Chapitre 53 - Chantage
Lorsque que Karis ouvrit les yeux, l'angoisse la prit à gorge. Même les créatures de lumières n'avaient pu de la détourner de l'horrible constatation : Milanne n'était pas là.
À présent que l'Ashkani était délivrée de son propre sommeil, Milanne n'avait pour autant pas réapparu. La place à côté d'elle était désespérément vide. Elle se leva d'un bout, prête à réveiller Thilste pour lui hurler dessus. Mais il s'était aussi évanoui. Elle était seule dans la pièce.
L'envie de sortir le poignard dissimulé dans sa botte la démangeait, mais il ne serait d'aucune utilité. Elle posa la main sur la poignée, puis s'arrêta un instant. Si les Sans-Visages étaient venus chercher de force ses deux compagnons, elle aurait été réveillée par le raffut. Elle avait le sommeil lourd, mais pas à ce point. De plus, si les Sans Visages étaient venus les chercher, ils ne l'auraient pas laissé à l'écart. Et où irait Thilste s'il voulait du mal à la Dalrenienne ? Il ne devait pas être fou à ce point.
Karis prit une impulsion et sortit dans le couloir, vide lui aussi, avant de prendre la direction de l'ancien temple. Elle n'avait pas de temps à perdre. Peu importe ce que Milanne et Thilste étaient partis faire, elle ne pouvait pas rater son rendez-vous avec Dirann.
Lorsque la jeune fille arriva sur le lieu convenu, elle vérifia que personne ne soit là pour la voir pousser la porte. Dirann l'attendait dans un coin, dissimulé par les ombres.
— Tu attends depuis longtemps ? s'enquit-elle.
— Seulement cinq minutes.
Elle ressentit une pointe de soulagement, comme si elle n'était que légèrement en retard pour un dîner au réfectoire. Dirann lui fit signe de s'asseoir à ses côtés, retranché dans le bas-côté. Karis se laissa couler le long du mur, heureuse de ne pas avoir à affronter son regard. Elle peinait à prendre conscience de sa présence physique, lui qui avait été réduit à un simple souvenir dans son Esprit pendant toutes ces années.
— Par quoi commencer ? murmura l'ancien Guérisseur.
Le silence se creusa entre eux, avant que Karis ne se résolve à formuler la question qui la tourmentait.
— Pourquoi Unili n'est-elle pas avec toi ?
— Parce que Koro et la Prophétesse la garde prisonnière quelque part, grinça-t-il. Et que je suis devenu leur pantin, à devoir soigner les leurs si je veux qu'ils la gardent en vie.
Karis ferma les yeux, se mordant la joue.
— À quand remonte la dernière fois où tu l'as vu ?
Dirann émit un ricanement. Mais lorsque Karis se tourna vers lui, nulle trace de moquerie, ou même de haine. Il n'y avait qu'un profond désespoir dans ses yeux.
— Au jour où elle a essayé de tuer Koro. Il y a trois ans.
L'Ashkani ne dut pas parvenir à masquer son incrédulité, car l'homme secoua la tête.
— J'aurais dû commencer par le début.
Il se frotta nerveusement les tempes. Karis peinait à présent à reconnaître le jeune homme serein qu'elle avait connu. Il avait aussi l'air plus maigre qu'à l'accoutumée, même s'il n'avait jamais eu la carrure d'un Combattant.
— Juste après la mort de ton père, Unili voulait partir seule à l'origine. Mais elle n'a pas su le faire sans m'en avertir. Alors, à défaut de la convaincre de rester à la Citadelle, je l'ai convaincue de me laisser l'accompagner.
— Mais partir faire quoi ? s'insurgea Karis.
Elle regretta presque sa véhémence devant le tic anxieux qui traversa le visage du Guérisseur. Mais sa sœur les avait abandonnés sans donner aucune explication. Karis avait passé des années sans savoir si Unili était encore en vie ou non. Sans savoir si c'était la perte de leur père ou son statut trop lourd d'Ashkani qui l'avait poussée à fuir. Sans savoir si elle avait le moindre remord de l'avoir laissée seule. Seule pour porter l'héritage de leurs ancêtres, et pour faire face à la tristesse intarissable de Lumi. Karis n'osait pas penser à l'état dans lequel devait être sa belle-mère en ce moment-même. Qu'elle l'imagine soulagée de sa propre disparition, ou folle d'inquiétude, son Cœur se contractait douloureusement dans tous les cas.
— Et après ?
— Unili était sûre que l'assassin était un Sang-Visage, un Dalrenien nommé Koro. J'ignore comment elle savait mais je lui faisais confiance. Et puis à quoi servait de la raisonner ? Elle a toujours été déterminée à suivre sa propre voie.
— Suivre sa propre voie n'équivaut pas à se jeter dans la gueule du loup, maugréa Karis.
— Sauf que ça a marché. Nous avons réussi à infiltrer les Sans-Visages et se fondre parmi eux pendant des mois sans qu'ils ne se doutent de rien. Koro est un membre de la secte comme je te disais, plutôt discret mais apprécié. De l'extérieur, on n'a pas réussi à établir un quelconque motif pour lequel il s'en serait pris à ton père. C'est un mystère complet. On a fini par en déduire qu'il était peut-être un soldat de l'armée de la reine Tirina, qui voulait se venger des Gardiens.
Non, lui et Papa se connaissaient. Mais Karis garda la bouche close.
— Ta sœur n'a pas supporté que votre père soit probablement mort à cause d'un fou qui a décidé de frapper à l'aveugle. Alors un jour, sans prévenir, elle s'est jetée sur lui avec un poignard. Je n'ai rien pu faire, et je m'en mords les doigts tous les jours. Si j'avais prévu qu'elle exploserait, je l'aurais emmené loin d'ici...
— Que s'est-il passé ensuite ? grimaça la jeune fille.
— Même s'il a été blessé, Koro a réussi à maîtriser Unili. Elle n'avait pas prévu qu'il soit immunisé contre la maîtrise animique. Il l'a emmenée après m'avoir assommé. Je me suis réveillé dans une cellule. La Prophétesse est alors venue me proposer un marché : si j'acceptais de me taire et de soigner les fidèles, alors elle ferait en sorte de garder Unili en vie.
— Pourquoi n'utilisent-ils pas plus tes pouvoirs ? Personne à part Érenn n'a l'air d'être au courant du fait que tu sois un Gardien.
— La Prophétesse veut éviter la panique chez les Sans Visages. N'oublie pas que ceux qui sont originaires du Dalren nous considèrent comme le mal de l'Askan. Et les Askaniens qui font partie de la secte, eh bien, eux aussi ont une assez piètre opinion de nous. Ils ne voient qu'en nous la soif destructrice du Thalakan, celui qui a privé leur Dieu de son visage.
— Ils croient que notre ancêtre a volé le visage de leur divinité ?
Elle en aurait presque ri.
— Ça fait un jour que tu es là, et tu n'as pas encore entendu cette histoire ? C'est leur préférée pourtant. J'ignore ou non s'il s'agit pour la Prophétesse d'un moyen de saper l'autorité des Gardiens sur ses partisans askaniens, mais c'est efficace. Ils nous détestent, d'où le fait que cette maudite femme tienne à garder mes pouvoirs secrets. Si Érenn est au courant, c'est parce qu'elle lui dit tout. Il a beau être jeune, il est un bras droit efficace.
Karis ferma les yeux, sentant l'émotion la submerger. Les Sans Visages avaient fait un horrible chantage à Dirann. Et si lui remplissait sa part du marché, qu'en était-il de la Prophétesse ? Elle avait sous la main un Guérisseur aux pouvoirs bien plus puissants que les remèdes habituels, un pantin qu'elle pouvait faire agir à sa guise.
— Donc tu n'as jamais utilisé tes pouvoirs pour guérir les Sans Visages ?
— Si, avoua Dirann. Une fois, il y avait une petite fille qui avait une fièvre tellement haute qu'elle serait morte si je n'avais pas utilisé une Clef. Mais il n'y avait personne dans la pièce à ce moment, et la pauvre n'était plus consciente. Mais sinon, la Prophétesse ne me demande que d'ausculter régulièrement Érenn avec mes pouvoirs.
— Il est malade ? s'étonna Karis.
— Malade, je ne sais pas. Mais il y a une sorte de parasite dans son Corps. Un éclat près de son cœur ni de chair ni d'os que je n'arrive pas à expliquer. Mais aucun symptôme.
— Mais après tout, ce ne serait pas étonnant qu'une femme à la tête d'une secte soit aussi hypocondriaque, grogna-t-elle.
Dirann lâcha un rire sans joie qui fit frissonner la jeune fille. Il n'avait jamais été un boute-en-train, toujours sérieux et appliqué dans son rôle de Guérisseur. Mais cette lueur de désespoir qui transpirait de tout son être, ce n'était définitivement pas le jeune homme qu'elle avait connu. Et pour quoi avait-il fait tout cela ? Ils n'avaient aucune assurance qu'Unili soit toujours de ce monde. L'Ashkani ne savait pas quoi faire de de continuer à espérer un retour qui ne viendrait jamais.
— Et donc en trois ans, la Prophétesse ne t'a jamais laissé la voir ?
— Ce n'est pas faute de l'avoir implorée à genoux, marmonna-t- il.
— Dirann, as-tu seulement une preuve qu'elle soit encore en vie ?
Le Guérisseur lui jeta un regard mauvais.
— Tu aurais préféré que je l'abandonne à son sort ?
— Non, bien sûr que non, grimaça-t-elle.
— Pour répondre à ta question, oui j'ai des preuves qu'elle est en vie et qu'ils la gardent prisonnière. Ils m'ont promis qu'elle ne recevait pas de traitements cruels.
Dirann fouilla dans sa poche, pour en ressortir une boîte, d'où il extirpa une longue mèche de cheveux. Puis une deuxième, une troisième, jusqu'à ce que soit étalé sur le sol un vingtaine de mèches, chacune tenue par un brin de cordelette. Toutes n'avaient pas la même longueur, Karis aurait pu tenir les bras écartés les extrémités de la dernière que sortit le jeune homme.
— Tous les trois mois la Prophétesse me les donne comme preuve, soupira-t-il.
Karis se saisit d'une mèche, déçue de n'y pas retrouver l'odeur de sa sœur. Se souvenait-elle seulement de son parfum ? Il n'évoquait pour elle plus qu'une sensation de chaleur, mais elle aurait été incapable de décrire une fragrance particulière. Elle sentait probablement l'iode de la rivière et la sueur, comme la plupart des Combattants. Si les cheveux paraissent plus noirs que bruns dans la pénombre, ils avaient le même ondulé que Lumi. Mais ils étaient plein de nœuds, ce qui faisait douter Karis de la qualité des conditions dans lesquelles sa sœur devait être retenue. Ce n'était pas impossible non plus que la Prophétesse se procure des mèches auprès d'une autre personne, pour garder Dirann auprès d'elle.
— La Prophétesse sait-elle qu'Unili est une Ashkani ? frissonna Karis.
— J'imagine, même si elle n'y a jamais fait allusion. Unili a utilisé plusieurs maîtrises devant Koro, mais qui sait à quel point les Dalreniens connaissent les subtilités entre Ashkani et Synkani ? Peut-être qu'il n'a rien remarqué.
Karis retint un soupir. Cela augmentait les chances pour que les deux Sans Visages aient éliminé sa sœur. À moins qu'ils n'aient réussi à la faire retenir en captivité au Dalren, où ils pourraient mieux exploiter son don et découvrir comment détruire les Gardiens de l'intérieur.
— Une chose est sûre, soupira Dirann, elle n'est pas retenue dans le monastère. La Prophétesse m'a dissuadé de chercher ici, et je n'ai pas trouver d'éléments pour la contredire.
— Alors il faut partir d'ici.
Dirann se crispa. Ignorant son envie d'hurler, Karis lui prit les mains.
— Je suis sérieuse, reprit-elle. Il n'y a plus rien pour toi ici. Dès qu'on trouvera un moyen, reviens avec moi à la Citadelle.
— Il n'y a rien qui m'attende à la Citadelle non plus.
Karis grimaça. Le Guérisseur était orphelin de mère – morte en le mettant au monde – et son père avait toujours fait comme s'il n'existait pas. Il n'avait montré aucun chagrin, seulement de l'agacement, lorsque son fils unique avait disparu. La seule personne qui aurait pu convaincre Dirann de rentrer était son mentor.
— Je sais que tu veux sauver Unili, mais ici, tu n'as aucune prise sur son destin, réattaqua Karis.
— Tu ne comprends pas ! s'irrita le jeune homme. Si je fais le moindre faux pas, ils lui feront du mal ! En restant ici, je m'assure qu'elle vive. C'est tout ce qui m'importe.
— Qu'est-ce qui te dit qu'ils respectent leur parole ? Quoi que tu fasses, elle restera enfermée ! Si elle est encore en vie.
Dirann se leva brusquement.
— Tu es sa sœur, comment tu peux penser une chose pareille ?
Ses yeux parurent luire de rage un instant, avant qu'il ne s'effondre au sol, le souffle déchiré par un sanglot. Karis hésita à s'approcher, mais finit par poser une main sur son épaule.
— Elle aurait haï le fait de t'avoir mis dans une telle position. Tu n'as pas à passer le restant de tes jours à être puni pour une chose sur laquelle tu n'as aucun pouvoir.
Dirann se frotta frénétiquement le visage, muet.
— Horrys a besoin de toi, reprit Karis, décidant de jouer le tout pour le tout.
À la mention de la vieille Guérisseuse, Dirann daigna lever la tête.
— Je suis sûr qu'elle se débrouille très bien sans moi.
— Sans successeur, grimaça la jeune elfe, je ne te cacherai pas que c'est difficile.
— Quoi ? Elle n'a pas pris un nouvel Apprenti depuis ?
— Non, elle estime qu'il n'y a personne d'autre avec le même potentiel. Au grand dam du Conseil, elle refuse obstinément de former un jeune, parce que tous sont plus aptes à devenir Combattant ou Conteur. À ce stade, le Conseil va devoir réclamer temporairement un Guérisseur au Centre.
Dirann parut prendre la mesure de ses paroles. Les Gardiens du Centre, bien qu'appartenant au même ordre, ne descendaient pas du Thalakan. Leur demander un Guérisseur équivalait à un aveu de faiblesse, et mettait en péril la transmission du savoir de leurs pouvoirs dans le domaine médical.
— Peut-être qu'Horrys avait confiance dans le fait que tu allais revenir. Et que c'est pour ça qu'elle n'a pas jugé bon de te remplacer.
— Qu'est-ce que tu essayes de faire ? grinça-t-il. Tu devrais m'encourager à augmenter les chances qu'Unili s'en sorte un jour. Il faut que je veille sur elle. Et sur toi, d'ailleurs. S'il y a quelqu'un qui devrait être en ce moment même à la Citadelle, c'est toi. Tu n'as rien à faire ici.
— Si tu ne viens pas avec moi, je te dénoncerai au Conseil. Pour retrouver un déserteur, ils n'auront pas d'hésitation à t'arracher à la Prophétesse.
Dirann la fixa avec ébahissement.
— Tu ruinerais la seule chance de revoir ta sœur ?
— Tu ne crois pas qu'on ait déjà ratissé tous les coins possibles ? On l'aurait trouvée depuis le temps. Et en plusieurs années ici, tu ne sais même pas où elle est retenue. Rends-toi à l'évidence, on n'a pas assez d'éléments pour faire quoi que ce soit. Ton accord se limite à la maintenir en vie, probablement dans une existence misérable, pourvu que la Prophétesse respecte sa parole ! Il n'y a pas de libération pour elle, Dirann ! Pourquoi la Prophétesse relâcherait une Gardienne ? Pourquoi la garderait-elle en vie, alors qu'elle peut impunément la tuer ?
Karis se leva, la poitrine douloureusement comprimée. La vue des cheveux par terre lui donnait envie de vomir.
— S'il y avait un seul indice, une seule assurance qu'elle nous attende, murmura-t-elle, alors je serai prête à tout pour la retrouver. Mais pour l'instant, je ne vois aucun espoir. Tu devrais faire ton deuil, avant que ce ne soit toute ta vie entière que tu dédies à une illusion.
Karis se détourna pour rejoindre la porte. Un cri lui échappa lorsque des ongles s'agrippèrent à son bras.
— C'est aussi pour toi qu'Unili a fait tout ça, glapit-il. Elle voulait mettre hors d'état de nuire l'homme qui t'a fait tant de mal. Elle aurait été prête à déplacer des montagnes pour toi. Et c'est comme ça que tu la remercies !
— Elle m'a abandonnée ! rétorqua-t-elle avec hargne. Vous m'avez abandonnée, au moment où j'avais le plus besoin de vous !
Elle se dégagea brusquement de sa poigne, des étincelles dorées jaillissant de ses doigts. Dirann fit un pas en arrière devant la Clef d'immobilisation qu'elle traça, sans chercher à répliquer.
— Je suis désolé, je... je ne voulais pas... balbutia-t-il.
— Reste loin de moi ! vociféra-t-elle.
Elle recula jusqu'à la porte, sa Clef toujours braquée sur le Guérisseur, avant de s'enfuir dans l'obscurité.
✷
J'espère que cet avant-dernier chapitre vous aura plu :3
Mes excuses encore pour le temps que j'ai mis à l'écrire bwahahaha, j'avoue que j'ai traîné sur celui-là. Hâte de publier le dernier (probablement dans deux semaines minimum, et vous allez me détester je vous préviens XD)
Merci infiniment de votre lecture et de faire vivre ces personnages :3
Cassandre
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