Chapitre 41 - Le gardien du souvenir

— Un peu de concentration par ici, claqua la voix de Garlia.

Karis sursauta quand la doyenne prit le manche de son izu et lui asséna un petit coup sur la tête. Ses camarades à côté pouffèrent ou la dévisagèrent avec compassion. Leurs regards la transperçaient comme des dizaines d'aiguilles.

Depuis le début du cours de maîtrise animique, ses pensées n'arrêtaient pas de divaguer. Vers le coup de poignard qu'elle avait asséné à Lumi, vers celui qu'elle aurait dû donner à l'Abandonné, vers son angoisse pour Limbe. Le tout formait un nid de nœuds qui se resserrait petit à petit autour de ses poumons.

Garlia avait demandé aux Apprentis d'effectuer leur entraînement habituel, et de tracer toutes les Clefs qu'il connaissait pour entraîner leur mémoire. Mais Karis fixait depuis le début ses mains vides, espérant échapper à la vigilance de la Maîtresse – c'était raté. Assise à côté d'elle sur le tapis, Calizo lui jetait de temps à autre une mimique d'encouragement, à laquelle elle ne prêtait pas attention. Elle ne voyait pas non plus ses yeux ternes et les plis sur son front. Le monde extérieur semblait s'être aboli, remplacé par le tourbillon de son Esprit. Soudain, la silhouette de Garlia se dressa à nouveau devant elle.

— Les événements de ces derniers jours ne te dispensent pas de travailler comme tout le monde.

Lasse, Karis hocha la tête. Pourquoi lutter alors que la Maîtresse trouverait toujours mieux à dire ? L'Ashkani traça dans le vide un cercle de lumière dorée sans grand entrain. Sa torpeur se brisa quand un chuintement argentin résonna. Les lignes lui éclatèrent à la figure.

— Tu le fais exprès ou quoi ? s'agaça Garlia. Une maîtrise digne d'une Novice... Recommence, tu devrais faire mieux que ça à ton âge.

Karis ne serra pas les dents. Elle ne sentit même pas la vague de colère habituelle lorsqu'elle se faisait houspiller par la doyenne. Son Cœur semblait vouloir échanger sa place avec son estomac. Garlia avait raison, sa maîtrise était celle d'une Novice, pas d'une Apprentie. Elle n'avait même pas commencé à dessiner les symboles spécifiques d'une Clef que la base lui avait échappée, trop instable. C'était pourtant l'étape la plus facile. Celle qu'on apprenait aux enfants de la Citadelle dès qu'ils étaient capable de tracer une ligne droite.

Alors elle se remit au travail. Mais à peine tracé, le second cercle doré s'effrita. Karis fronça les sourcils. Elle tenta de se lancer, sans succès, dans une Clef d'Esprit. Sa base ne tint même pas une seconde. Elle n'eut pas plus de chance avec sa maîtrise du Cœur – celle qu'elle redoutait le plus –, ne parvenant pas à tracer une courbe complète sans qu'elle n'implose.

Qu'est-ce qui lui arrivait ? Est-ce que sa Clef de fusion animique avait endommagé ses pouvoirs ?

Karis secoua la tête. Elle n'avait eu pas plus de problèmes que d'habitude en lançant sa Clef de souvenir. Ce ne pouvait pas être son partage de Corps avec Limbe qui amoindrissait ses pouvoirs.

— Tu devrais y aller mollo, lui conseilla Calizo. Parfois, on n'a juste pas la concentration nécessaire.

C'était bien ça le problème, pourquoi n'arrivait-elle pas à canaliser son énergie ? Comment pouvait-il passer de réussir une Clef complexe à double maîtrise à ne pas être capable de juste stabiliser ses lignes ? Le hurlement de frustration qu'elle voulut pousser se mua en un petit grognement.

Le reste du cours s'écoula goutte à goutte. Karis crut que Garlia avait fini par l'oublier, mais la doyenne lui fit signe d'approcher alors que le reste des Apprentis quittaient joyeusement la pièce. Les tête-à-tête après les cours commençaient à devenir une fâcheuse habitude. La jeune fille se raidit quand le dernier Apprenti ferma la porte, lui jetant un regard de sympathie.

— Qu'est-ce que c'était que ça ? souffla-t-elle. Tu as oublié pendant la nuit comment on maîtrisait les Âmes ?

Je peux savoir ce qui te prend en ce moment ? lui avait demandé Lumi avec la même aigreur.

Karis baissa la tête et marmonna une excuse. La doyenne coinça son menton entre ses doigts griffus, ses petits yeux gris la disséquant du regard.

— Tu ne vas pas t'en tirer comme ça crois-moi. Essaie encore, tu ne peux pas rester dans un tel état de non-maîtrise.

L'Ashkani s'exécuta tel une automate. Garlia la fit recourir à ses trois maîtrises tout à tour, mais à chaque fois, ses Clefs moururent avant qu'elle n'achève leur tracé. La Maîtresse roula des yeux.

Petite fille inutile.

Unili n'aurait pas échoué comme toi.

Quel intérêt que la Déesse t'ait donné ces pouvoirs si tu n'es même pas capable de les maîtriser ?

— Recommence, lui intima Garlia.

— Si vous plaît Maîtresse, je suis fatiguée. Je ne crois pas que vous tiriez quoi que ce soit de bon de moi aujourd'hui.

— Fatiguée ? ricana-t-elle. Si tu ne tires rien de bon aujourd'hui, tu ne tireras rien du tout de tes pouvoirs pendant le reste de ta vie. Ne repousse pas au lendemain ce qui doit être appris maintenant.

Karis ne bougea pas. Le lendemain ressemblait pour elle à un ciel d'un bleu pur – un ciel inexistant. Elle n'était pas sûre de vouloir vivre jusque-là. Pas dans un monde où elle venait de rompre le lien avec sa seule mère. Où un homme était prêt à tuer pour la retrouver sans qu'elle ne sache pourquoi. Où elle ne pourrait jamais devenir Combattante aux côtés de son meilleur ami.

— Un tel manque de volonté, c'est affligeant. Mais que se passera-t-il si ton instinct de survie entre en jeu ?

Une Clef d'Esprit apparut en une fraction de seconde, illuminant le visage ridé de la doyenne d'une lumière azur. La seconde d'après, tout devint flou. Karis tomba au sol, foudroyée par une douleur térébrante. Le choc de sa chute résonna avec violence dans ses paumes.

— Qu'est-ce... qu'est-ce vous faites ?

Un hoquet lui échappa. Ses entrailles étaient comme piétinées, ses doigts et pieds percés par des couteaux. Elle se recroquevilla sur elle-même, ses gémissements coincés entre ses lèvres.

— Une Clef de souffrance, une Clef de torture, appelle ça comme bon te semble. Elle n'a pas de nom, vu qu'elle n'est pas officiellement répertoriée dans les manuels que tu peux consulter à la Bibliothèque. Mais elle a été très utile pendant la guerre. La douleur des souvenirs peut être aussi efficace que n'importe quelle lame, plus que n'importe quelle Clef de Corps. Après tout, n'est-ce pas l'Esprit que l'on cherche à briser en fin de compte ?

Une nouvelle décharge de douleur traversa Karis. Le pied de la doyenne se posa sur sa tête.

— Si tu veux que ça cesse, il va falloir que tu dessines une contre-Clef. Et surtout que tu réussisses à la lancer. Ressaisis-toi.

Karis hurla lorsqu'elle appuya sur son crâne, déjà déchiré de tous côtés. Des étincelles bleues jaillirent de ses doigts, mais son Âme était bien trop occupée à combattre la souffrance pour qu'elle trace une ligne propre qui se transformerait en Clef salvatrice.

— Ce n'est pas tout d'être une Ashkani, encore faut-il maîtriser ses pouvoirs, soupira Garlia. Sur un seul point, je t'accorde que tu es à la hauteur de ceux qui t'ont précédée : trop fiers d'avoir plus de pouvoirs que les Synkanis pour exploiter leur plein potentiel.

— Ce n'est pas... par fierté, objecta Karis avant de se tordre dans un spasme. Arrêtez ça, je vous en supplie !

Garlia retira son pied, mais les effets de sa Clef ne cessèrent pas. Au contraire, Karis aurait juré sentir ses côtes se fêler. Elle laissa échapper un nouveau cri, avant que ses lèvres ne soient scellées par un fil invisible. Elle enfouit la tête dans ses mains, se retenant de fracasser son crâne sur le sol.

— Puisque tu es incapable de combattre par toi-même, je t'octrois une dernière porte de sortie. Si tu veux que ça cesse, réponds à la question que tu as soigneusement évité dans la salle du Conseil. Pourquoi nous avoir caché que ton père avait été assassiné ?

Le fil sur ses lèvres se desserra.

— Je n'ai rien caché !

— Espèce de sale petite menteuse, cracha-t-elle en l'attrapant par le col. Tu penses tromper ton monde, mais moi je ne suis pas aveugle. Je ne répéterai pas ma question.

La doyenne la relâcha, mais la pression sur les côtes de Karis se resserra. Une sensation d'humidité naquit sur son ventre. Avec un grognement, l'Ashkani souleva son haut taché d'écarlate. Ses anciennes blessures s'étaient réouvertes, aussi vives que si Garlia venait de tracer leur contour au poignard.

D'un geste faible, Karis rabattit le tissu et pressa ses mains dessus pour stopper l'hémorragie. Mais le geste était inutile : tout ça, c'était dans son Esprit. Pourtant, l'odeur du sang lui faisait tourner la tête.

À l'aide ! s'époumonait toute son Âme.

Karis ?

La voix s'éteignit lors qu'elle fut à nouveau secouée de contractions.

— Tu ne te décides pas à parler ? s'agaça Garlia. Très bien, tu ne me laisses pas le choix alors.

Une nouvelle lumière apparut. Une flèche parut transpercer le visage de la jeune fille, qui se retrouva propulsée au cœur d'elle-même.

Mais le paysage métaphorique de son Âme avait changé : le ciel avait viré au carmin, et se reflétait sur une étendue de glace brisée. Comme s'il réagissait à l'intrusion de la silhouette étrangère qui se tenait là devant elle.

La représentation mentale de Garlia lui jeta un regard mauvais, puis glissa sous l'eau. Karis écarquilla les yeux avant de plonger à sa suite. La panique l'embrasait tellement qu'elle sentit à peine la morsure du froid couler sur sa peau. Pourvu que la doyenne ne trouve ni le souvenir de la mort de son père, ni ceux de ses rendez-vous interdits dans l'Iracyl !

Elle nageait à toute vitesse, les yeux piqués par l'eau, talonnant la doyenne de près. Elle ne put cependant pas l'empêcher de toucher la sphère brisée. Garlia disparut, et l'Ashkani plaqua sa main contre le souvenir pour être aspirée à son tour. Pouvait-elle seulement arrêter la doyenne dans son visionnage ?

Cependant, elle ne se retrouva ni dans la Citadelle du passé, ni près de la rivière, comme dans son souvenir. Le blanc s'étendait à perte de vue, sans différence entre ciel et terre. La seule tache de couleur était la Maîtresse. L'eau avait affaissé son chignon et soulignait sa maigreur. Elle se tourna vers elle avec un air terrifié.

— Un piège mnésique ? Comment as-tu fait ? Ce n'est pas de ton niveau !

— Ce n'est pas elle qui l'a créé.

Karis crut que son Cœur allait exploser à l'entente de cette voix, grave et faible. Un point de lumière apparut, d'où naquirent des lignes bleutées. Une silhouette se matérialisa devant elles. Un homme brun, le visage à peine marqué par l'âge, fixait la doyenne avec un petit air narquois. L'Ashkani tressaillit quand ses yeux d'un bleu glacier, empreints soudain de regrets, se posèrent sur elle.

Elle n'y tint plus. Ignorant le mépris de Garlia, elle courut vers lui et l'étreignit avec force. Ses mains se posèrent sur son visage tiède, ses pouces dessinèrent le contour de sa mâchoire ovale et remontèrent au coin de ses yeux, où ses pattes d'oie apparurent. Aucune trace de l'animosité de l'hallucination, ni de la lame qu'il avait tenu contre sa gorge.

— Tu as grandi.

— C'est bien toi ? s'enquit-elle sans parvenir à dissimuler l'émotion dans sa voix. Dis-moi que tu n'es pas à nouveau un cauchemar.

— Seulement un fragment isolé d'Esprit, youmila.

Un fragment bien choisi, car il semblait presque... heureux de la voir. Karis avait mille choses à lui partager, à lui reprocher, à lui pardonner.

— Il semblerait que garder des secrets soit ta spécialité, cher neveu, grinça Garlia en croisant les bras. Lequel dissimules-tu dans ce souvenir à moitié effacé ? Ce doit être quelque chose de fort intéressant pour que tu laisses une partie de ton Âme pour veiller dessus.

Sorra passa ses doigts dans la chevelure de sa fille, le regard emplit de la même tristesse, avant de s'écarter pour faire face à la doyenne.

— Aucun souvenir n'est perdu à jamais, poursuit-elle avec hargne. Je finirais par savoir pourquoi un mort fait autant de cachoteries sur son propre départ.

— Je n'en doute pas. Vous vous êtes toujours plus préoccupée du passé que de l'avenir.

Garlia haussa les épaules. Sa chevelure et son regard gris s'accordaient à sa peau au teint maladif. La palette fut complète lorsque sa représentation mentale déverrouilla un de ses izus.

— Je te tuerais pour de bon s'il le faut.

— Mais je suis déjà mort, ne le saviez-vous pas ? ricana-t-il. Et vous encore en vie. Emprisonnée sur cette terre.

— C'est toi qui croupi en Enfer, châtié pour avoir attiré le malheur sur notre famille par ton crime.

Le regard mêlé de mépris et de dégoût de la doyenne sur elle échauffa les oreilles de la jeune elfe.

— Le malheur était déjà tombé sur notre famille longtemps avant sa naissance, objecta Sorra.

— Pourquoi tant de cachotteries sur ta mort ? réattaqua Garlia. Tu as juré devant le Conseil que tu n'avais pas trahi les Gardiens en ramenant ta nyken, mais j'ai comme quelques doutes.

—- N'utilisez pas ce mot ! glapit-il.

—- Seul Kya sait ce que tu as eu le temps de faire en deux ans d'absence, à part tromper ta femme.

— Comment ça deux ans d'absence ? intervint Karis.

Garlia esquissa un rictus tandis que le visage de Sorra se ferma.

— Oh, il ne t'a jamais raconté ? Probablement parce qu'il n'est pas très fier de cette partie de sa vie. Figure-toi que ton très cher père a mystérieusement disparu pendant deux ans entiers. On l'a cru dévoré par un masahk. Mais un beau jour, il est revenu à moitié mort, avec un bébé de quelques mois. Et ce lâche a effacé tous ses souvenirs de cette période pour nous empêcher d'y avoir accès. Mais vu que nous étions en manque cruel de Combattants, nous avons fermé les yeux pour le réintégrer.

Karis dévisagea son père avec curiosité et déception. Bien sûr, elle s'était toujours doutée qu'elle n'était pas née à la Citadelle. Que s'était-il passé pour que son père revienne dans un endroit qui le mépriserait pour ses actes ? Pourquoi ne pas l'avoir abandonné elle, et reprendre le cours de sa vie ?

— Tu ne dis rien ? le railla Garlia.

— Qu'il a-t-il à ajouter ?

— Alors, reprit Karis d'une fois faible, c'est pour ça que tu ne m'as jamais dit qui était ma mère ? Parce que tu l'as oubliée ?

Sorra lui jeta un regard honteux.

— C'est trop facile, fulmina-t-elle devant son silence.

— Effectivement, renchérit Garlia, trop facile de trahir les Gardiens pour ensuite oublier.

L'Ashkani serra les dents. Si elle ne haïssait pas autant la doyenne, elle lui aurait sûrement révélé le fait qu'il connaissait son assassin. Quel genre de Gardien fréquentait assez un Dalrenien pour que celui-ci sache son nom ? Pas le genre à protéger avec vertu la frontière, probablement.

— Regarde-la, si déçue, ricana Garlia à l'encontre du fragment. Il faut croire qu'elle espérait encore quelque chose.

Karis se retint de lui balancer son poing à la figure. Oui, elle espérait encore, naïve qu'elle était. Elle voulait s'échapper, mais ne voyait aucune porte. Mieux valait essuyer les remarques de Garlia que finir seule dans cette dimension blanche.

— Tu ne tireras rien de lui, vu qu'il a tout oublié, continua la Maîtresse avec un sourire anormalement grand pour elle. En revanche, je peux te révéler quelque chose sur ta mère.

— Vous mentez, objecta Sorra avec suffisance.

Le regard de Karis passa d'un adulte à l'autre. Le plan de Garlia devint soudain clair dans son Esprit : en provoquant Sorra sur la mère de sa deuxième fille, elle devait espérer le pousser à bout et détruire le fragment. Et alors, le souvenir brisé révèlerait ses secrets.

— Ça ne m'intéresse pas, répondit finalement l'Ashkani. La seule famille qui m'importe est celle que j'ai à la Citadelle.

Une famille avec une demi-sœur disparue, une belle-mère à qui elle venait de cracher à la figure et un oncle qui n'allait pas tarder à se lasser de ses idioties. Leur vie serait plus facile s'ils n'avaient pas à rectifier le malheur que tu sèmes partout où tu passes, glissa une voix en elle.

— Un bien noble dévouement, salua Garlia avec une pointe de moquerie. Mais es-tu sûre ? Et si je te disais que ta mère n'avait rien d'une elfe ?

La précision de sa remarque, l'intensité de son regard, la courbure assurée de son rictus, tout cela fit douter Karis. Sa feinte était peut-être fondée sur une certaine vérité.

— Qu'est-ce que vous voulez dire que ce n'était pas une elfe ?

— Enfin, pas totalement du moins. Ça, je l'ignore. Mais ma certitude, c'est qu'il n'y a pas que le sang du Thalakan qui coule en toi. Ta mère t'a transmis un autre type de sang dymonique.

Sorra éclata de rire, avant d'applaudir avec un air cynique.

— Et comment sauriez-vous cela ? la railla-t-il.

— C'est de la pure logique. Les elfes avec du sang dymonique ne courent pas les rues, mais cela ne signifie pas que ce sont que des légendes. Nous sommes les seuls à la Citadelle à être reconnus officiellement, mais il n'est pas rarissime d'entendre parler d'événements étranges. D'événements impliquant l'intervention de pouvoirs, qui ne peuvent venir que des Dymons.

Karis avait en effet entendu parler d'un cas dans la région de Synun, où un jeune homme aux pouvoirs aphrodisiaques avait été arrêté pour avoir abusé de la fille de son voisin.

— Je ne suis pas très bien votre logique, grommela-t-elle.

— Impatiente comme toujours, rétorqua Garlia.

— Ou peut-être pas dupe de votre jeu, gronda Sorra.

La Maîtresse l'ignora pour planter son regard dans celui de la jeune fille.

— Tu ne trouves pas ça étrange qu'Unili et toi soyez miraculeusement les seules Ashkanis à être nées après la guerre ? Ton père n'est pourtant pas le seul Synkani à avoir deux parents Ashkanis.

Il fallait admettre que la coïncidence était perturbante, et avait plus d'une fois traversé son Esprit.

— On ne sait pas très bien comment se transmet la maîtrise animique, fit-elle valoir.

— Faux, la contredit Garlia. C'est un héritage capricieux, qui se cache parfois pour resurgir à la génération suivante, mais il y a toujours une source quelque part. Enfin, avait pour les Ashkanis.

— Pourquoi est-ce que cette source serait subitement tarie ?

— L'assaut de la reine Tirina.

Nouveau rire de Sorra. Devant le sourcil arqué de Karis, Garlia reprit la parole :

— Si tu prêtais attention aux récits de tes aînés, tu aurais compris, s'irrita-t-elle. Cette garce a fourni à ses soldats Kya-sait-comment non seulement des amulettes de protection contre nos pouvoirs, mais aussi des sacs entiers de poudre de pierre maudite. Ils en ont répandu partout dans la Citadelle.

— Une vague de ténèbres, intervint soudain Sorra.

Karis eut pitié de sa mine sombre. Il était à peine sorti de l'adolescence quand les Dalreniens les avaient attaqués. Comme bon nombre de survivants, il ne lui avait jamais parlé de ce jour autrement que sous des grandes lignes.

— Nous avons mis des mois et des années à nous débarrasser totalement de toutes ces impuretés. Mon hypothèse, c'est qu'à force de respirer ces maudites particules, nous avons perdu la faculté de concevoir des enfants Ashkanis.

— C'est une thèse entière que vous nous construisez-là, ma tante. Vous auriez dû être Conteuse, s'amusa Sorra.

Loin de partager la dérision du fragment, Karis restait suspendue à ces lèvres qui d'habitude la malmenaient tant de leur venin.

— Une thèse dont la conclusion est la suivante, déclara la doyenne. Si tu es une Ashkani, c'est parce que le sang dymonique de ta mère réactive l'héritage du Thalakan.

— Pourquoi n'aurais-je pas simplement hérité de pouvoirs qu'elle aurait eu ? contra Karis.

Elle tressaillit en son for intérieur à peine sa phrase achevée. Elle avait bien un autre pouvoir.

— Probablement parce que le Thalakan est un Dymon très puissant, donc son sang l'emporte sur le reste, hasarda Garlia.

Mais Unili alors ? songea-t-elle. Sa tirade achevée, Garlia se tourna vers Sorra, dont le visage était devenu livide.

— On dirait que j'ai visé juste.

— C'est ce que vous pensez, répliqua-t-il. En tout cas je suis impressionné par tant de réflexion, c'est si détaillé que ça en devient malsain pour vous, je le crains. Ça en frise l'obsession.

— Qui ne serait pas intrigué par la femme qui t'ai fait oublier Lumi ?

— Plus qu'intriguée, je crois surtout que vous êtes jalouse.

Karis hésitait à s'esclaffer devant l'absurdité de l'argument. La situation elle-même était absurde : un fragment de l'Esprit de son père, caché depuis des années pour monter la garde près d'un souvenir brisé. Garlia fit mine de s'étrangler de rire.

— Jalouse ?

— D'une elfe dont l'enfant est encore en vie.

Garlia se crispa. Karis frémit devant le sourire cruel qui avait pris possession du visage de Sorra. Il faudrait plus que des mots pour venir à bout du fragment. Ce n'était pas plus mal, car si Karis voulait percer les secrets du souvenir, elle ne tenait pas particulièrement à ce que Garlia en soit témoin. Sorra s'avança vers sa tante, la dominant de sa hauteur.

— Vous savez, j'ai cru que Jil et moi pouvions compter sur vous après l'assaut de la reine Tirina. Vous étiez la seule famille qui nous restait. Mais j'étais jeune et naïf. Il n'y a pas une seule fois où vous vous êtes préoccupée de nous. Pas une seule fois où vous avez cherché à consoler Jil de la perte de nos parents.

Une colère sourde vibra dans sa dernière phrase. Garlia recula d'un pas, ses bras en position de défense. Sa lame déployée luisit dans la blancheur du piège mnésique. Si Garlia ne parvenait pas à vaincre le fragment, allait-il laisser Karis en sortir ?

— Au cas-où cela t'aurait échappé, glapit la doyenne, la chute des Ashkanis a mis la Citadelle à genoux. Il a fallu que je fasse des pieds et des mains pour nous remettre debout. Ce n'était pas une mince affaire de nous réorganiser avec un effectif réduit, tout en éloignant les sales pattes du Centre de nos affaires.

Ce n'était pas la première fois que Karis l'entendait pester contre la base-mère des Gardiens. Dépourvus de pouvoirs, ils venaient rarement au Nord, chargés de la protection de la capitale.

— Vous pouvez continuer à vous mentir à vous-même, mais nous savons pertinemment tous les deux que ce n'est pas la raison, gronda Sorra.

Karis se mordit la joue. Mainte fois, elle s'était imaginée retrouver son père. La plupart du temps, elle le retrouvait après sa propre mort, même si elle s'autorisait parfois à imaginer qu'il revienne à la vie. Mais jamais elle n'avait envisagé un règlement de comptes entre lui et Garlia. Dans ses yeux couvaient une rage que Karis n'aurait jamais soupçonné. Enfin, se raisonna-t-elle, ce n'était pas Sorra. Pas vraiment. Le fragment l'avait lui-même dit : il n'était qu'un morceau d'Esprit. Son père était bel et bien mort. Et la constatation serra bien plus le Cœur de Karis que ce qu'elle aurait voulu.

— Et quelle serait cette vraie raison ? s'agaça Garlia.

Elle avait déverrouillé son deuxième izu, signe que sa patience avait atteint ses limites. À défaut de le briser par les mots, elle ne tarderait pas à attaquer le fragment de ses lames. Cependant, Sorra ne parut pas remarquer sa posture agressive.

— Vous nous haïssez avec Jil parce que nous avons survécu aux Dalreniens. Vous nous haïssez parce que le fait que nous soyons de simples Synkanis nous a sauvé la vie.

— Parce que je n'en suis pas une aussi ? ironisa-t-elle.

— Vous, oui. Mais pas le reste de votre famille.

La main de Garlia – celle où son alliance sauta soudain aux yeux de Karis – se resserra sur son izu. Sans crier gare, elle abattit sa lame sur Sorra. Celui-ci l'arrêta d'un seul geste avec un visage dur. Le sang perla de sa paume mais il ne paraissait pas en souffrir.

— Vous auriez tellement préféré que Jil et moi mourrions à leur place, ricana-t-il. Mais les Dalreniens ont réduit au néant vos enfants et leur père. Leurs Âmes n'existent même plus pour vous voir les pleurer. Vous allez vivre le reste de l'éternité à vous rappeler que vous êtes arrivée trop tard pour les sauver.

— Tais-toi !!! hurla la doyenne.

Elle l'attaqua de son deuxième izu, mais Sorra para et lui asséna un coup en plein ventre. La silhouette de la femme se brisa comme un miroir, dont les éclats disparurent avant même d'avoir atteint le sol.

Tremblante, Karis hésita à prendre ses jambes à son coup. Mais l'expression de son père redevint soudain plus calme. Il s'approcha, puis la prit dans ses bras. Tous les muscles de Karis se relâchèrent, le nez enfoui dans cette odeur du passé. Elle le serra de toutes ses forces, les larmes aux yeux, et grogna lorsqu'il se détacha d'elle.

— Reste loin de Koro, lui murmura-t-il.

Il déposa un baiser sur son front, puis s'éloigna. Karis lui courut après, mais plus elle avançait, plus la silhouette se fondait dans la blancheur.

— Attends ! s'époumona-t-elle. Ne m'abandonne pas à nouveau ! Papa !

Elle crut voir l'éclat glacé de son regard un instant, avant qu'elle ne soit expulsé du piège mnésique. Lorsqu'elle ouvrit les yeux, elle retrouva la salle de cours vide. Ou presque.

La respiration haletante, Garlia se trouvait à genoux, les mains planquées contre le sol. Lorsqu'elle redressa la tête, une longue larme avait dévalé sa joue. Karis fit un geste pour l'aider à se relever.

— Maîtresse, vous...

— Sors. D'ici. Maintenant, glapit-elle.

Comme frappée par un coup de fouet, Karis détala sans demander son reste.



 J'avais extrêmement hâte de vous partager ce chapitre, j'espère que ça vous aura plu :3

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top