Chapitre 43 - Dans la gueule du loup

Les hérétiques ne manquaient pas que de remèdes. L'assiette de Milanne – une purée de légumes – était la plus petite qu'on lui ait jamais servi. Si elle avait cru le monastère bien approvisionné avec son potager, elle comprit vite pourquoi les portions étaient si restreintes.

Il y avait au bas mot une centaine de personnes dans la grande salle où Érenn les avait escortés, faiblement éclairée par le crépuscule. Si les Dalreniens étaient en large majorité, des elfes à la peau pâle clairsemaient les groupes. En tendant l'oreille, la jeune fille réalisa que pour communiquer, ils utilisaient la langue classique, dans un parler moins fluide que celui qu'elle avait l'habitude d'entendre au palais de Rohir.

La purée était froide et insipide, mais Milanne se força à la déguster lentement pour tromper la faim le plus longtemps possible. Dire que deux jours plus tôt, elle déjeunait en compagnie de la famille de Thilste, avec tout ce qu'il fallait de mets pour remplir son estomac.

Pourtant, la joie de vivre régnait chez les elfes attablés. Érenn en était le parfait exemple, vagabondant de table en table pour converser avec ses camarades avec des éclats de rire. Une fois son tour complet, il revient se rasseoir auprès de Milanne et Thilste.

— Pardon de vous avoir délaissés, il fallait bien que je raconte nos aventures à tout le monde.

— Je m'en voudrais de t'en priver, rit-elle.

La rumeur autour d'eux cessa d'un coup. Une des portes secondaires venait de s'ouvrir, révélant une silhouette drapée de la tête aux pieds de tissus d'un gris délavé. La seule peau visible était ses mains, dont la teinte hâlée trahissait un sang dalrenien.

Érenn se leva d'un bond pour offrir son bras à la silhouette. Celle-ci s'appuya dessus pour monter sur une table, avant de sortir un livre d'une poche de sa jupe.

— Chers Sans Visages, que le Dieu vous bénisse de vous être rassemblés ici, comme vous le faites fidèlement soir après soir.

Milanne manqua de sursauter. Elle s'était attendue à la voix chevrotante d'une vieille sage. Mais celle de cette femme n'y ressemblait en aucun point, puissante et claire comme du cristal. Assis en face d'elle, Thilste avait les yeux écarquillés. Il se pencha vers elle.

— Dieu ? s'étrangla-t-il tout bas. Tu as entendu ça ?

Elle hocha la tête gravement. Mais elle n'eut pas le temps de répondre, car Érenn revenait vers eux.

— C'est l'heure de l'office, les informa-t-il. La Prophétesse la célèbre chaque soir. Vous y avez déjà assisté un jour ?

Milanne masqua son désarroi par un sourire poli avant de secouer la tête. Il n'y avait pas de Dieu, seulement des Déesses. Ces Abandonnés devaient être au comble du désespoir pour se tourner vers une divinité factice. Mais elle ne pouvait guère les en blâmer, après presque trente ans enfermés dans une ville ennemie. Une ville dont certains natifs semblaient avoir également succombés à des penchants hérétiques.

La Prophétesse ouvrit son livre.

— Reprenons où nous nous étions arrêtés hier.

— Vous n'allez pas comprendre grand-chose si c'est la première fois que vous venez ici, leur glissa Érenn. À vos têtes éberluées, j'en déduis que vous vivez normalement avec des aveugles.

— Qu'est-ce que tu veux dire par là ? se risqua à demander Milanne.

— C'est le petit surnom que nous donnons à ceux qui sont persuadé que le Dalren reviendra nous chercher un jour, et qui continue à vénérer une Déesse illusoire. Au moins ça veut dire que vous êtes des aveugles au Cœur ouvert, vu que vous n'avez pas encore pris vos jambes à votre cou, s'esclaffa-il à voix basse.

— En quoi croyez-vous exactement ? s'enquit Thilste.

Érenn désigna du menton la Prophétesse, qui était lancée dans une diatribe dont Milanne ne saisissait pas le sens, faute d'avoir écouté le début.

— La Prophétesse est un être unique. Elle sait des choses que le commun des mortels ignore, comme l'existence du Dieu.

— Le Dieu ? reprit Milanne. Il y a pourtant tellement d'écrits qui attestent de l'existence des Déesses.

Thilste lui jeta un regard d'avertissement, mais Érenn ne parut pas offusqué le moindre du monde.

— Bien sûr qu'elles existent, mais nous avons eu tort de les élever au rang de Déesses. En réalité, ce sont des Dymons. Des Dymons très puissantes certes, mais pas des Déesses. La seule divinité de cet univers, c'est le Dieu sans visage.

Milanne continua d'avaler un peu de purée, sa jambe tressautant nerveusement. Les prêtres de Rohir s'arracheraient les cheveux et appelleraient à la guerre sainte s'ils entendaient le sang-mêlé parler. Que ferait Dias dans une telle situation ? Essayer de comprendre, lui souffla sa conscience.

— Un Dieu sans visage ?

— Oui, c'est pour cela qu'on n'en a jamais entendu parler avant que la Prophétesse nous révèle son existence. Enfin, il existe bien des indices de son passage sur notre monde, mais Liha et Kya ont tous fait pour les effacer.

Milanne hocha la tête avec un air pensif.

— D'où le fait que des Askaniens viennent aussi ici, fit remarquer Thilste.

Érenn approuva d'un sourire.

— Et vous avez des fidèles en dehors de Numarie ? s'enquit Milanne.

S'ils avaient un réseau qui s'étendait hors du ghetto, peut-être pouvait-elle s'en servir pour atteindre le sud. Mais Érenn balaya son espoir d'un secouement de tête.

— Les Askaniens qui viennent ici doivent être très prudents. L'Orem de Numarie se moquent pas mal des croyances des Abandonnés, mais pour ses sujets, c'est une autre histoire... Ils risquent d'être jugés pour trouble à l'ordre public s'ils parlent trop fort du Dieu.

La gorge de Milanne se serra. Comment trouver un moyen d'atteindre le sud alors ? De sortir de Numarie tout court ? Les avertissements de Karis dans l'Iracyl lui revinrent en tête. Mais il était trop tard pour reculer, elle était déjà dans la gueule du loup.

Érenn se tourna à nouveau vers la Prophétesse. Il semblait boire chacune de ses paroles, la couvant d'un regard rempli de fierté. Cela ne l'empêcha pas de soupirer de contentement lorsque la femme termina son sermon. Les trois jeunes se levèrent, assiettes raclées jusqu'au bois.

— Enfin ! s'écria-t-il. Ne bougez pas, elle tenait à vous rencontrer.

Milanne et Thilste échangèrent un regard inquiet. La Prophétesse, redescendue de sa table, était cependant assaillie de fidèles. Pendant qu'Érenn essayait d'attirer son attention, un autre elfe se rapprocha de Milanne et Thilste.

— Vous auriez dû partir tant qu'il était encore temps.

La jeune fille se retourna en sursautant. Le soigneur askanien les observaient d'un air grave, les bras croisés.

— Tu parles la langue classique ? s'étonna Thilste avant d'adopter une moue soupçonneuse. On n'aurait pas dit tout à l'heure.

— Vous aussi, à ce que je vois.

Milanne se mordit la lèvre. L'homme parut sur le point d'ajouter quelque chose, mais se contenta de faire mine de vérifier la blessure de Milanne, lorsque la Prophétesse et Érenn s'approchèrent. Il s'éloigna rapidement après s'être excusé d'un signe de tête.

— Haleia, Thilste, je suis ravi de vous présenter notre guide, sourit le sang-mêlé. Prophétesse, voici mes sauveurs.

— Je n'ai pas fait grand-chose, protesta l'étudiant en se dandinant d'un côté à l'autre.

La Prophétesse laissa échapper un rire argentin. Avec le tissu opaque qui tombait jusque sur ses yeux, il était difficile de lui donner un âge. Seule la courbe d'un sourire était visible sous un voile de gaze.

— Je voulais vous remercier infiniment pour avoir porté secours à cet imprudent. Que le Dieu soit loué, vous étiez là au bon moment. Vous nous êtes venus en aide, à notre tour de vous rendre la pareille. Le Dieu vous a amenés ici pour une bonne raison.

— C'est-à-dire ? s'alarma Milanne.

— Rien n'arrive pas hasard. Si vous êtes ici, c'est que le Dieu souhaite que vos yeux s'ouvrent.

Mes yeux sont déjà ouverts, merci bien, faillit répliquer Milanne. Cependant, son Cœur savait que c'était faux. Elle n'avait jamais autant ouvert les yeux qu'aujourd'hui, là où les assaillants d'hier étaient condamné à vivre dans les ruines qu'ils avaient laissés.

— Merci pour votre hospitalité, mais...

Milanne n'eut pas le temps de finir que d'autres fidèles s'approchèrent.

— Vous restez avec nous ? se réjouit une femme.

— De nouveaux venus ! s'en exclama un autre. J'ai senti qu'ils ne seraient pas que de passage.

— Vous faites le bon choix, vous verrez. Il n'est jamais trop tard pour se tourner vers la vérité, approuva un vieillard askanien.

Milanne se rapprocha de Thilste, soudain submergés par le groupe de fidèles. Ils riaient de bon Cœur, applaudissaient avec entrain, formant presque une ronde de danse qui se resserrait autour d'eux.

— On ne veut pas... commença-t-elle à protester.

— Ne dites pas non, une fois qu'on commence à ouvrir les yeux, il n'y a pas de retour en arrière, claironna un adolescent.

— Et lorsqu'un aveugle commence à voir, il doit tout réapprendre, renchérit la première femme.

De loin, Érenn et la Prophétesse souriaient. Milanne voulut protester à nouveau, mais elle sentit les doigts de Thilste se refermer sur les siens.

— Pourquoi tu m'as retenue ? demanda Milanne.

Après l'explosion de joie des hérétiques, Érenn les avaient raccompagnés à leur chambre. À présent qu'ils étaient seuls dans la cellule plongée dans la pénombre, Milanne avait l'impression que ses murs venaient de se refermer sur sa cage thoracique.

— Ils sont complètement illuminés, lui répondit Thilste. Jamais ils ne t'auraient écouté. Et puis, ils ont l'air d'être les seuls Abandonnés à avoir des contacts cordiaux avec des Askaniens.

— Tu as entendu Érenn, il n'y a pas de fidèles hors de la ville.

— On n'en sait rien, pourquoi est-ce qu'il dirait la vérité à une nouvelle venue ?

Elle se pinça la lèvre, forcée de reconnaître qu'ils tenaient là leur seule piste. Elle ne s'attendait pas à atteindre le sud de l'Askan sans obstacle, mais elle s'imaginait que la case « Numarie » serait plus aisée du fait de la présence des siens. Retenant un soupir, elle s'assit sur son lit.

— Tu penses que le soigneur pourrait nous aider ?

— Je ne ferais pas tellement confiance à un Askanien, objecta Thilste. Mais je dois avouer que son comportement m'intrigue.

Il observa à nouveau le graffiti des Déesses terrassées.

— Ce dessin a beaucoup plus de sens à présent. En revanche, je suis curieux de savoir pourquoi leur Dieu n'a pas de visage. Et qu'est-ce que cache cette femme sous ses voiles.

— Aucune importance, j'espère juste qu'on trouvera le moyen d'atteindre le sud le plus vite possible.

Thilste lui envoya une grimace qui se voulait sans doute être un sourire rassurant.

— Je suis sûr que votre père s'accroche. On mettra la main sur la pierre des miracles.

— On repasse au vouvoiement maintenant ? s'amusa Milanne.

L'air embarrassé de Thilste chassa un instant de la douleur acide dans son Cœur. Le ton de sa voix avait trahi son peu d'optimisme dans leur recherche de la pierre. Elle était étonnée par ailleurs qu'il n'ait pas rebroussé chemin.

— Qu'est-ce qu'il fait chaud dans ce fichu pays, rouspéta-t-il.

Milanne ne pouvait que lui donner raison. Les murs de la cellule régurgitaient la chaleur du jour et lui asséchait la gorge. Elle se délesta de sa cape, retira ses bottes puis s'allongea sur la natte. Elle n'allait jamais réussir à trouver le sommeil. Dias serait dévasté de la situation de son peuple ici. Il devait sûrement être déjà au courant grâce à ses espions.

La jeune fille arqua un sourcil lorsque Thilste commença à ôter son haut, avant de réaliser qu'il en avait un deuxième en-dessous. Elle envia ses manches courtes, condamnée à simplement rouler les siennes, longues et proche du Corps, si elle voulait un peu d'air sur ses bras. Son uniforme d'étudiante n'était pas fait pour le climat l'Askan.

Elle n'avait même pas remarqué que Thilste ne le portait plus. Même son pantalon, dont il était en train de dénouer les liens, n'était pas celui fourni par l'université.

— Retire tes vêtements, déclara Thilste en haussant les épaules.

— Je... je te demande pardon ? s'étrangla-t-elle.

L'étudiant la fixa un instant avant de se frapper le front d'un air outré.

— Par Liha, pas dans ce sens-là ! Personnellement je ne compte pas laisser des épaisseurs de tissu en trop m'empêcher de dormir. On va avoir besoin de forces pour la suite. Donc si tu as aussi trop chaud, voilà... Je ne verrai rien.

Pour compléter son dire, il jeta son pantalon sur son sac, avant de se retourner sur sa natte, face au mur.

— Bien plus confortable, marmonna-t-il avant d'ajouter d'une voix plus forte : Bonne nuit.

— Bonne nuit, répéta-t-elle.

Il a raison, je suis ridicule, grimaça-t-elle en se redressant. Elle décida de garder sa jupe malgré tout, mais de se débarrasser de sa tunique, pleine de sueur qui plus est. Un soupir de soulagement resta bloqué dans sa gorge lorsqu'un semblant de fraicheur parcourut sa peau. Elle n'allait pas mourir si on voyait son ventre et le bandeau qui couvrait sa poitrine. De toutes les manières, elle se lèverait plus tôt que lui.

Pendant que Thilste dormait, elle irait voir celle qui pouvait sans doute lui donner une clef pour avancer dans sa quête.

Je te l'avais bien dit que c'était une mauvaise idée, ricanerait sûrement Karis.

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