Chapitre 4 - Esprit, Corps et Cœur
Karis ignorait si elle aimait les cours d'intrusion animique. Il s'agissait de la discipline la plus intéressante du monde, certes. Mais la Maîtresse à qui incombait cet enseignement – Garlia – avait un caractère de chien qui rendait les séances très longues. Surtout que depuis sa convocation par le Conseil, la doyenne semblait résolue à faire de sa vie un enfer.
— Puisque tu es si prompte à utiliser tes pouvoirs, tu devrais d'abord travailler sur la maîtrise de soi, lui avait-elle lancé avant de la congédier sur un banc.
Ainsi, la jeune fille était condamnée à se tourner les pouces, appuyée contre un mur de leur salle de cours habituelle. La pièce n'avait aucune fenêtre, mais au son lointain de la cloche, la septième heure du soir était déjà passée.
Garlia venait de terminer de donner des instructions au groupe d'Apprentis. Ils s'installèrent alors sur les tapis qui jonchaient le sol, et de leurs doigts sortirent des traits de lumière, créant des motifs azur, dorés et écarlate. Ils envahissaient l'air de cercles aux divers symboles évanescents.
Des Clefs.
Chaque combinaison correspondait à une faculté particulière, qui pouvait permettre d'arracher la vérité à sa victime, l'immobiliser ou la faire danser sans fin. Pour avoir vu Calizo utiliser cette dernière Clef sur Limbe, Karis savait à quel point elle pouvait être amusante. Elle gloussa silencieusement en se remémorant la scène. Chaque Clef était liée à la maîtrise d'une facette spécifique de l'Âme.
Esprit.
Corps.
Cœur.
Excepté Karis, les Gardiens de la Citadelle ne pouvaient qu'en maîtriser qu'une. Ils étaient des Synkanis*. Trente ans auparavant, ils étaient considérés comme les plus faibles. Au fil des générations, le pouvoir de maîtrise animique s'était affaibli dans leurs veines, au point de perdre la capacité de maîtriser l'Âme dans son entièreté. Mais avec la disparition brutale des Ashkanis*, ils étaient les seuls à jouir de pouvoirs.
Puis un jour, Karis avait faire naître dans ses mains les trois couleurs de l'Âme. Un miracle inexpliqué.
Néanmoins, la jeune fille était loin d'arriver à la cheville des défunts Ashkanis. À vrai dire, Lumi – qui ne possédait qu'une maîtrise du Corps – se montrait plutôt récalcitrante à lui apprendre de nouvelles Clefs de cette maîtrise. Son Apprentie venait de lui démontrer magnifiquement ce matin qu'elle n'en était pas encore digne.
Agitant son pied nerveusement, la jeune fille sentit soudain le regard de ses camarades sur elle.
— Je crois que nos péripéties ont fait le tour de la Citadelle, grimaça Limbe à mi-voix, assis à proximité.
Le jeune homme traçait des dessins d'un rouge vibrant – couleur du Cœur. Karis ne l'avait même pas entendu arriver. Elle jeta un bref coup d'œil en direction de Garlia. La Maîtresse était occupée à réprimander un Apprenti pour une Clef mal dessinée.
— Ça, je te confirme, rit une jeune Gardienne aux cheveux bouclés à côté.
Limbe lui donna un coup de coude. Sans compter sur leur capacité phénoménale à se chamailler sans cesse, les deux se ressemblaient assez pour qu'on devine qu'ils étaient frère et sœur. Léka arborait le même rictus espiègle que son aîné, ainsi qu'une tignasse d'un châtain clair qu'ils tenaient tous deux de leur mère.
— Ne faites pas une tête de chien battu, tout le monde aura oublié d'ici une semaine, ajouta-t-elle.
Calizo se rapprocha.
— Et quoi qu'en dise le Conseil, renchérit-elle, votre petite prestation était incroyable. Le voleur a dû avoir une sacrée frousse.
— Silence, là-bas ! tonna Garlia.
Limbe, Léka et Calizo se remirent à leur place, l'air de rien, même si la blonde peinait à dissimuler son rire. De son côté, l'Ashkani tenta d'imiter ses camarades, et esquissa des dessins dans le vide pour se remémorer les Clefs qu'elle connaissait. Après tout, la doyenne l'avait juste interdite de pratique, pas de théorie.
Le temps s'écoula lentement, jusqu'à ce que la Maîtresse annonce que la session était terminée. Karis se leva avec enthousiasme, étirant ses membres endoloris.
— Allons dîner, je meurs de faim ! s'écria Léka un peu trop fort.
— Tu devrais remercier la Déesse d'avoir de quoi te rassasier pour commencer, la réprimanda Garlia.
— Pardon Maîtresse, je suis sûr que ce n'est pas ce qu'elle voulait dire, la défendit Limbe.
Karis leva les yeux au ciel. Quant à la doyenne, elle les chassa d'un geste impatient, montrant qu'elle n'en avait que faire des explications de l'Apprenti. Toutefois, avant de quitter la pièce, l'Ashkani sentit l'œil inquisiteur de la femme dans leur dos, aussi nuageux qu'une tempête.
✷
Le réfectoire de la Citadelle semblait toujours à moitié vide, même quand l'ensemble des Gardiens étaient présents pour partager leur repas. Une sorte d'éternel rappel que leur propre foyer s'avérait trop grand pour ceux qui avaient survécu à la guerre. Pour autant, la joie emplissait le lieu, et les conversations allaient toujours bon train. Et avec l'incident à Numarie, ils auraient encore plus de matière pour échanger des ragots.
Le nez plongé dans son bol de soupe, Karis retint un soupir. En face d'elle, Lumi n'avait quasiment pas décroché un mot depuis le début du dîner. Son visage fermé ne laissait présager que deux choses. Soit sa Maîtresse lui manifestait son mécontentement vis-à-vis de son comportement, soit son inquiétude avait eu raison de sa bonne humeur.
L'Ashkani regrettait que son oncle Jil ne soit pas encore rentré de patrouille. Son absence depuis deux semaines commençait à se faire ressentir. Lui aurait su habilement effacer le silence qui flottait entre les deux Gardiennes.
— Est-tu fâchée contre moi parce que je ne t'ai pas soutenu devant le Conseil ? finit par demander Lumi.
Karis se redressa, les sourcils arqués.
— Quoi ? Non, bien sûr que non, s'écria-t-elle à mi-voix, pour que leur discussion reste privée. Je croyais que c'était vous qui étiez en colère.
— Je l'étais dans la salle du Conseil, mais tu m'as eu l'air d'avoir compris que ton acte était inutilement dangereux.
L'Ashkani baissa les yeux. Évidemment, la Maîtresse avait raison. La maîtrise animique ne devait pas être employée à la légère. Mais en même temps, elle ne s'imaginait pas non plus laisser le voleur filer avec son bien le plus précieux. Au moins, son mentor ne tiendrait pas rigueur de son erreur à l'avenir.
— A vrai dire, j'ai même été agréablement surprise par quelque chose, poursuivit-elle avec un ton pensif. Tu as réalisé une Clef d'immobilisation que tu n'arrives pas à tenir longtemps en entraînement d'habitude. Qu'est-ce qui a changé cette fois-ci pour que tu y arrives ?
Karis haussa les épaules.
— Peut-être la peur de perdre mon médaillon, admit-elle. Enfin je ne sais pas vraiment, je n'ai pas réfléchi sur le moment.
— C'est amusant, ta sœur avait plutôt besoin de se concentrer pour réussir sa Clef.
Karis crut d'abord qu'elle avait imaginé cette dernière phrase. Elle masqua sa surprise. Lumi ne parlait que rarement de sa fille, demi-sœur aînée de la jeune elfe. Une Ashkani, elle aussi. L'espoir le plus brillant de la Citadelle avant qu'elle ne disparaisse.
Une lueur de tristesse passa sur le visage de sa belle-mère. Au vu du creux béant qu'elle ressentait dans sa poitrine depuis cinq ans dès qu'elle pensait à sa sœur, Karis n'osait même pas imaginer la douleur de Lumi. L'Ashkani avala une cuillérée de soupe pour combler le silence qui qui revenait.
Heureusement, elle put reporter son attention sur l'agitation qui soudain anima la salle. Une vieille femme aux cheveux noués en chignon se plaça au centre des quatre tables qui couraient le long du réfectoire. Les insignes de son uniforme – verts au lieu du bleu des Combattants – indiquaient qu'elle était Guérisseuse. Elle portait une urne, qu'elle posa sur un banc.
Avec l'incident à Numarie, Karis avait totalement oublié que le tirage au sort pour la fête d'Aryna avait lieu ce soir. Chaque année, une Apprentie de la Citadelle était choisie pour incarner Aryna, une figure presque mythique de l'histoire de Numarie. Des textes racontaient qu'elle avait sauvé la ville lors d'une ancienne guerre, en s'opposant à la Déesse du jour. Celle-ci voulait réduire la ville en cendres, mais Aryna – une fille de l'Orem de l'époque – l'avait supplié de les épargner.
Évidemment, elle était une elfe spéciale pour être entendue de Liha en personne. Sa mère n'était autre que Kya, leur Déesse. Mais cela ne l'avait pas empêchée de brûler comme une mortelle lorsque Liha avait projeté ses flammes destructrices sur elle. Alertée par la mort de sa fille, Kya était intervenue en faveur de la ville, repoussant l'assaut de sa sœur némésis.
La suite de l'histoire était plus connue des deux royaumes : pendant ce combat, les deux Déesses avaient brutalement disparu, sans laisser de traces.
Si l'Ashkani appréciait les réjouissances de cette fête, arpenter la ville sur une mule et être l'attraction principale des Numariens pendant une soirée ne l'attirait guère. Si bien qu'elle n'avait même pas gravé son nom dans les cailloux que remua la Guérisseuse dans l'urne. La vieille femme en sortit un les yeux fermés, avant d'annoncer qui serait l'heureuse élue.
— Léka !
Assise à la table d'à côté, la sœur de Limbe poussa un cri de victoire, puis inclina la tête, les joues roses, sous les applaudissements de la salle.
— Calizo va être déçue, glissa Karis à sa belle-mère. Ça fait des années qu'elle espère être choisie.
— Vraiment ? s'étonna Lumi. Elle n'est pas dans le réfectoire pourtant...
Karis essaya, en vain, de repérer les cheveux flavescents de son amie parmi les Gardiens présents. Peut-être était-elle tellement déçue qu'elle avait déjà quitté le réfectoire. Inquiète, la jeune fille se leva.
— C'est étrange, je vais aller voir où est-ce qu'elle peut bien être.
Lumi lui fit signe qu'elle pouvait y aller. Cependant, les premières recherches de l'Apprentie se révélèrent vite infructueuses. Aucune trace de Calizo dans les alentours du réfectoire. Ni dans le dortoir que Karis partageait avec elle et Léka. Ni dans les salles d'eau de l'étage des femmes. Ce qui ne laissait à l'Ashkani qu'un seul endroit où la trouver : la Tour Est.
Véritable nid à poussière, presque laissée à l'abandon depuis la guerre et la baisse drastique de leurs effectifs, la Tour Est était aussi le terrain de jeux favori des jeunes de la Citadelle. Les alcôves plongées dans l'ombre et les vieux meubles constituaient des cachettes parfaites. Les Maîtres y étaient rarement présents, ce qui leur permettait d'être tranquilles.
Karis et ses amis avaient l'habitude de se retrouver après le dîner dans l'un des anciens dortoirs pour discuter de tout et de rien. C'était aussi là qu'ils préparaient leurs mauvais coups, le dernier remontant à quelques mois. Quand Karis était entrée dans la salle, Limbe et Calizo avaient surgi de nulle part, déguisés grossièrement en Dymons avec des masques de tissu rapiécé. L'Ashkani avait failli avoir une attaque et ses deux amis en avaient ri pendant des jours. Elle sourit en se souvenant de leur air satisfait.
Toutefois, la farce l'avait rendue plus méfiante, si bien qu'elle gravit à pas de loup l'escalier qui menaient au dortoir, puis entra dans la pièce sans prendre la peine de toquer ou d'appeler son amie.
Grossière erreur. Elle ne trouva ni déguisements d'êtres maléfiques, ni plaisanteries de mauvais goût. Loin de mijoter un nouveau coup, ses deux amis étaient sur une des vieilles paillasses, dans les bras l'un de l'autre, en train de s'embrasser avec avidité.
✷
*Synkani : de « syn », « un » et « kani », « maîtrise » en numarien
*Ashkani : de « ash », « trois » et « kani », « maîtrise » en numarien
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