Acte I
La nuit se noyait dans la lumière blafarde de la lune. Sous la brise légère, les branches se balançaient en un léger mouvement hypnotique, agitant leurs feuilles sous l'onde des flots en contrebas. D'épais buissons se fondaient dans les ombres et étalaient leurs courbes graciles le long de la berge. Le ruban argenté de la rivière serpentait entre les arbres touffus, avant de disparaître dans un tournant.
Seul le chant de quelques grenouilles rompait le silence de cette nuit profonde. C'était l'unique bruit que l'on pouvait entendre. Sinon tout était calme et tranquille. Une nuit comme des centaines d'autres en somme.
Le croissant argenté de la lune resplendissait au-dessus des flots immobiles. Et si on levait le regard, on pouvait apercevoir, tel le gardien de ces lieux, la silhouette d'un pont enjambant le cours d'eau. L'architecture ancienne attestait de son état de vétusté. Les pierres moussues bordant l'édifice étaient usées de par le passage des chevaux, des piétons et des voitures de même que le revêtement goudronné. En journée, l'endroit était animé mais cette nuit-là, personne à l'horizon.
Un bruit se fit entendre. Un souffle haché par la précipitation suivi du frottement de pneus sur l'asphalte. Au tournant, l'on vit apparaitre un cycliste qui roulait comme un fou. Il pédalait à toute vitesse comme s'il avait le diable à ses trousses.
Mais en vérité, ce n'était rien de tout ça. Yaël avait fini tard ce soir, bien plus que d'habitude. Le petit café où il travaillait avait accueilli beaucoup de monde. Bien que cela permettait de générer plus de chiffres, cela signifiait aussi plus de travail et une heure de fermeture plus tardive. Lorsqu'il avait enfin réussi à quitter les lieux, sa montre affichait les deux heures passées. Surtout que le village où il travaillait se situait à plus de vingt minutes de chez lui. Autant dire que c'était une agréable promenade en journée mais une toute autre histoire quand il était deux heures du matin...
Réprimant un bâillement, il continua de pédaler, impatient de rentrer chez lui. Ce n'était pas pour dire mais il devait se lever tôt ! Telle était sa vie : étudiant le jour et serveur la nuit. Parfait pour allier sa soif de savoir et son besoin d'argent mais oh combien fatiguant !
Le pont se dessina bientôt dans son champ de vision. Il n'était plus très loin. Le vent bruissait dans ses cheveux et soulevait ses mèches brunes. La vitesse faisait claquer sa veste de coton. Autour de lui se dressait la forêt dans toute sa splendeur ténébreuse. La nuit étirait les ombres entre les arbres quand bien même la lune pouvait être aussi scintillante.
Yaël avait détourné le regard pour jeter un coup d'œil à cet effrayant paysage, peuplé d'obscures créatures qui ne sortaient qu'après le crépuscule. Ce fut sans doute pour cette raison qu'il vit trop tard les deux puits de lumière en face de lui. Ses yeux s'écarquillèrent de surprise tandis que les phares se rapprochaient à toute vitesse. La voiture ne sembla pas le voir et poursuivit à la même rapidité que si le jeune homme n'avait pas été là.
Les battements de son cœur s'accélérèrent avec frénésie. Sa vie se fit à défiler devant ses yeux.
« Ça y'est, c'est la fin ! » songea-t-il en serrant avec force le guidon de son vélo.
Alors que sa peur atteignait son paroxysme, il tourna brutalement à droite dans l'espoir vain d'éviter l'inévitable. Le vélo fit une violente embardée et passa par le garde-fou. Il se sentit décoller dans les airs. Et durant une fraction de secondes, comme un arrêt sur image, il put apercevoir la maudite voiture le dépasser dans un crachotement de fumée.
Puis sa chute se poursuivit et il se sentit retomber lourdement sur le sol. Empêtré dans la structure métallique de son vélo, le jeune homme dévala la pente avant de buter contre un épais cailloux. Son véhicule, lui, continua de descendre dans un horrible bruit métallique avant de se prendre dans le sable grisâtre.
Pendant un instant, Yaël resta allongé sur le sol, incapable d'esquisser le moindre geste. Sa respiration était erratique et un goût d'herbe et de sang envahissait sa bouche. La moindre parcelle de son corps lui faisait mal. Au prix d'un douloureux effort, il parvint à tourner la tête. La rivière lui faisait face, imperturbable. Non loin de lui, gisait un tas métallique informe d'où émanait un guidon tordu.
Comme son cœur commençait lentement à se calmer au fur et à mesure que s'égrenaient les minutes, il entreprit de bouger la main pour essayer de se redresser. Une vague de douleur le submergea durant un instant avant qu'il ne parvienne enfin à s'asseoir. Une rapide inspection l'informa de son état. Son pantalon était déchiré dévoilant les écorchures de ses genoux. Il avait de la terre étalée partout sur sa chemise, comme si un enfant s'était amusé à la tartiner de ses mains potelées.
Fort heureusement, il n'avait rien de cassé. Il en serait sans doute quitte pour des courbatures et quelques douleurs. Malgré sa tête qui tournait, sans doute dû au choc, il entreprit de se mettre debout. Ses jambes flageolantes protestèrent et il se retint à un arbre pour éviter de choir à nouveau. La main appuyée sur l'écorce rugueuse, il détourna le regard et entrevit toute l'étendue de sa chute. L'herbe pentue était piétinée sur toute la longueur jusqu'à l'épais caillou qui l'avait stoppé. Il aurait fini dans la rivière sinon.
Puis son regard se déporta sur son vélo. Comment allait-il faire pour rentrer maintenant ? D'ici à chez lui, cela faisait environ dix minutes. A pieds, il en aurait pour beaucoup plus longtemps d'autant plus qu'il était blessé.
Un gémissement le stoppa dans ses réflexions. Ses sourcils s'arrondirent en un curieux arc circonflexe tandis que la stupeur prenait le pas sur sa peur. Il tendit l'oreille, essayant de repérer la source, mais le bruit ne se répéta pas. Seul le vent jouant dans les ramages des arbres lui répondit, accompagné par le clapotis douceâtre des flots sur la berge.
Voilà qu'il avait des hallucinations maintenant ! Sentant que ses jambes étaient plus fermes que tout à l'heure, il retira sa main de l'arbre et se dirigea vers son vélo. C'est alors que le bruit revint. Mais ce n'était plus un gémissement plaintif, c'était un murmure, une supplique portée par le vent.
« Aidez-moi... »
Il n'avait pas rêvé ! Quelqu'un avait bel et bien besoin de son aide ! Laissant tomber ses propres mésaventures, Yaël se laissa guider par le murmure. La voix était douce mais faible. Son propriétaire était peut-être blessé. Peut-être avait-il eu lui aussi un accident ?
La douleur minait toujours chacun de ses gestes tandis qu'il s'avançait au milieu de la berge. Mais il s'en fichait. L'idée de sauver les autres était plus forte que tout. Il avait toujours été comme ça de toute façon.
Écartant les touffes de roseaux, il s'enfonça plus en avant. Le sol était spongieux sous ses pas, signe qu'il entrait dans une zone marécageuse. La voix retentit à nouveau, affaiblie par le chant rapide de la rivière.
« Aidez-moi... Quelqu'un...s'il vous plaît... »
Elle avait quelque chose d'hypnotisant. A la fois douce et grave, elle envahissait avec force l'âme et vous donnait qu'une envie, aller l'aider. Le tableau était semblable à ceux des légendes anciennes où les sirène attiraient les marins perdus pour les dévorer au fond de l'océan glacial.
Soudainement, il aperçut le coin d'une étoffe blanche. Oubliant totalement les élancements de son corps, il se précipita et c'est alors qu'il la vit. Une femme ou plutôt une jeune fille au vu de la finesse de son visage. Elle était recroquevillée contre un rocher, sur le sable froid. De longs cheveux diaphanes coulaient le long de son visage strié de larmes. Ses yeux ourlés de cils fins étaient fermés et son souffle quasi inexistant. Elle portait une longue robe couleur neige, maculée de boue et déchirée par endroits. Aussi immobile qu'une statue, on aurait dit une apparition. Un tableau pour le moins incongru que cette forme blanche dans la nuit obscure.
La peur qu'elle ne soit déjà plus de ce monde lui donna des ailes, et Yaël tomba à genoux à ses côtés. Posant deux doigts sur son cou, il nota que la pulsation sanguine était assez faible.
« Hé ! Mademoiselle... Vous m'entendez ? »
Pas de réponse. Le murmure s'était tu. Elle semblait avoir perdu connaissance. Le jeune homme tourna la tête dans l'espoir de trouver une solution ou une quelconque indication de ce qu'il avait pu lui arriver. Un éclat mordoré frappa soudainement sa rétine. Intrigué, il constata que l'inconnue tenait dans sa main un médaillon doré.
Il se dépêcha de le saisir. C'était un pendentif doté d'un mécanisme d'ouverture. Les deux ovales étaient assez bombés, signe qu'il était creux. Espérant découvrir quelque chose sur son identité, il entreprit de l'ouvrir. Mais ses ongles buttèrent contre le fermoir sans le faire bouger d'un pouce.
Comprenant que cela ne servait à rien, le jeune homme le glissa dans sa poche et se pencha vers la demoiselle. Il n'allait pas la laisser là. Mais comment faire alors que son corps était encore tremblant de sa chute et que la douleur piquait son épiderme, comme autant d'épines plantées dans sa chair ?
Tant pis, il ne voulait pas se rendre coupable d'un quelconque meurtre en refusant d'aider une personne en détresse.
Alors il se pencha et délicatement passa son avant-bras droit à l'arrière de ses genoux et son avant-bras gauche sous ses aisselles, la soulevant de terre. Sa tête endormie retomba contre son épaule, tandis que ses longs cheveux tombaient en cascade le long de son bras. C'était une très belle femme que la lumière blafarde auréolait d'une lueur irréelle. Si belle et pourtant si lointaine.
Puis le poids soudaine de l'inconnue lui rappela qu'elle était bel et bien réelle et que ce n'étaient pas ses rêveries qui l'aideraient à s'en sortir. Il allait devoir marcher, blessé avec une femme évanouie dans les bras. Son regard se leva jusqu'à la route au sommet de la pente. Un soupir de résignation s'échappa de ses lèvres. La nuit allait être longue...
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