pouvait prendre ce plaisir. Paresser et prendre du bon temps sans se soucier d'un éventuel manque d'argent.

Comme ces trois-là. Le monsieur le plus à sa gauche arborait une veste de costume sombre ainsi qu'une moustache bien peigné. Ses cheveux coupés en brosse lui donnaient des airs militaires que sa voix grave et profonde renforçait. Il avait posé son chapeau haut de forme sur la table. A sa droite, se tenait une jeune femme. Une robe de mousseline mauve faisait ressortir l'éclat de ses yeux pervenches et de ses cheveux noirs, coiffés en un complexe chignon. Son regard buvait les moindres paroles et geste d'un autre homme, celui là-même qui affirmait que cette légende ne pouvait qu'être vraie.

Ce dernier secoua sa crinière blonde, sentant le regard ardent de la belle sur lui. De sa main droite, il remua le liquide brunâtre dans sa tasse tout en continuant d'émettre ses hypothèses douteuses. Sans doute était-ce pour l'impressionner qu'il déblatérait de telles paroles.

« Ah les femmes ! », s'exclama in petto le jeune homme.
Comme celle d'hier. Pourquoi avait-elle fui ? Qu'était-elle devenue ? Ses questions sans réponses n'avaient cessé de le poursuivre durant toute la journée. Ajoutées à la fatigue et aux courbatures, autant dire qu'il n'avait pas eu l'air dans son assiette durant les interminables cours et le service du soir qu'il venait à peine de commencer.

« Tu espionnes les conversations maintenant ? «

Ce dernier sursauta, brusquement tiré de sa réflexion. Il posa son verre sur le marbre du comptoir et se tourna vers la voix. Il s'agissait de son ami, John. Des noirs cheveux hirsutes et de grands yeux gris composaient son visage au teint halé. Le torchon rejeté sur son épaule, lui donnait un petit air rebelle que les femmes du coin semblaient grandement apprécier. John était en effet un grand bavard et coureur de jupon, mais également amateur d'histoires surnaturelles ce qui ne manquait pas de fasciner les clients et d'enrager le patron, lui reprochant de ne pas travailler assez.

« N'empêche, ce qu'ils disent est intéressant...Imagine un peu si c'était vrai ? Mourir avec pour dernière vision celle d'une femme magnifique. Plutôt cool non ?

— Bah de toute façon, les histoires comme ça, n'existent pas ! rétorqua Yaël en haussant les épaules. Et qui aimerait mourir ainsi à part toi ! C'est un peu glauque ton truc...

— Rabat-joie va ! »

Vexé du peu de considération que lui accordait son ami, le dénommé John retourna derrière le comptoir pour servir un nouveau client. La petite salle était par ailleurs bien remplie et le jour tombant illuminait de ses rayons orangées, les multiples tables à la nappe blanche, décorées de quelques fleurs. N'aimant guère lézarder, Yaël, lui, se dépêcha de débarrasser une table dont les occupants venaient de s'en aller

Sur le meuble rond était posé un journal à côté des tasses vides, que l'un des clients avait dû oublier. Attiré par le titre en gras, Yaël s'arrêta un instant pour y lire ces quelques mots :

Disparition inquiétante : sans nouvelles de Mlle Mélianne depuis une semaine !

Il y a sept jours, Mlle Mélianne, jeune femme âgée de vingt-et-un ans, a disparu. Sa femme de chambre en revenant des courses, a constaté que sa maîtresse était partie sans la prévenir. Mlle Mélianne ayant l'habitude de sortir discrètement, sa domestique ne s'est pas inquiétée outre mesure. Mais au petit matin, n'étant toujours pas rentrée, elle a alors prévenue les autorités. Sachez que sa famille la recherche activement.

De taille moyenne, Mlle Mélianne est une jeune femme aux cheveux pâles. Le jour de sa disparition, elle portait une robe blanche ainsi qu'un médaillon en or. Ce dernier est un bijou familiale, reconnaissable à l'écusson gravé dessus...

Il n'en fallut pas plus à Yaël pour comprendre l'identité de la jeune femme d'hier. Tout collait parfaitement ! La chevelure diaphane dont il se souvenait vaguement, la robe blanche qui désormais n'était plus qu'une image floue dans son esprit. Et surtout le médaillon ! Ce dernier était toujours dans sa poche. En effet, dans la consternation de ce matin, il en avait presque oublié son existence.

Plongeant la main dans le tissu, Yaël extirpa le précieux bijou et le compara à celui de la photo du journal. Pas de doute ! Le médaillon qui reposait sur la poitrine de la disparue était bel et bien celui de l'inconnue de la veille. Le fermoir en or et les deux ovales bombés lui ressemblaient parfaitement de même que l'écusson, gravé sur le dessous du bijou. Stupéfait par cette découverte, Yaël se laissa tomber sur la chaise, une soudaine chape de plomb semblant s'être abattue sur ses épaules.

« Alors on procrastine ? »

C'était de nouveau John qui, cette fois-ci, le lorgnait d'un air moqueur. Une main sur la taille, son chiffon dans l'autre, il tapota l'épaule de son ami dans l'idée de le faire réagir. Hébété, Yaël mit un temps avant de répondre, les yeux dans le vague.

« Ça va ? T'es tout pâle, mon vieux.

— Le journal.... La femme... hier...

— Quoi ? »

L'exclamation de John le tira de sa torpeur. Lentement, comme on émerge d'un songe, Yaël se reprit et se redressa pour désigner le journal abandonné de son doigt tremblant.

« Cette femme. Je l'ai sauvé hier soir mais ce matin, elle avait disparu !

— Attends... Explique-toi plus clairement mon gars, je comprends rien à ton charabia ! »

Alors Yaël lui raconta tout. Sa chute malencontreuse à vélo, la voix suppliante dans la nuit, la jeune femme inconsciente au bord de la rivière, le retour à la maison et sa disparition le matin ainsi que les étranges flaques d'eau.

Pour preuve de ses dires, le jeune homme désigna le médaillon dans le creux de sa paume. Intrigué, John se pencha sur l'objet et entreprit de le comparer minutieusement avec celui du journal.

« Ma parole ! Tu as raison ! »

Ses grands yeux gris ne cessaient de revenir au dessin gravé sur le bijou à celui représenté sur la photo. Difficile à croire et pourtant, tout était là.

« Tu vois ! C'est étrange qu'elle ait disparu comme ça... lui répondit Yaël.

— Si ça se trouve le choc l'a rendu amnésique et elle est partie car elle ne sait plus où elle est...

— Et les flaques d'eau ? Le fait qu'elle soit passée par la fenêtre qui est au 1er, je te rappelle ?

— Mais j'en sais rien. Elle est juste folle, c'est tout ! Va voir la police et dit-leur, c'est ce que t'as de mieux à faire, mon vieux ! »

Soudain, une ombre s'interposa entre eux d'où émana une voix douceâtre :

« Qu'est-ce vous faites ? Vous voulez que le patron vous chope alors que vous paressez ?

Comme un seul homme, les deux jeunes gens se retournèrent prestement pour découvrir une jeune femme. Ses cheveux bruns mi-longs ondulaient autour de son visage ovale et son regard sombre était fixé sur le journal qui semblait avoir retenu l'attention des deux compères. Une robe en toile grise complétait sa tenue avec un tablier vichy. Typique des jeunes serveuses du coin.

« Ah c'est toi, Lucia ! Regarde, il est arrivé un truc de dingue à Yaël ! »

Ce dernier esquissa un geste en direction de son ami pour lui demander de ne pas en parler mais peine perdue. Quand John sentait qu'il était sur le point de mettre la main sur une histoire extraordinaire, il ne pouvait s'empêcher de faire part de son sentiment à tout son entourage. Aujourd'hui, Lucia, qui partageait son gout farfelue pour les histoires en tout genre, n'échapperait pas à la règle.

En deux trois paroles habilement racontées, John la mit au courant de l'étrange mésaventure de Yaël. Les sourcils de cette dernière s'arrondirent de surprise.

« Vous avez raison ! fit-elle. Va falloir aller voir la police pour qu'y trouvent le fin de mot de l'affaire ! »

C'étaient les mêmes phrases que lui avaient dit John. Ce matin, Yaël était également partie avec la même résolution. Mais à quoi bon témoigner puisque le principal sujet avait disparu ?

« Et ce médaillon as-tu réussi à l'ouvrir ? » ajouta John en rendant le bijou à son ami.

Yaël secoua la tête en signe d'abnégation. Le fermoir était trop complexe pour qu'une main humaine puisse l'ouvrir. En effet, en y regardant de plus près, il semblait que l'on puisse introduire une clé afin de faire jouer le mécanisme, mais celle-ci n'était pas en leur possession. Encore qu'il doutait que ce médaillon soit vraiment la clé du mystère...

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top